d. Peanuts : la parabole épique comme dramaturgie des possibles, du pire comme du meilleur.

Les deux pièces de Fausto Paravidino, Gênes 01 et Peanuts, ont été montées en 2006 par Stanislas Nordey avec les élèves de l’Ecole du Théâtre National de Bretagne. 2255 Comme chez Jean-Louis Benoît et Catherine Marnas, le choix de l’œuvre de Fausto Paravidino s’origine pour le directeur de l’Ecole du TNB dans la volonté non seulement de former ses élèves au jeu d’acteur et au travail de troupe, mais d’éveiller du même mouvement leur conscience politique. Mais contrairement aux deux exemples précédemment évoqués, Stanislas Nordey fait quant à lui le choix d’un texte d’aujourd’hui qui se confronte explicitement aux nouveaux enjeux du monde contemporain :

‘« S’agissant de mener un travail avec les acteurs de la promotion sortante de l’école du Théâtre National de Bretagne à Rennes, je cherchais un texte générationnel à leur proposer. Fausto Paravidino a 24 ans quand il écrit Peanuts et Gênes 01, et il me semblait plus qu’intéressant de confronter cette jeune troupe à l’œuvre d’un auteur de leur âge. » 2256

Or dans ses pièces, l’auteur italien propose une interprétation du monde qui prend pour point de départ un événement d’autant plus important à analyser selon lui qu’il se situe dans l’ombre médiatique d’un autre dont les images ont saturé la vue des spectateurs/citoyens du monde occidental : « pour Fausto Paravidino, ce n’est pas le 11 septembre 2001 qui marque le tournant du siècle mais, deux mois avant la chute des tours, les violences du sommet de Gênes. » 2257 Dans ses deux pièces, Fausto Paravidino articule le travail de lutte contre la désinformation et de contre-information à une critique radicale du système économique et politique que constitue la démocratie de marché dont les Etats-Unis comme l’Europe sont autant d’exemples :

‘« Beaucoup de citoyens, et pas seulement ceux de ma génération, ne se sentent plus représentés par la politique traditionnelle et aujourd’hui, les mouvements contre la globalisation recherchent d’autres lieux et d’autres manières de faire de la politique. Les associations de volontariat sont souvent la réponse à cette envie retrouvée de faire la politique. Mais ce qu’on ressent est le manque d’un projet. Même l’âme verte et écologique de l’Europe ne bouge qu’à l’intérieur des catégories économiques propres à l’économie de l’exploitation. Au fond, l’Europe ne se différencie des Etats-Unis que par sa timidité, par moins d’arrogance, par un reste de culpabilité, dû, peut-être, à son passé colonialiste. Mais on n’en est pas encore à une inversion de la tendance capitaliste, celle qui mesure les paramètres de Maastricht en termes de croissance du PIB […], alors que l’objectif de l’économie mondiale devrait être la réduction du PIB. Je comprends que la crise du marché de l’automobile engendre du chômage, mais en arriver à souhaiter l’expansion perpétuelle du marché de l’automobile nous amènera tout droit à la catastrophe de l’environnement. Je n’ai pas de recettes, je constate seulement le manque d’une idée politique alternative. » 2258

