f. Rwanda 94, archétype du spectacle épique documentaire.

Ce spectacle du Groupov 2331 a été salué par de nombreux commentateurs comme l’une des plus magistrales réussites théâtrales de ces dernières décennies. C’est d’ailleurs précisément pour cette raison que nous ne l’analyserons pas de manière exhaustive dans notre travail, et nous contenterons pour l’essentiel de renvoyer aux analyses déjà existantes 2332 y compris en ce qui concerne l’importance inédite de l’héritage des grands noms du théâtre épique (Brecht) et du théâtre documentaire (Piscator, Weiss) 2333 et en ce qui concerne l’articulation entre les séquences de témoignage 2334 et de fable épique. 2335 Rappelons toutefois la structure opératique du spectacle, qui laisse une large place à la musique (un orchestre est sur scène 2336 ) et aux chants (pris en charge soit par le Chœur des morts soit par deux chanteuses), qui contribuent à conférer au spectacle sa forte charge émotionnelle. Catherine Bédarida voit ainsi dans Rwanda 94 un « opéra funèbre en mémoire du génocide au Rwanda. » 2337 Ce point mérite d’être souligné car il renforce un effet créé par l’articulation des deux genres a priori contradictoires que sont le théâtre documentaire et la tragédie. Dans son analyse du spectacle, Philippe Ivernel rappelle la position du théâtre documentaire hérité de Weiss contre « l’absurdisme, version ultime de l’idéologie tragique » 2338  qui constate et déplore un état du monde mais qui ne lutte pas pour le changer :

‘« Le théâtre documentaire s’élève contre cette production dramatique qui prend pour thème central son propre désespoir et sa propre colère, et qui refuse d’abandonner la conception d’un monde absurde sans issue ; le théâtre documentaire affirme que la réalité, quelle qu’en soit l’absurdité, peut être expliquée dans le moindre détail. » 2339

S’il est hostile à l’idéologie tragique et à l’idée d’un destin inéluctable, le spectacle assume cependant la référence à la tragédie, du fait de l’« étroite symbiose entre texte, jeu et musique. Pas du tout dans le sens de l’opéra, plutôt des tragédies grecques. » 2340 Jacques Delcuvellerie cite d’ailleurs comme références fondatrice, aux côtés des pionniers du théâtre épique et du théâtre documentaire, « les tragédies grecques à sujet historique et dominante chorale : Les Perses, les Troyennes etc. » 2341 Et cette ambivalence apparente du rapport qu’entretient le spectacle à la tragédie nourrit des interprétations différentes voire divergentes au sein même des commentateurs, puisqu’à l’inverse de P. Ivernel, G. Banu voit dans ce spectacle non seulement la lettre de la tragédie (l’utilisation des chœurs, mais aussi de la musique, puisque « la tragédie, on l’oublie trop, fut chantée » 2342 ) mais aussi « l’esprit de la tragédie » :

‘« C’est la question : comment dire le mal que l’homme peut faire à l’homme ? Jacques Delcuvellerie et Groupov le savaient : la seule chance, l’invention d’une forme. Elle seule rend le cri audible.
Rwanda 94 procède à la reconquête de la forme tragique. Et ceci loin de toute archéologie, des citations explicites et des rappels lisibles. Malgré cela il est impossible de ne pas penser aux spectateurs grecs la première fois qu’ils entendirent Les Perses d’Eschyle ! Restituer le monde poussé jusqu’aux limites de la douleur entraîne irrémédiablement Delcuvellerie vers la forme tragique. Le mal renvoie aux origines et à la violence que les humains exercent sur les humains, ressuscite cette unique expression chorale dont Athènes fut le foyer. Quand les morts sont en colère, ils ne peuvent parler qu’ensemble, en faisant front commun face au crime généralisé. » 2343

