e. Gênes 01 : la référence à la tragédie comme envers et révélateur du théâtre documentaire conçu comme esthétique du témoignage et de la preuve.

L’interrogation sur la forme est également au cœur de Gênes 01, dont « l’action se déroule [d’ailleurs] dans un théâtre. » 2281 La référence à la tragédie est explicitée dans la pièce, d’abord dans la « note introductive » où le terme apparaît deux fois 2282 , ensuite dans l’« introduction n°2 » :

‘« Gênes était une ville et malgré tout elle l’est encore, mais en plus elle est devenue un lieu de l’esprit. Elle représente d’autres choses. L’autocélébration du pouvoir. Sa contestation qui se manifeste. La tragédie qui couvre et découvre toute chose. Comme lieu de la tragédie, elle est au niveau de Thèbes, mais la tragédie est dans le présent, elle ne peut pas encore être célébrée comme métaphore et cela implique qu’elle doit être de bout en bout réécrite jour après jour. 
La tragédie n’a pas besoin de se représenter parce qu’elle est.
Les protagonistes des journées de Gênes, ses héros ne peuvent pas encore devenir des personnages, ils sont encore des personnes. Ce sont donc les personnes qui doivent parler. Ceci est un récit au présent de personnes réelles. Des amis, des journalistes. On a déjà écrit tant de livres et fait tant de films sur Gênes. Ils commencent tous de la même façon : ceci n’entend pas…
- … être une reconstitution fidèle des événements de Gênes, mais une chronique de ce que j’ai pu observer personnellement…
- D’habitude, ils commencent par le prologue. » 2283

L’événement et la ville dans laquelle il a pris place sont d’emblée élevés au rang de symboles, il y a donc montée en généralité à partir de l’exemple, de même que les personnes dont il est question sont élevées non pas au rang de personnages, mais à celui de « héros », comme dans la tragédie. Le genre tragique est utilisé à la fois comme modèle et comme contre-modèle, auquel est à la fois opposé et articulé le modèle du théâtre documentaire. Ce second modèle, fondé sur le témoignage à valeur de preuve, se situe non dans le registre du récit, de la représentation, comme la tragédie, ni dans celui de la reconstitution, mais dans le registre du « discours » 2284 , de l’énonciation analytique, et il entend investiguer le présent pour permettre d’œuvrer à sa transformation. La référence au modèle tragique est donc d’emblée coordonnée au projet documentaire, manifeste quant à lui de manière plus explicite dans l’« introduction n°1 » qui ouvre la portée de l’événement et l’articule non pas à un universel atemporel et abstrait, mais à d’autres événements, antérieurs et ultérieurs (le 11 septembre, la réunion au sommet de l'OTAN et de la Russie du 28 mai 2002), qui déterminent un contexte et confèrent ainsi à l’événement le statut d’exemple prenant la portée d’une leçon historique :

‘« - Mardi vingt-huit mai 2002, les Grands se réunissent à Pratica di Mare, dans les environs de Rome, pour discuter de l’élargissement de l’OTAN, du renforcement des mesures antiterroristes et de la plausible et future entrée de la Russie dans l’Europe. […]
- Le même jour, Amnesty International publie son rapport annuel :
- L’Italie est dénoncée à cause des tortures perpétrées par les forces de l’ordre sur des citoyens italiens et étrangers lors des sommets de Naples et de Gênes ;
- Les Etats-Unis et les pays membres de la coalition antiterroriste sont dénoncés parce que les lois antiterroristes s’avèrent incompatibles avec la Déclaration des Droits de l’Homme. 
- La manifestation de protestation contre le sommet de Pratica di Mare, contre le renforcement du bras armé des solides valeurs du capitalisme occidental, contre les nouvelles lois antiterroristes, part de la place Venezia et parvient place Navona.
- […]
- Des trois cent mille de Gênes, certains ne sont pas présents. Les Black Block ne sont pas là, Agnoletto et Casarini 2285 ne sont pas là, le réseau Lilliput 2286 n’est pas là, Manu Chao n’est pas là, les Global Forum se démènent en vue du sommet de la FAO qui est plus important, personne en a rien à foutre de l’OTAN.
- Elle intéresse seulement les Grands habituels qui en effet sont là. Leur arrogance est là, l’habituelle confusion entre les menaces constituées par le terrorisme islamique et celle des No Global est là aussi, et les batteries antimissiles sont là, avec les Celerini 2287 pour surveiller la manifestation.
- Le sentiment qu’ils ont vaincu.
- Le sentiment d’avoir perdu.
- Nous, les Kurdes, les Palestiniens, le peuple afghan, l’irakien, le Tiers-Monde, les non-violents…
- Quand avons-nous perdu ?
- Quand les Social Forum ont-ils décidé que cette fois, il valait mieux éviter un contre-sommet, pour ne pas faire mauvais effet ?
- Quand le deuil imposé autour du 11 septembre a soutenu la propagande de Bush ?
- Avec nous ou contre nous,
- Avec Coca Cola ou avec les Talibans, la cravate ou la burka, l’Otan ou les violeurs de ta sœur, les assassins de ta tante…
- Quand après la mort de Carlo Giuliani, Agnoletto a dit : "Nous avons gagné" ?
- Quand le gouvernement a pensé : "A Gênes on va leur en mettre plein la gueule, pire qu’à Naples" ?’ ‘- Partons de Gênes. » 2288