Les deux pièces abordent le même événement, à savoir le contre-sommet du G8 à Gênes en 2001, et plus précisément la brutalité de la répression de ce contre-sommet, qui a conduit à la mort du jeune Carlo Giuliani 2259 , sous deux versants : l’événement proprement dit dans Gênes 01, et le contexte politique et idéologique qui l’a rendu possible dans Peanuts. Tandis que la première pièce fait coexister deux modes a priori incompatibles l’un avec l’autre, la tragédie et le théâtre documentaire, Peanuts, sous-titrée « comédie », se fonde quant à elle sur la confrontation de ce genre à la parabole, et c’est ce travail que nous souhaitons analyser précisément. La dramaturgie de Peanuts, dont le titre fait référence à la bande dessinée de Charlie Brown, s’inscrit dans la référence au théâtre épique tant sur le plan macrostructurel qu’à l’échelle des scènes. L’on constate un recours au processus épique de montée en généralité depuis le cas particulier, et chaque scène de la première partie est ainsi présentée par un titre qui articule une situation en apparence anodine et banale à une question générale. Pour exemple, la première scène, intitulée « politiques du travail », met en scène Buddy, qui introduit à l’histoire et présente la situation et les personnages (la fille qui lui plaît et son amie) avant de jouer son propre rôle. Le point de départ est donc une amourette adolescente, et l’envie du garçon d’inviter sa petite amie chez lui… A ce détail près que la maison où il habite temporairement ne lui appartient pas, il est chargé de la garder par ses propriétaires, comme il essaie de l’expliquer aux deux filles qui croyaient avoir été invitées par un ami des propriétaires, et non par un semi-domestique :

‘« BUDDY : Ce ne sont pas vraiment des amis. Je veux dire, je ne partage pas leurs repas. Parfois, lorsqu’il n’y a pas d’invités, ils me disent de m’attabler avec eux, parce qu’ils me trouvent sympathique, ils m’aiment bien, quoi. Sinon je mange dans la cuisine. C’est un peu comme un travail.
FILLETTE : Ils te payent pour ça ?
CINDY : Ils lui donnent des os.
BUDDY : Non, des os ! Ca alors, mais comment ça des os ? Non ! Ce sont un peu des amis, je vous l’ai dit, je n’ai même pas à porter une tenue de serveur, je suis habillé comme ça, normalement, vous imaginez ! » 2260

C’est donc par le prisme de la subjectivité d’un adolescent essentiellement soucieux de l’image sociale qu’il renvoie à la fille qui lui plaît, que la scène aborde « les politiques du travail » et plus précisément la question du statut du personnel de maison, version démocratique de la domesticité, avec toutes les ambiguïtés qu’induit l’adaptation de cette condition d’un autre âge politique à un système fondé sur l’égalité des individus citoyens, le flou du statut le rendant plus aliénant encore. Certaines répliques viennent parfois au cours d’une scène rappeler l’enjeu théorique de la situation, comme cette remarque de Snappy à Cindy, qui lui expliquait que Buddy se sent responsable à l’égard des propriétaires et ne veut pas faire venir trop de monde :

‘« SNAPPY. Et qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi, des proprios, c’est lui mon copain, pas eux. Il a tort de se sentir responsable vis-à-vis de ceux qui l’exploitent. Qu’est-ce que je peux y faire, sinon le lui dire… S’il se trompe, je ne peux tout de même pas l’encourager. » 2261

L’argument avancé par Snappy peut à la fois s’entendre comme la manifestation de l’égoïsme de cet adolescent qui cherche n’importe quel prétexte pour justifier le fait de squatter un appartement luxueux, mais il peut aussi se comprendre comme une authentique référence à deux catégories politiques que le vernis démocratique voudrait masquer : les exploiteurs, et les exploités. Et toute la première partie de la pièce se construit sur ce double sens, la question soulevée par chacune des scènes étant ensuite elle-même mise en relation avec celles soulevées par les autres, par le jeu d’un réseau sémantique qui finit par dessiner les contours du cadre herméneutique altermondialiste :

‘1. Politiques du travail.
2. Permis de séjour.
3. Les Mass Médias contrôlent le monde.
4. Schengen : libre circulation des personnes et des biens.
5. Globalisation et mondialisation.
6. Respect de la propriété I.
7. Idéaux : tout et tout de suite.
8. Révolution et nouvelles techniques de lutte.
9. Respect de la propriété II.
10. Lois du marché.
11. Ploutocratie.’