G. Banu insiste donc non pas sur le travail de contextualisation et d’explication historique mais au contraire sur la dimension intemporelle et universelle du spectacle, et pour lui, l’usage dans la scénographie du Mur « sur lequel nous reconnaissons la trace de la terre rouge » 2344  en fait « le mur éternel retrouvé pour une tragédie d’aujourd’hui ». De même il estime que le spectacle réinvente enfin la tragédie parce qu’il en « reprend aussi la frontalité » 2345 qui « participe à cette morale de la scène antique ». 2346 Par la référence au « mal » et à la « morale », G. Banu inscrit ainsi le spectacle de ce que nous avons nommé le théâtre politique œcuménique, et non dans le théâtre la lutte politique. L’on retrouve ainsi, à propos de l’exemple précis de Rwanda 94 la divergence de vues des deux penseurs du théâtre manifeste au sujet du « théâtre d’art » et de ce que P. Ivernel nomme « l’idéologie esthétique. » 2347 Ce qui incite à considérer que Rwanda 94 instrumentalise la forme tragique au profit d’un propos qui combat l’idée d’un fatum inéluctable et l’inscrit dans la lutte pour le dévoilement d’une vérité masquée, est la place de la critique des médias, qui concentrera donc notre attention. Rappelons que le spectacle débute par le long témoignage d’une rescapée du génocide, Yolande Mukagasana, qui à la fin de son récit précise que « quiconque ne veut prendre connaissance du calvaire du peuple rwandais est complice des bourreaux. » 2348 Et c’est d’avoir voulu masquer ce calvaire que les médias vont être jugés dans le spectacle. La critique est dans le spectacle livrée au travers de la conversion de la journaliste Bee Bee Bee, version journalistique et moderne de Sainte-Jeanne des Abattoirs. Lors de sa première apparition, au début de la deuxième partie du spectacle, cette présentatrice d’une émission de TV5, un « programme exceptionnel de l’UER, l’Union Européenne de Radiodiffusion » 2349 diffusé devant « des millions de téléspectateurs africains », est présentée comme une arriviste insensible, uniquement préoccupée de l’audimat et plus encore de sa carrière. L’émission de Bee Bee Bee a pour sujet l’existence de « "messages parasitaires", […] "fantômes électroniques" […] qui perturbent les ondes depuis plusieurs semaines. » 2350 Or « la langue de ces apparitions a été rapidement identifiée : le kinyarwanda, c’est-à-dire la langue en usage dans ce petit pays d’Afrique centrale durement éprouvé d’abord par la guerre de 1990 puis par le génocide de 1994. » 2351 Les victimes du génocide rwandais sont donc pour la première fois présentes à la télévision de manière clandestine, manière pour les auteurs de Rwanda 94 de se placer d’emblée dans le registre de la dénonciation de l’indifférence de l’ensemble des médias internationaux – les fantômes se manifestent sur les ondes brésiliennes aussi bien qu’européennes. Et c’est du regard d’ignorance peut-être teintée d’indifférence de Bee Bee Bee, des téléspectateurs de l’émission, mais aussi des spectateurs de la pièce de théâtre, que Rwanda 94 entend partir pour ouvrir les consciences de l’une comme des autres. Après avoir entendu la traduction des messages, Bee Bee Bee s’adresse sur le plan intradiégétique aux téléspectateurs qui regardent l’émission mais aussi de manière explicite, aux spectateurs de Rwanda 94, puisque la comédienne est face au public :

‘« Je suppose que vous êtes comme moi, perplexes. A l’exception de la dernière intervention, où je comprends qu’un Hutu a tenté de protéger une femme tutsi et a été assassiné pour cette raison, les autres messages – si message il y a – me paraissent parfaitement obscurs. Et si j’essaie de définir un peu mieux mes propres sentiments, je dirai que je suis à la fois émue, troublée, angoissée même, puisqu’aussi bien je sens que l’on doit sûrement me communiquer là quelque chose d’important, d’essentiel peut-être, mais que le sens m’en échappe totalement. » 2352

Le spectacle instaure donc à partir de cette posture initiale faite d’ignorance mais aussi de compassion, une complicité entre la scène et la salle et c’est le registre émotionnel qui permet dans un premier temps d’ « accrocher » si l’on ose dire l’attention du public. Mais ce registre impose également ses limites : la compassion suppose que celui qui l’éprouve ne se sente a priori pas concerné par la situation, et encore moins responsable. C’est le cas de Bee Bee Bee, qui réagit mal au ton des fantômes comme à celui du linguiste rwandais qu’elle a invité pour traduire leurs propos, qu’elle juge accusateurs. A sa posture le spectacle oppose celle d’une autre journaliste occidentale, Colette Bagimont, « correspondante de grands journaux, belges et français, pour tout ce qui concerne l’Afrique des Grands Lacs », et présentée par l’assistant de Bee Bee Bee Dos Santos comme une femme « joignant le courage du journalisme de terrain à l’intelligence du journalisme de réflexion » 2353 . Elle reprend le terme de « génocide » que vient d’employer en direct l’un des fantômes, et fait du choix terminologique le premier enjeu de la lutte pour établir la vérité :