La pièce renoue ainsi avec l’ambition du théâtre documentaire théorisé par Weiss en même temps qu’elle réinvestit la scène de contextualisation introductive des tragédies antiques ainsi que le personnel tragique – avec la figure du messager et la référence aux « Grands » (en l’occurrence les membres du G8), héritiers des grandes familles dont les histoires nourrissaient l’Histoire de la Cité athénienne. Et l’esthétique de S. Nordey, si elle n’est pas propre à ce spectacle, renforce en l’occurrence cette double référence, notamment par le travail sur les codes de jeu, qui contribue à faire de Peanuts et Gênes 01 un diptyque non seulement thématique mais esthétique, au-delà de la divergence des modèles dramaturgiques choisis. Non seulement l’introduction, mais toute la pièce est jouée par les jeunes comédiens de manière extrêmement statique et stylisée. La diction des jeunes comédiens, extrêmement articulée, travaille l’épuisement du souffle, ce qui permet de resserrer leur mission d’acteur sur l’essentiel : témoigner pour ceux qui ne peuvent le faire, porter leur parole et informer les spectateurs, avec acharnement, sans répit. Pour l’essentiel, ils restent immobiles, les jambes plantées dans le sol comme les racines d’un arbre, et seuls leurs bras, pareils à des branches dans le vent, s’animent momentanément de gestes qui se figent en des poses abstraites, ce qui permet à la fois de suggérer la force de leur engagement et la fragilité subjectivement éprouvée et objectivement réelle des militants altermondialistes face à la puissance des « Grands ». Le travail sur les codes de jeu se double comme dans Peanuts d’une épure dans la mise en espace, et l’introduction est dite par un comédien qui se situe sur le bord du plateau, entre la scène et la salle, avant donc que le spectateur entre dans le récit de l’événement. Cette introduction présente les futurs protagonistes comme dans la tragédie, mais au lieu que la scène soit le lieu d’un conflit entre les hommes et les dieux dont l’issue est inéluctable, il est question ici d’une lutte intramondaine, immanente, et dès lors, rien n’est joué.