Et le spectacle de S. Nordey renforce ce mécanisme puisque les titres des scènes sont écrits sur des panneaux en ardoise, qui mêlent la référence au théâtre d’agit-prop et la référence à l’univers scolaire. Cette seconde référence cadre à la fois avec la bande dessinée, et avec le projet d’éducation politique à l’œuvre dans Peanuts : le spectacle est bien une classe de lutte pour les comédiens, comme pour les spectateurs. De même, la scénographie est stylisée à l’extrême, en décalage d’ailleurs avec les didascalies locatives du texte, qui incitaient à une représentation réaliste et qui sont énoncées au lieu d’être représentées :

‘« Le salon d’un appartement de prix.
L’élégance du lieu est suggérée par un énorme divan et un téléviseur à écran géant. Il y a également un téléphone.
A l’arrière-plan, une porte blindée donne sur l’extérieur. » 2262

Les acteurs « enfants » prennent place sur un immense canapé blanc, si haut que leurs pieds ne touchent pas le sol, ce qui figure à la fois le choix de la pièce d’adopter un point de vue d’enfant sur un monde d’adultes, mais suggère aussi le caractère monstrueux, difforme, du luxe bourgeois de l’appartement représenté. Seul accessoire, un drap, blanc lui aussi, figurera les duvets tout en renforçant la dominante de couleur blanche, symbole de pureté qui tranche sur le fond noir, le contraste recréant en outre l’espace graphique d’une case de la BD en noir et blanc de Charlie Brown. Les personnages sont également très stylisés, et leur costume d’écolier typique comme leurs perruques, datées elles aussi, dénotent le choix de l’abstraction intemporelle, tandis qu’un détail à la signification indéchiffrable étrangéifie cette abstraction et permet de maintenir l’attention du spectateur en éveil : tous, filles et garçons, ont les ongles peints d’un rouge sang extrêmement violent et qui contraste avec la blancheur immaculée de leur chemise comme avec le noir de leur cravate et de leur bermuda ou de leur jupe plissée. Enfin, la stylisation se retrouve également dans le code de jeu, qui travaille la surarticulation et l’épuisement du souffle, ce qui infantilise les personnages et renforce par le son leur image d’Epinal d’enfant sage, tout en contribuant à une dé-naturalisation de la parole quotidienne, mettant de ce fait en lumière la mission des comédiens : questionner jusqu’aux limites de leurs forces un monde qui pour eux ne va pas de soi. La construction d’ensemble de la pièce permet également cette interrogation. Peanuts se structure en deux parties qui correspondent à deux strates temporelles : dans la première les personnages sont des enfants, dans la seconde ce sont des adultes. Mais il ne s’agit pas uniquement d’un saut temporel présent/futur indiqué par la didascalie initiale « entre la scène 11 et la scène 12, une dizaine d’années se sont écoulées » 2263 . La seconde partie effectue un saut modal, puisque l’on passe de l’indicatif, le temps du réel, au conditionnel, au temps du possible donc. La situation initiale de la pièce s’inscrit nous l’avons vu dans la banalité d’un quotidien adolescent. Buddy, doit garder la maison pendant que les propriétaires et leur fils Schkreker sont partis. Il invite Cindy, qui elle-même invite le reste de leur bande d’amis, et de fil en aiguille une dizaine d’adolescents viennent squatter l’appartement, ce qui permet dans un premier temps de poser une série de questions sur les notions de responsabilité, de partage des biens, sur la difficulté d’adaptation à la vie en collectivité pour des individus éduqués à l’individualisme. Ainsi, une fois qu’ils ont vidé le frigo, vient le moment de faire les courses, et de se ravitailler en une denrée indispensable à tout adolescent :