Pourquoi repartir de la tragédie ? Parce qu’aux yeux de l’auteur (de manière pour le moins schématique jugeront les spécialistes) elle exclut en tant que protagoniste le peuple, cantonné au rôle du chœur – et encore celui-ci n’est-il pas toujours composé de représentants du petit peuple. Or cette exclusion correspond selon F. Paravidino à la situation politique réelle : bien que l’on vive en démocratie, la voix du peuple n’est pas représentée, et quand elle cherche à s’exprimer, comme à Gênes, on la fait taire en usant de violence. La représentation dramaturgique entend donc directement compenser ce problème de représentation politique ; sur la scène seul le chœur est présent, et les « Grands » ne sont représentés que par la bouche de ce chœur. Autre forme de la référence à la tragédie, le travail sur les notions d’alliance et de communauté, puisque, nous l’avons vue, elle peut être définie comme le « récit des déchirures au sein des alliances ». 2289 Mais ici du fait de l’existence d’un nouveau protagoniste, le conflit ne se fait pas au sein des alliances, les alliances se font au sein des deux forces antagonistes en présence, et c’est pour cette raison que se recréent des communautés, comme l’indique la phrase qui décrit la composition du camp de ceux qui ont le sentiment d’avoir perdu face aux Grands qui ont vaincu : « Nous, les Kurdes, les Palestiniens, le peuple afghan, l’irakien, le Tiers-Monde, les non-violents » 2290 Que ce nous signifie une identification du locuteur à la liste commençant par les Kurdes, ou que le pronom possessif constitue le premier élément de l’énumération qui s’achève d’ailleurs par les « non-violents », la construction de la phrase crée une communauté incluant côte à côte les peuples victimes de la politique internationale et les militants, basée tout d’abord sur une parenté idéologique puisque tous contestent l’image que veulent se donner les « Grands » et qui consiste à « FAIRE CROIRE A TOUT LE MONDE QUE LE BIEN DE CE CLAN SERAIT LE BIEN DE TOUT LE MONDE. » 2291 Cette communauté se fonde aussi de ce fait sur un traitement identique par le camp adverse. Les uns comme les autres sont réunis parce qu’il sont tous assimilés par « les Grands » au camp du mal, et F. Paravidino stigmatise « l’habituelle confusion entre les menaces constituées par le terrorisme islamique et celle des No Global » qui explique que les forces de l’ordre aient, « pour surveiller la manifestation », recours non seulement aux « Celerini » mais aux « batteries antimissiles. » 2292 Cette assimilation sera à plusieurs reprises décrite dans la pièce, qui stigmatise « la stratégie publicitaire [de Berlusconi comme de Bush, qui ] consiste à proposer une division nette (bipolaire) entre les bons et les méchants » 2293 , entre « les gens bien comme il faut, qui s’habillent élégamment, qui travaillent » 2294 , et « les No Global, les Punks, les violents, les terroristes arabes. » 2295 Enfin, dernier socle de leur communauté, tous partagent un sentiment de défaite face au camp des Grands. Pourtant l’existence de ces camps adverses n’induit pas un discours caricatural et sans nuances, et la pièce entend non seulement s’opposer au discours et aux représentations dominantes comme au traitement médiatique de l’événement, mais aussi faire l’inventaire du mouvement altermondialiste. Deux des pistes d’explication proposées pour dater le moment de la défaite mettent en effet en question non pas les Grands mais les Social Forum (pour avoir reculé face à la violence des forces censées représenter l’ordre au lieu de redoubler leur action) et V. Agnoletto (pour avoir vu dans la mort de Giuliani moins un acte barbare qu’une occasion dont il fallait tirer profit, estimant que « le coût a été très élevé, mais nous avons gagné. » 2296 ) C’est donc à une pièce conçue comme une analyse critique précise du contre-sommet de Gênes par la double référence à la tragédie et au théâtre documentaire, qu’introduit cette première séquence.

Et de fait, la pièce est construite en quatre actes, qui correspondent aux quatre journées du contre-sommet de 2001, précédés d’un prologue et suivis d’un épilogue. F. Paravidino revendique la référence au modèle de la tragédie à la fois en tant que tel, parce que la dramaturgie aristotélicienne est une dramaturgie de l’action et non seulement du récit, et en même temps pour dénoncer de l’intérieur l’idéologie fataliste d’un genre qui constitue le pendant dramaturgique de la religion, dont Marx disait qu’elle est l’opium du peuple. La volonté que ce texte serve de leçon non seulement théâtrale mais politique est manifeste dès la note introductive, dans laquelle l’auteur « accepte » ou plus exactement espère « que la version définitive de cette tragédie sera peut-être écrite par les enfants de nos enfants » 2297 et revendique pour cette raison politique le choix esthétique d’une dramaturgie basée sur la « sélection de matériaux » 2298 dont il espère qu’ils pourront « être utiles » aux futures générations de combattants. C’est dire si cette pièce se fonde donc sur de « vifs espoirs » 2299 dans l’avenir du combat. Curieusement, c’est également à ces générations à venir que l’auteur entend, avec cette pièce, demander « pardon » 2300 , suggérant donc que cet événement n’a pas entaché simplement le passé mais même l’avenir de l’humanité. La pièce est donc envisagée comme une réparation symbolique non simplement à la mémoire de Carlo Giuliani et des jeunes gens persécutés à Gênes, mais au-delà, à l’ensemble de la jeunesse passée, présente et à venir, considérée comme intrinsèquement porteuse de l’espoir révolutionnaire. Et cette réparation passe d’abord par l’information, seule susceptible d’une part de rendre justice au jeune homme mort sans cela inutilement, et d’autre part de nourrir la combativité des futurs militants.

Dans Gênes 01, contrairement à Requiem pour Srebrenica, la critique du traitement de l’événement par les médias demeure pour l’essentiel implicite, ou plus exactement la pièce est une critique en acte, qui propose un contre-modèle et se veut un véritable outil de contre-information, en définitive plus judiciaire que journalistique. A travers le choix non pas d’une dramaturgie de la représentation de l’événement, mais du discours sur l’événement, la pièce entend faire participer le théâtre – selon ses moyens – à l’instruction à charge des « Grands », également menée par des associations comme Amnesty International, et par certains chercheurs. En effet, les politistes Donatella Della Porte et Herbert Reiter 2301 , dans leur article consacré aux violences policières à Gênes, estiment que lors de ce contre-sommet sont réapparues « des méthodes de contrôle des manifestations qui avaient conduit en Italie, de l’après-guerre à la fin des années 1970, à la mort de plus de cent-vingt manifestants au cours d’opérations de maintien de l’ordre » 2302 et qui avaient été abandonnées depuis au profit d’une « désescalade » entre Etat et manifestants. Ils estiment ainsi, s’appuyant sur le compte-rendu d’un correspondant de La Stampa, que « si le 19 est resté pacifique, le désordre des manifestations du 20 et du 21 sera « le produit direct, sans équivoque, d’un choix des carabiniers. » 2303 L’usage d’un article de journal témoigne du fait que les médias peuvent être mensongers parce qu’ils servent les intérêts du pouvoir, et cette vision du journalisme est partagée par le dramaturge. Pas plus que Requiem pour Srebrenica, Gênes 01 n’entend faire le procès des médias en tant que tels et par nature, au contraire, c’est le choix politique fait par des rédactions et plus encore par les directions des journaux de la presse écrite comme audiovisuelle qui est stigmatisé de manière d’autant plus virulente que le traitement de cet événement ne constitue qu’un exemple parmi d’autres des entorses à la démocratie qu’induit la collusion entre le pouvoir politique et la puissance médiatique sous le régime de Silvio Berlusconi, et cette montée en généralité de la critique des médias va de pair avec deux autres. La première porte sur la question du droit de manifestation, et la pièce comme les travaux des universitaires déplorent que « la gestion de l’ordre public ne semble pas avoir été souvent en mesure de défendre le droit de manifestation des éléments pacifiques, du fait d’une restriction sévère du droit d’aller et venir des citoyens et d’interventions répressives non ciblées. » 2304 La seconde montée en généralité de l’événement, étroitement liée, insiste sur le caractère d’autant plus problématique de cette politique répressive lors des manifestations internationales, que « les décisions sont de plus en plus nombreuses à être prises au niveau international (sommets, organisations internationales), niveau qui reste caractérisé par un déficit démocratique, particulièrement fermé aux pressions « d’en bas » et peu transparent. » 2305

La pièce et les ouvrages universitaires participent donc au même projet d’établissement, ou plutôt de rétablissement de la vérité, et donc de lutte contre le mensonge policier rendu possible notamment par la désinformation médiatique, mais ils poursuivent cet objectif identique avec des moyens différents. La pièce ne se contente pas de recourir à des témoignages, elle se situe dans le registre du témoignage, parce qu’il est incontestablement plus théâtral mais aussi parce que les preuves manquent, notamment parce que la même nuit, la police fit également « irruption au siège du forum social de Gênes et dans les locaux où s’était installé Indymedia, détruisant les ordinateurs des avocats et saisissant documents vidéo et archives » 2306 , parce que la veille, l’organisateur du Genoa Social Forum avait eu « l’imprudence tactique » 2307 de suggérer l’existence d’une manipulation policière de la violence, et de « déclarer aux forces de l’ordre constitué qu’il avait vu les Black Block sortir des voitures de la Police et qu’il en [avait] conservé les preuves photographiques ». L’ambiguïté du statut des Black Block dans la pièce rejoue d’ailleurs celui qu’ils ont tenu dans le contre-sommet de Gênes, présents de manière continue, ambiguë mais décisive, quoiqu’officiellement à la marge :

‘« - Avant Gênes, on savait peu de choses sur les Black Block, et on en sait toujours aussi peu, la Police affirmait ne rien savoir du tout, la Province de Gênes affirmait qu’elle en savait davantage et qu’elle avait averti la Police quelques jours auparavant, mais la Police ne s’en souvient pas.
- Les Black Block n’accordent pas d’interviews et ne sont pas organisés, ce sont des groupes d’individus qui se retrouvent dans les manifestations et qui font du bordel. […]
- Ils sont de nationalités différentes et détruisent les symboles du capital.
- Mais à Gênes, les Black Block étaient très différents de ceux des autres manifestations.
- Ils sont parvenus à s’infiltrer dans pratiquement toutes les places thématiques qui n’avaient pas un service d’ordre interne.
- Ils n’ont jamais été arrêtés par la police […]
- Il est bien évidemment facile de s’infiltrer dans un groupe d’individus non organisés…
- … Et évidemment, les Black Block sont très utiles pour ceux qui veulent faire monter le niveau de l’affrontement. […]
- La Police et les Carabiniers reçoivent de très nombreux signalements sur le parcours et les agissements du Black Block mais ils n’interviennent jamais. […]
- Une jeune fille se promène dans Gênes toute de noir vêtue comme elle a l’habitude de le faire pour des raisons personnelles, elle passe près d’un détachement de Police, on lui hurle " Eh toi tu es avec nous ? " […]
- Pourquoi les Black Block aperçus dans les autres manifestations étaient-ils pour la plupart anglais et autrichiens alors qu’ici, à Gênes, ils parlaient presque tous le dialecte de Rome ?
- Comment se fait-il qu’ils aient toujours agi en petits groupes et qu’ici ils ne soient jamais moins de trente ? […]
- Sur ces entrefaites, tandis que quelques observateurs lucides commencent à se poser ces étranges questions, rue Tolemaide l’enfer commence, il est presque trois heures de l’après-midi. »’