‘« Magda entre, une bouteille de Coca-Cola vide à la main.
MAGDA. Y en a plus. […]
MINUS. Arrrggghhh.
MAGDA. Il faut aller en acheter dare-dare. […] On se cotise.
PIGGY. Dix balles par tête de pipe ? […]
WOODSCHLOCK. Non, pas moi.
SILLY. Comment ça… Quoi ? Tous ensemble, non ?
WOODSCHLOCK. Moi, j’aime pas le coca.
PARTY. Ben, franchement moi non plus.
FILLETTE. Franchement, il n’y a rien de mal à ça… Question de goût…
SILLY. Ok. Vous voulez quoi ?
WOODSCHLOCK. Du Fanta.
PARTY. Du Sprite. […]
PIGGY. Pas moi, peut-être de l’eau. […] Je n’aime pas l’eau du robinet.
CINDY. Force-toi.
PIGGY. Y a du chlore et du calcaire dedans.
SILLY. De l’eau, ok. […] Ben alors, vous devez pas donner la même chose. […]
CINDY. Mais gare à toi si ensuite tu bois une seule gorgée de Coca.
PIGGY. A la limite j’en demanderai, et si vous voulez m’en donner… […]
WOODSCHLOCK. C’est clair que si tu en demandes, on t’en donne, mais c’est pas juste si les autres raquent et pas toi, s’il y a une urgence, ok, mais vu qu’on peut s’organiser – c’est ce qu’on est en train de faire, il est inutile de commettre des injustices. […]
SILLY. Allez, ça ne marche pas […] en prenant du coca pour tous on aurait tous raqué un peu et on aurait bu tous ensemble autant qu’on aurait voulu !
WOODSCHLOCK. Oui mais si je n’aime pas ça.
CINDY. Si ça ne te plait pas tu te débrouilles ! Ne fais pas la liste des courses pour tes larbins […]
PARTY. Mais vous y alliez de toute façons ! Oui, mais ça peut marcher seulement si c’est la même chose pour tout le monde et si c’est pour passer un bon moment ensemble, s’il faut aller faire les coucourses des uns et des autres avec un petit tas de ferraille pour chacun, moi je déclare forfait […]
PIGGY. Ok, ça va, je boirai du coca. […] Vu la différence, je préfère m’en tenir au coca pour tous.
CINDY. OK, c’est bien mieux comme ça. […] Pour ceux qui sont d’accord, c’est bon, ceux qui ne sont pas d’accord ne donnent pas les dix balles mais ils ne boiront rien du tout, s’ils ont envie d’aller s’acheter quelque chose eux-mêmes, libre à eux, et ils n’en donneront à personne. […]
WOODSCHLOCK. Je mets en plus vingt balles pour un Fanta. » 2264

Cette scène, intitulée « Globalisation et mondialisation », confronte sans qu’ils en soient conscients les adolescents à un cas d’école qui saute aux yeux du spectateurs : comment atteindre l’égalité au sein d’une collectivité composée d’individus a priori formatés pour faire primer leurs désirs non seulement individuels mais individualistes ? A partir d’un objet qui symbolise la consommation reine de la démocratie de marché, la pièce interroge la possibilité contemporaine d’une idéologie révolutionnaire, c’est-à-dire fondée sur les principes d’égalité, de collectivité et de partage. La micro-société adolescente représentée dans la première partie de la pièce y est donc traitée comme un échantillon représentatif de la société occidentale moins caractérisée par sa forme politique – la démocratie – que par son système économique – le capitalisme – et par le type d’individu qu’il engendre. Mais elle est aussi traitée par l’auteur comme un laboratoire où se sédimentent les options idéologiques et où s’expérimentent les luttes qui deviendront à l’âge adulte des conflits politiques polarisant des groupes d’individus opposés, et que la pièce analyse ensuite dans un second temps :

‘« Partant de la constatation que le militant assassiné à Gênes et le carabinier qui l’a tué avaient le même âge, Fausto Paravidino pose comme hypothèse des deux temps de sa pièce qu’ils aient pu se croiser enfants et se retrouver dans un terrible face-à-face dix ans plus tard. La fable d’une jeunesse gavée de Coca et de télé s’achève alors au cœur de la dure réalité d’un commissariat où les militants altermondialistes sont regroupés et torturés par leurs amis rentrés dans la police. » 2265