La pièce avance donc clairement la thèse d’une manipulation policière, l’infiltration des Black Block ayant pour fonction de produire une escalade de la violence et une réaction de l’ensemble des manifestants y compris les plus pacifistes pour justifier en retour une intervention policière plus que musclée. L’absence de preuves matérielles pour étayer les témoignages présentés dans la pièce n’a d’ailleurs pas empêché pas les autorités italiennes de juger les thèses présentées dans la pièce de F. Paravidino suffisamment polémiques – mais aussi convaincantes – pour en interdire la représentation en Italie. Si ce geste atteste d’une conception peu orthodoxe de la liberté d’expression officiellement chère à toute démocratie, il tend de fait à reconnaître à la pièce son statut de pièce-tribunal hérité du théâtre documentaire. Gênes 01 propose en effet un contre-modèle à « la Télé, le tribunal public de notre peuple » 2308 , et anticipe l’avènement d’une justice juste dans le monde réel. Le second acte de la pièce, intitulé « vendredi », est spécifiquement consacré à la mort de Carlo Giuliani. La pièce date de fin 2002, or l’enquête suite à la mort de Carlo Giuliani a été classée sans suite le 05 mai 2003, le tribunal de Gênes estimant que le carabinier Mario Placanica, 21 ans, avait « prouvé l'existence d'une situation qui a justifié son acte et qui exclut donc toute poursuite ». 2309 Le 1er août 2001, le Parlement italien, par l'intermédiaire des Commissions des Affaires constitutionnelles de la Chambre des députés et du Sénat parvient à imposer la création d’une commission d’enquête, grâce à la pression du chef de l'Etat Carlo Ciampi et de la droite modérée sur le Président du Conseil Silvio Berlusconi. Mais cette commission, « fruit d'un compromis politique, ne dispos[ait] toutefois que de pouvoirs limités » 2310 et non des pleins pouvoirs judiciaires auquel peut prétendre une commission d’enquête parlementaire. En outre, la composition de cette commission de trente-six membres reflétait le poids respectif des différents groupes politiques au Parlement et laissait une place prépondérante aux membres de Forzza Italia et de l'Alliance nationale 2311 , ce qui fit douter de l’impartialité de cette commission et la rendit d’emblée peu crédible aux yeux des victimes, de leurs avocats comme des associations les défendant. Au cours de cette enquête, la mort de C. Giuliani fit d’ailleurs l’objet de controverses telles que deux rapports furent finalement publiés en septembre 2001, la majorité de centre droit considérant que l’épisode doit être rapporté « au contexte d’affrontements durs entre des groupes de manifestants violents et les forces de l’ordre » 2312 et tendant donc à exonérer de toute responsabilité le carabinier comme l’ensemble des forces de l’ordre, tandis que la minorité de gauche récusait la thèse de ce rapport, s’appuyant, en l’absence de toute reconnaissance des faits par leurs auteurs présumés, sur les nombreux témoignages concordants des victimes ainsi que sur les « images dramatiques des films dans lesquels on vo[yai]t tant de jeunes pris dans des charges et poursuivis par la police. » 2313

La pièce défend donc la thèse déjà accréditée par ce second rapport parlementaire, tout comme elle anticipe les conséquences judiciaires de ce rapport. En effet, peu après le classement judiciaire de l’affaire relative à la mort de Giuliani, le 12 septembre 2003, était publié le rapport d’enquête judiciaire officiel sur les événements survenus durant le contre-sommet de Gênes, dans lequel le parquet de la ville concluait à la responsabilité de soixante-treize agents, fonctionnaires et médecins de la police, se focalisant sur trois événements : la mort de Carlo Giuliani le vendredi, la descente de police à l’Ecole Diaz le samedi, et la détention des militants à la caserne de police de Bolzaneto le dimanche. « Les charges retenues contre les policiers concernent le fait d'avoir causé des lésions graves, des abus de fonction et la rédaction de faux documents publics » 2314 lors de la descente de police dans la nuit du 21 au 22 juillet à l’Ecole Diaz. Soixante et un des quatre vingt treize manifestants hébergés dans cette école furent blessés, et, alors que « la version officielle de la police parlait d'un agent blessé par un coup de poignard et de la découverte de deux cocktails Molotov » 2315 , le parquet conclut que « dans les deux cas, les preuves furent fabriquées pour justifier, a posteriori, l'irruption dans l'école. » 2316 Dans la pièce, cet événement est présenté dans le troisième acte, « samedi », au travers des évolutions de son traitement médiatique puis judiciaire :

‘«  - Le lendemain tombent les premières dépêches : "L’école Diaz perquisitionnée – un policier blessé."
- Plus tard, rectificatif : "En fait, le policier n’est pas blessé – il va bien."
- Les forces de l’ordre ont toujours mis en avant le coup de couteau donné à un flic comme étant à l’origine du massacre.
- Les manifestants opposaient une résistance violente à la force publique.
- Le poignardeur a réussi à prendre la fuite et à se mêler à la foule. Il n’a jamais été reconnu.
- Il faisait noir.
- Il faisait noir dehors. A l’intérieur, il y avait de la lumière. C’est ce qui résulte des prises de vue.
- Il y a un mois, l’expertise des RIS 2317 a révélé que la coupure sur le blouson et celle de la veste de l’uniforme ne coïncident pas.
- Les vêtements ont dû être torturés séparément.
- Le policier est mis en examen pour faux témoignage et pour avoir tenté de mettre la police sur une fausse piste.
- Son avocat demande une nouvelle expertise et annonce des recours.
- Le ministère public ne lui accorde pas de nouvelle expertise, l’homme de loi renonce aux recours.
- Je demande à un Carabinier de Gênes ce qu’il en pense
- Il brise pour un instant la Loi du Silence. "Des conneries comme ça, on les fait bien comme il faut ou on s’abstient, après ça ne sert à rien de s’en prendre au RIS, on se comprend, et je ne dis rien d’autre." La loi du silence retombe. » 2318

La pièce aboutit donc aux mêmes conclusions que le parquet, mais avec des matériaux différents puisque la pièce est écrite à chaud, en parallèle des développements judiciaires, dont l’évolution est d’ailleurs mise en scène dans le texte (comme le montre la précision « il y a un mois, l’expertise a révélé […]»). Aux preuves matérielles, encore insuffisantes, sont donc adjointes la force émotionnelle des témoignages, et l’ironie de l’interprétation des preuves manifestement trafiquées, que ce soit pour cet « acte » ou pour le suivant, intitulé « dimanche », qui rapporte les événements qui se sont déroulés cette nuit là à la caserne de Police de Bolzaneto, située hors de Gênes, dans les collines :

‘« - Là, il n’y a plus les caméras de télévision comme vendredi.
- Il n’y a plus les témoins qui se trouvaient devant l’école Diaz.
- Là, on ne peut rien voir.
- On ne peut rien reconstituer.
- Nous possédons seulement les témoignages de ceux qui y étaient.
- Là, au cours de la garde à vue, la Police chantait et faisait chanter aux détenus :
Un, deux, trois, vive Pinochet.
Quatre, cinq, six, morts aux Juifs.
Sept, huit, neuf, rien à foutre du petit négro. 
- Les témoignages des détenus de Bolzaneto rappellent en effet beaucoup le Chili de Pinochet. » 2319

Et le contenu de ces témoignages est en effet susceptible à soi seul de marquer profondément le spectateur, rendant inutile toute présentation dramatisée. La simple énonciation suffit : « on nous a fait manger très peu et on nous a privés de sommeil. Nous n’avons pas pu contacter un avocat » 2320  ; « une jeune fille a vomi du sang et les Kapos du GOM 2321 se contentaient de la regarder » 2322  ; « un employé de la Police pénitentiaire a frappé un jeune en le cognant contre le lavabo des toilettes. Il lui hurlait : "Pauvre merde, je vais t’ouvrir la tête pour pisser dedans » 2323  ; « je me souviens surtout d’une jeune Allemande à qui on avait écrasé les dents de devant, le menton et la mâchoire, et on l’avait envoyée à l’hôpital seulement pour lui poser des points de suture, et ensuite on l’a réexpédiée dans la caserne, elle souffrait de douleurs lancinantes au visage, on se moquait d’elle, on ne l’écoutait pas » 2324 , « le médecin a arraché les piercings des mamelons et du nez des détenus. » 2325 Et le rapport du parquet confirmera l’exactitude de ces témoignages, puisqu’on y trouve