La seconde partie ne relève donc pas uniquement de la fable parabolique, elle relève également de l’esthétique documentaire, car la présentation des exactions commises par les policiers de la fable dit en même temps celles subies par les militants du Forum Social de Gênes. Le décrochage entre la première et la deuxième partie s’opère en une scène, la scène 11, intitulée « Ploutocratie. » Le fils des propriétaires, Schkreker, rentre à l’improviste, et réagit très mal à la découverte du campement d’amis. Buddy tente de lui expliquer la situation et de dédramatiser, mais, face à un Schkreker hermétique et menaçant , il finit par désavouer ses amis :

‘« BUDDY. Je ne savais pas que tu reviendrais, tes parents m’ont demandé de garder l’appartement, et peu à peu mes copains…
SCHKREKER. Tes copains ? – Ca ? – C’est ça, tes copains ? – Ces gens qui sont maintenant chez moi sont tes copains…
BUDDY. Oui, certains, certains d’entre eux…
SCHKREKER. N’as-tu pas trahi la confiance de maman et de papa en amenant tes amis chez eux ?
BUDDY. Non…
SCHKREKER. Non ? – Non ?
BUDDY. Non.
SCHKREKER. Je n’ai pas bien compris. Ces gens qui sont ici…
BUDDY. Oui.
SCHKREKER. Est-ce que c’est chez toi ici ?
BUDDY. Non. […]
SCHKREKER. C’est mes copains ?
BUDDY. Non.
SNAPPY. C’est si facile de se faire des amis.
CINDY. Un jour, quand on était petits, on a été ensemble.
SCHKREKER. Qui a parlé ?
Une pause.
SCHKREKER. Ce sont tes copains ?
BUDDY. Non. 
SCHKREKER. Alors dis à ces inconnus de s’en aller ou je les chasse à grands coups de pied dans le cul.
BUDDY. Excusez-moi…
SNAPPY. On a compris.
MAGDA. Salut, Buddy. […]
SCHKREKER. Dis-leur.
BUDDY. A… Allez-vous-en.
Ils sortent l’un après l’autre, Woodschock en dernier.
WOODSCHLOCK. Allez, bonne chance !
SCHKREKER. Qu’est-ce qu’on va raconter à maman et à papa ? » 2266

Schkreker accepte d’être complice de Buddy à condition que celui-ci renie ses amis. Et c’est à la fois la réaction de Schkreker, dont la parole s’apparente à un interrogatoire de police, et le mensonge de Buddy, ou plus exactement le choix du mensonge et de la trahison de ses amis pour sauver sa propre place, anodin en apparence, qui fait dévier la pièce vers la seconde partie, qui explicite quant à elle ce que ce type de comportement contient en germe, et représente la forme de société à laquelle il fait aboutir de manière inéluctable, quand il n’est plus question simplement de perdre sa place mais de perdre sa vie. Car la seconde partie de la pièce représente non seulement l’âge adulte des personnages, mais l’âge totalitaire de la société, comme le suggère d’emblée la didascalie :

‘« Une dizaine d’années plus tard .Un commissariat de police. Des murs nus, oppressants, pas la moindre fenêtre, une table et deux chaises. […] Les personnages ne se souviennent pas de ce qu’ils étaient dans les scènes précédentes, tous les rapports humains sont réduits à zéro. » 2267

Si les rapports humains partent de zéro, la distribution des rôles est cependant pour partie la conséquence des choix opérés dans leur jeunesse par les personnages, puisque Buddy et Schkreker font partie du camp des policiers/bourreaux et que le fils des propriétaires occupe une place à part, puisqu’il est le chef des autres policiers. De même, à la scène 22, quand Buddy vient prévenir son chef que l’un des détenus (Piggy) est mort parce qu’ « en vertu des procédures habituelles » 2268 il lui a refusé le droit de boire de l’eau, Schkreker lui commande de maquiller cette « situation un peu déplaisante » 2269 en suicide et, quand Buddy semble hésiter, il lui rétorque : « sinon qu’est-ce qu’on va raconter à maman et à papa ? » 2270 Le personnage de Schkreker permet en outre à F. Paravidino de mettre en accusation non seulement les actes de certains policiers, mais l’ensemble de la hiérarchie. Quand Buddy s’interroge sur la carrière de Schkreker, Fillette, qui est à présent la fiancée de ce dernier, lui explique que « vu comment il mène ce travail, il devrait […] avoir [une promotion], les chefs – tout là-haut – tu gardes ça pour toi – sont plutôt contents de la manière dont les choses se passent ici. » 2271 Quant aux autres, tous ceux qui avaient squatté l’appartement et s’en étaient fait chasser, ils se divisent à présent de manière arbitraire les deux rôles et se répartissent entre les deux camps, celui des victimes réelles et des bourreaux réels. Mais la particularité de cette société est que la répartition réelle des rôles est en contradiction avec sa répartition officielle, puisque le camp des policiers représente le camp du bien et de l’ordre, qui doit contenir les forces du chaos, comme l’explique Schkreker à Minus, qui voudrait avoir des nouvelles de sa femme, Silly, qui est enceinte :