‘« des allusions à la diffusion de gaz urticants dans les cellules. Il évoque aussi le cas de jeunes laissés sans nourriture et sans boisson pendant plus de 15 heures, de jeunes filles obligées de rester nues devant des policiers masculins et des traitements définis par les magistrats comme "dégradants" en "violation du code et des droits de l'homme". » 2326

Enfin, le parquet accrédite la thèse défendue dans la pièce selon laquelle « tous ceux qui sont intervenus à l'école Diaz ou à Bolzaneto étaient au courant que des actes arbitraires avaient été commis. Et la chaîne de commandement savait parfaitement ce qui arrivait. » 2327 Cette attitude se prolonge d’ailleurs au moment de la publication du rapport d’enquête judiciaire, puisque le ministre de l'intérieur Giuseppe Pisanu, interrogé le 14 septembre 2003, prend la défense de sa police en déclarant qu'il ne faut « pas transformer les agressés en agresseurs. » 2328 Et ce rapport, complété par une série de vérifications et interrogatoires, conduit à une mise en examen qui aboutit elle-même en 2005 à l’ouverture de deux procès devant le tribunal de Gênes, d’une part, le « procès de l’école Diaz » mettant en cause vingt-huit policiers qui sont intervenus dans l’école maternelle, et d’autre part, celui de quarante-cinq carabiniers poursuivis pour des violences présumées à l'intérieur de la caserne où 250 manifestants avaient été conduits. 2329 La pièce de F. Paravidino constitue donc un élément dans le rétablissement de la vérité et peut donc être considérée comme un allié de tous ceux qui, au-delà même de la commission « Vérité et Justice pour Gênes », ont lutté depuis juillet 2001 contre les mensonges policiers et la désinformation médiatique. Et si la pièce se livre à une sévère critique des médias dominants, elle rend un hommage implicite à certains journalistes, en les citant comme des témoins à charge, non pas seulement aux journalistes militants pour la cause altermondialiste, mais à tous les professionnels rigoureux qui luttent pour la cause qui devrait être celle de tout journaliste : la volonté d’informer par l’investigation sans relâche et sans trucage, et la lutte contre les manipulations de l’information. De même, Gênes 01 stigmatise les violences et les mensonges des forces de l’ordre en même temps qu’elle rend hommage aux « héros » de Gênes mais aussi par avance aux forces judiciaires qui oeuvreront à rendre justice et à punir les coupables d’autant plus impardonnables qu’ils ont pour mission officielle de défendre la loi et l’ordre, et non de les bafouer. Si elle entend faire de l’événement que constitue la répression du contre-sommet du G8 à Gênes en 2001 un exemple d’un phénomène plus large, que l’on pourrait définir comme une nouvelle version de la lutte des classes, l’œuvre théâtrale de F. Paravidino entend donc aussi et avant tout œuvrer pour le rétablissement de la vérité, complémentaire en cela du travail des universitaires et des journalistes de bonne volonté, mais aussi du travail de la justice. L’enquête du parquet de Gênes s’est de fait basée dans un premier temps sur les témoignages des journalistes et des militants présents, de même que sur les images télévisées et les photos prises par les manifestants. D’ailleurs, par le biais de la Fédération Nationale de la Presse, (leur syndicat unique), les journalistes se sont constitués partie civile au procès aux côtés des manifestants de l’école Diaz et du Genoa Social Forum, organisateur de la manifestation, pour « l’agression contre la liberté de la presse causée par l’irruption illégitime dans l’école Pascoli (face à l’école Diaz), où siégeait le Media center monté par le Genoa Social Forum, et pour les violences subies par des journalistes pendant l’irruption (Enrico Fletzer, Mark Covell, Lorenzo Guadagnucci, Sebastian Zehatschek).» 2330 La pièce de F. Paravidino critique donc la désinformation dont se rendent coupables certains médias, le chaos que font parfois régner les forces de l’ordre, et l’injustice éventuelle de la justice, et non pas les médias, la justice ou la police en tant que tels. Ce qui fonde cette critique, c’est d’ailleurs précisément l’opposition entre la mission attendue de ces instances, et le décalage que leur pratique réelle révèle parfois vis-à-vis de ce devoir être, tout comme est mis en question le décalage entre l’idéal démocratique et la réalité des démocraties occidentales. La pièce se réfère donc à un ordre extérieur, à une norme idéale, qui fonde son horizon comme son argumentation. Et Gênes 01 convoque la référence au genre tragique pour le mettre au service de la lutte des classes, en l’articulant à l’esthétique documentaire. Ce type d’articulation ainsi que l’ambivalence de la référence à la tragédie nous semblent également à l’œuvre dans un spectacle par lequel nous souhaitons clore notre développement sur le renouveau de la fable épique (La Mère, Sainte-Jeanne des Abattoirs et dans une certaine mesure Peanuts) et de l’esthétique documentaire (Gênes 01 et, de manière plus ambivalente, Requiem pour Srebrenica et La Ville Parjure) dans les créations contemporaines, tant il nous semble en constituer un archétype : Rwanda 94.

Notes
2281.

Fausto Paravidino, didascalie introductive, Gênes 01, op. cit., p. 60.

2282.

Fausto Paravidino, 17 décembre 2002. « Note introductive », Gênes 01, op. cit., p. 59.

2283.

Gênes 01, op. cit., p. 63.

2284.

Bien que la pièce fasse le récit des événements survenus à Gênes, la perspective est celle du discours qui ne se contente pas de narrer mais qui analyse, et dont le modèle demeure le Discours sur les origines et le déroulement de la très longue guerre du Vietnam de Peter Weiss.

2285.

Vittorio Agnoletto : animateur du Genoa Social Forum ; Luca Casarini : leader des Tute bianche, groupe altermondialiste italien (Combinaisons blanches.)

2286.

Réseau Lilliput : L’ensemble des associations liées d’une façon ou d’une autre à la gauche chrétienne : pacifistes, non-violents, tiers-mondistes, ceux qu’on désignait non sans mépris « catho-communistes » avant la guerre du Golfe.

2287.

Celerini: membres du corps de Police « Celere » voué à se déplacer rapidement pour réprimer les manifestations de rue – sortes de C.R.S. transalpins.

2288.

Gênes 01, op. cit., p. 61-62.

2289.

Voir supra, Partie II, chapitre 1, 1, b, iv.

2290.

Ibid., p. 62.

2291.

Ibid., p. 69.

2292.

Ibid., p. 62.

2293.

Ibid., p. 71.

2294.

Idem.

2295.

Idem.

2296.

Ibid., p. 99.

2297.

Fausto Paravidino, « Note introductive », Gênes 01, op. cit., p. 59.

2298.

Idem.

2299.

Idem.

2300.

Idem.

2301.

Donnatella Della Porte et Herbert Reiter, «Antimondialisation et ordre public : le sommet du G8 à Gênes », in Olivier Fillieule et Donnatella Della Porte (sous la direction de), Police et manifestants, maintien de l’ordre et gestion des conflits, Presses de Sciences Po, 2006, pp. 281-304.

2302.

Ibid., p. 282.

2303.

Ibid., p. 283.

2304.

Idem.

2305.

Idem.

2306.

Ibid., pp. 289-290.

2307.

Gênes 01, op. cit., p. 87.

2308.

Ibid., p. 111.

2309.

Salvatore Aloïse, « L’assassinat de Carlo Giuliani : le tribunal de Gênes classe l’affaire », Le Monde, 07 mai 2003.

2310.

Salvatore Aloïse, « Italie : création d'une commission d'enquête sur les violences de Gênes », Le Monde, 02 août 2001.

2311.

Déclaration Publique d’Amnesty International, 30 octobre 2001.

2312.

Rapport I, p. 223.

2313.

Rapport II, p. 143.

2314.

Salvatore Aloïse, « G8 à Gênes : La police lourdement mise en cause », Le Monde, 16 septembre 2003.

2315.

Idem.

2316.

Idem.

2317.

RIS (Reparti d’Indagini Scientifiche) : Unités d’Enquête Scientifique, corps scientifique des Carabiniers.

2318.

Gênes 01, op. cit., p. 105.

2319.

Gênes 01, op. cit., p. 107.

2320.

Gênes 01, op. cit., p. 109.

2321.

GOM (Gruppo Operativo Mobile): corps de la Police pénitentiaire institué en 1997 pour faire face aux détenus appartenant à la criminalité organisée.

2322.

Gênes 01, op. cit., p. 109.

2323.

Idem.

2324.

Idem.

2325.

Idem.

2326.

Ibid., p. 107.

2327.

Idem.

2328.

Idem.

2329.

Jean-Jacques Bozonnet, « Un policier raconte la "boucherie" de l'école Diaz lors du G8 de Gênes », Le Monde, 16 juin 2007.

2330.

Source : « Comité Vérité et Justice pour Gênes », newsletter n°11, juin 2005, article disponible en ligne à l’adresse : www.hns-info.net/article.php3?id_article=6494 - 21k