‘« SCHKREKER. Ceux de ton espèce se la coulent douce, ils s’occupent de leurs petites affaires, ils font du grabuge, ils mettent en danger la démocratie, et puis quand quelqu’un commence à s’occuper sérieusement d’eux, ils demandent qu’on s’occupe aussi de leur famille. […] Si vraiment elle est ici, cela veut dire qu’elle aussi est allée se la couler douce […] elle est probablement ici quelque part à prendre du bon temps avec l’un d’entre nous ou à vouloir que nous nous occupions de toi aussi. […] » 2272

Toute la monstruosité du décalage entre les valeurs démocratiques officielles et les agissements réels des forces de l’ordre est exprimé par le travail sur le double sens des verbes « s’occuper de » et « prendre du bon temps », qui devraient respectivement désigner la protection et le plaisir, mais qui en l’occurrence laissent planer la menace de la torture et du viol. Cette inversion se retrouve également dans l’utilisation de la référence à la comédie. Ainsi, l’« intermède comique I » qualifie la scène 16, dans laquelle les policiers font subir des traitements humiliants et dégradants comparables à ceux rapportés par les militants du Forum Social de Gênes et condamnés par Amnesty International 2273  : ils les forcent à se déguiser et à faire les animaux, et les matraquent quand ils ne sont pas satisfaits de l’imitation :

‘« Magda saisit Snappy par les cheveux et le traîne au centre de la pièce.
Il fait comment le kangourou ?
Une pause. Magda assène un coup de matraque à Snappy.
Le kangourou. Fais le kangourou.
Snappy commence à sautiller .
MAGDA. Plus haut. Le kangourou saute plus haut, ne dis pas que tu es fatigué car tu as très mal fait le lézard vert. » 2274

Cette scène pose évidemment le problème de la représentation de la torture. Mais dans la seconde partie comme dans la première, le dispositif scénique mise sur l’abstraction, et le rapport de force est suggéré, outre la lecture des didascalies, par le simple fait que les comédiens qui « jouent », ou plutôt qui prennent en charge le texte des policiers, sont debout et parfois tiennent avec une laisse invisible les comédiens qui jouent les militants, qui se trouvent à quatre pattes devant eux. L’uniformité des costumes prend alors une autre signification et suggère non plus le conformisme mais l’absence de liberté de choix, l’aliénation, pour le « camp » des policiers/bourreaux comme pour celui des militants/victimes. Et le code de jeu poursuit le travail d’abstraction, misant sur les voix blanche et le chuchotement. Il est vrai qu’aucune violence dans le mode d’énonciation n’est nécessaire, le contenu de l’énoncé est si violent qu’il est plus efficace de le livrer de la manière la plus neutre possible. Et ce choix permet en outre de souligner que l’abomination de la situation n’est pas uniquement due au déchainement de la bestialité de quelques individus isolés, mais qu’elle est le fruit d’une série de choix effectués à différents niveaux de la chaîne de commandement policière voire politique, et qu’elle correspond à une organisation, voire à une planification. L’esthétique fragmentée permet en définitive de maintenir l’attention critique du spectateur en alerte, l’empêchant de plonger complètement dans la fable, et elle permet en outre un jeu sur la réception, puisque chaque saynète est séparée de la suivante par un noir durant lequel on entend un jingle qui mixe le mot « peanuts », ce qui faire référence à l’univers télévisuel et à une éventuelle transposition de la BD de Charlie Brown en dessin animé, mais ce qui permet surtout de laisser au spectateur un espace de répercussion mentale de la parole qui vient d’être entendue. Et si les noirs/jingles s’espacent vers la fin du texte, c’est que chacun fait raisonner jusqu’à l’insupportable des révélations monstrueuses. La pièce ne s’achève cependant pas sur ce pire possible, parce que l’auteur revient dans un troisième moment, aussi rapide que didactique, sur la scène-clé du choix de Buddy : « 23. L’appartement du début avec le téléviseur en pièces, le divan et le reste. Reset sur la scène 11. » 2275 Un court instant, la pièce donne à voir ce qui se serait passé si Buddy avait choisi la solidarité avec ses amis, choix aussi simple que lapidaire : « oui », au lieu de « non ». Cette fois, Buddy tient tête à Schkreker, refuse de renier ses amis, réaffirme son amitié pour eux, et refuse de leur demander de partir. La force de cette séquence tient au fait que les personnages, redevenus les adolescents inconscients qu’ils étaient à la fin de la première partie, sont inconscients des enjeux politiques pharamineux de ce choix. D’ailleurs, « quelques uns éclatent de rire » 2276 , et Minus intervient auprès de Buddy : « Buddy, ce n’est pas la peine que tu te mettes… » 2277 Mais Buddy lui, a gardé le souvenir de la deuxième partie, et il lui rétorque avec une gravité en total décalage avec le ton badin de son ami : « Si, c’est la peine, tu peux pas t’imaginer comme c’est la peine. » 2278 Cette réplique confirme le statut d’intermédiaire de Buddy, à la fois personnage de la fable et narrateur qui la commente, mais aussi qui explicite sa prise de conscience et relaie peut-être ainsi celle du spectateur, ce que confirme encore la dernière réplique de Buddy, qui est aussi la dernière de la pièce :

‘« Si alors j’avais fait comme ça, qui sait si tout ne se serait pas passé autrement, peut-être pas, ça n’aurait rien changé, simplement je me serais retrouvé de l’autre côté de la barricade, mais quand même : ça me fait plaisir de le penser. » 2279

L’on pourrait interpréter le jeu sur la modalité temporelle comme une preuve de pessimisme, car cette seconde version de la pièce est présentée non pas au futur, mais au conditionnel passé première forme, qui semble bien être devenu le seul mode approprié pour parler de la révolution. L’utopie n’est plus aujourd’hui ce qui n’a pas (encore) de lieu, c’est ce qui aurait pu en avoir un, mais n’en a pas, et n’en aura jamais. Mais ce choix peut donner lieu à une toute autre interprétation, et se comprendre au contraire comme la volonté de stimuler la réaction politique du spectateur au sortir de la salle, et l’interprétation pessimiste doit en outre être nuancée par le fait que cette séquence au conditionnel passé ne coïncide pas avec la fin du spectacle. Le possible n’a pas dit son dernier mot, et le spectacle se clôt sur un dernier détour. Et la dernière réplique de Buddy, censée refermer cette parenthèse utopique est suivie d’une didascalie : « Il recommence à chanter avec les autres, toujours plus fort. Noir. » 2280 Buddy avait en effet commencé à chanter Frère Jacques après avoir dit « non » à Schkreker. Par ce chant, il y a donc une continuité entre la séquence au passé antérieur et la fin de la pièce, ainsi qu’une ouverture de la fable au présent, puisque les comédiens sortent de leur statut de personnages, et chantent « Frère Jacques » en canon et à tue-tête, avec l’espoir rageur et fervent dont seule la jeunesse révolutionnaire est capable aux yeux de F. Parvidino comme de S. Nordey. Et l’intensité des acteurs incite le spectateur à entendre en filigrane un autre chant, l’Internationale, aussi politiquement et historiquement chargé que la comptine est innoffensive, et c’est par le détour que les artistes entendent ici actualiser la référence à l’élan révolutionnaire. Ce qui confère à la pièce son optimisme indécrottable, c’est la jeunesse, à l’égard de laquelle l’auteur comme le metteur en scène de Peanuts manifestent des attentes et une confiance absolues, et c’est ce qui explique le choix de la fable parabolique ou de la comédie, des formes que l’on associe à la jeunesse à la fois parce qu’elle sont accessibles et parce qu’elles se veulent très pédagogiques, utilisant le détour de la fiction et de situations quotidiennes pour faire appréhender les questions politiques les plus graves. Peanuts travaille la collaboration de plusieurs esthétiques hérérogènes mais compatibles, la parabole épique, l’esthétique documentaire, et, quoique de manière plus affichée que réelle dans sa construction d’ensemble, la comédie. L’autre pièce du diptyque centré autour de la répression policière du Forum Social de Gênes, intitulée, Gênes 01, va quant à elle plus loin encore dans le recyclage esthétique à des fins politiques, et confronte de manière plus précise et plus explicite deux esthétiques a priori incompatibles l’une avec l’autre, la tragédie et le théâtre documentaire.

Notes
2255.

Gênes 01 (Fausto Paravidino.) Mise en scène de Stanislas Nordey avec l’école du TNB de Rennes. Spectacle créé le 07 novembre 2006 au Théâtre National de Bretagne dans le cadre du Festival Mettre en Scène. Peanuts (Fausto Paravidino.) Mise en scène de Stanislas Nordey avec l’école du TNB de Rennes. Spectacle créé le 08 novembre 2006 au Théâtre National de Bretagne dans le cadre du Festival Mettre en Scène.

2256.

Stanislas Nordey, entretien avec Patrick Sourd, in Patrick Sourd, « Retour au politique », Les Inrockuptibles n°575, 5 décembre 2006.

2257.

Stanislas Nordey, op. cit.

2258.

Fausto Paravidino. Entretien réalisé par Alessandro Tinterri pour le site www.drammaturgia.it, traduction : Valentina Fago. Extrait du document de présentation du spectacle édité par Théâtre Ouvert dans le cadre des représentations du 4 au 16 décembre 2006.

2259.

Il est à noter qu’une autre pièce, montée par l’un des piliers historiques du théâtre de lutte politique, André Benedetto, aborde cet événement : André Benedetto, Le Jeune Homme exposé. Gênes 01, Remoulins sur Gardon, éditions Jacques Brémond, 2002. La pièce a été créée le 19 mars 2002 au Théâtre des Carmes d’Avignon dans une mise en scène de l’auteur.

2260.

Fausto Paravidino, Peanuts, in Peanuts suivi de Gênes 01, traduction Philippe Di Meo, Paris, L’Arche, 2004, p. 10.

2261.

Ibid., p. 22.

2262.

Peanuts, op. cit., p. 9.

2263.

Fausto Paravidino, Peanuts, op. cit., p. 8.

2264.

Fausto Paravidino, Peanuts, op. cit., pp. 17-19.

2265.

Stanislas Nordey, document de présentation du spectacle édité par Théâtre Ouvert dans le cadre des représentations du 4 au 16 décembre 2006.

2266.

Ibid., pp. 34-35.

2267.

Ibid., p. 37.

2268.

Ibid., p. 51.

2269.

Idem.

2270.

Ibid., p. 53.

2271.

Ibid., p. 41.

2272.

Ibid., p. 49.

2273.

Voir infra, paragraphe suivant, l’analyse de Gênes 01.

2274.

Peanuts, op. cit., p. 44.

2275.

Ibid., p. 53.

2276.

Ibid., p. 55.

2277.

Idem.

2278.

Idem.

2279.

Ibid., p. 56.

2280.

Idem.