‘« Je crois que, juste avant l’interruption [par le fantôme], Bee Bee Bee a employé innocemment une formule toute faite, extrêmement courante, en parlant de "tragédie rwandaise".
J’ai moi-même été légèrement choquée, bien qu’habituée à cette tournure chez d’autres journalistes. Et je crois que les morts, […] entre autres choses, ne supportent plus ce langage indéfini, sans victimes ni bourreaux. Une "tragédie", vous voyez ? Qui dit tragédie, dit fatalité, destin inéluctable. L’apparition vient d’insister fortement sur la définition du crime : génocide. » 2354

Pour Colette Bagimont, « justice n’est pas faite » alors que « la justice est le préalable nécessaire à toute réconciliation du peuple rwandais et même à sa reconstruction économique durable » 2355 et c’est pour demander justice aux téléspectateurs que les Morts perturbent les ondes. Par le biais de la fiction, la réflexion que propose Rwanda 94 prend dès ce moment toute sa profondeur. Le prénom de la journaliste fictive suggère en effet que ce personnage s’inspire de la reporter Colette Braeckmann, journaliste au quotidien belge francophone Le soir, collaboratrice du Monde diplomatique, et auteur de plusieurs ouvrages sur l'Afrique. Ses travaux sur le génocide rwandais mettent en avant la responsabilité à long terme de la Belgique coloniale, ainsi que celle de la France à moyen terme, pour son soutien par le biais de sa cellule africaine, au régime de Habyarimana. Etabli depuis 1973, ce régime a cédé depuis les années 1980 à la corruption, et est devenu de plus en plus inégalitaire, notamment à l’égard des Tutsi. La France est également jugée responsable à court terme, pour avoir aidé le régime de Habyarimana à repousser en 1990 le FPR, une milice de rwandais rebelles exilés en Ouganda, qui portent un discours très ferme contre la corruption, l'injustice et les exclusions, et se trouve donc en phase avec les attentes de la population. Or, dès le 15 octobre 1990 un télégramme de l'Ambassadeur de France au Rwanda alerte l'Elysée d'un « risque de génocide ». 2356 La journaliste met enfin en cause la communauté internationale, d’abord pour avoir validé les accord d’Arusha de 1993, ensuite parce que « les pays membres du Conseil de sécurité estimèrent bien suffisant de doter le Rwanda d’un détachement de 2 548 hommes (au lieu des 4 500 que réclamait le commandant de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar), le général canadien Romeo Dallaire) et de limiter son action au chapitre VI de la Charte des Nations unies, qui interdit le recours à la force. » 2357 Ses positions ont été critiquées par les pouvoirs publics français mais également par deux journalistes du quotidien Le Monde dont les publications, exonérant la France de toute responsabilité, ont bénéficié d’un important relais médiatique : Pierre Péan dans Noires Fureurs, blancs menteurs 2358 , Charles Onana 2359 et, de manière plus indirecte, Stephen Smith. Si ce dernier a dans certains articles mis en cause « la communauté internationale et, en premier lieu, la France » 2360 pour leur « échec à prévenir l’extermination des Tutsis », estimant que « l’engagement de Paris au côté de l’ancien régime et l’inaction du reste du monde ont rendu la catastrophe possible », il a par ailleurs publié un ouvrage qui a bénéficié d’une reconnaissance médiatique et intellectuelle inédite pour un travail de journaliste. Or Négrologie 2361 insiste sur la responsabilité des Rwandais. 2362 De manière générale, l’ouvrage tend de manière générale à exonérer la France comme la communauté internationale de toute responsabilité présente dans la situation catastrophique du continent africain, comme à estomper le souvenir des responsabilités passées, la thèse principale du livre étant que l’Afrique « se suicide ». 2363

Il semble que les derniers rebondissements judiciaires, à l’heure où nous écrivons, s’ils incitent à nuancer fortement la clémence de Colette Braeckmann et de l’ensemble des historiens proches ou membres de Survie à l’égard du chef du FPR 2364 (Front Patriotique Rwandais) et actuel Président du Rwanda 2365 Paul Kagamé, leur donnent en revanche raison pour ce qui concerne la responsabilité de la communauté internationale et de France dans le génocide. 2366 Ainsi, suite à de nombreuses polémiques entretenues dans les médias non seulement par Colette Braeckmann mais par de nombreuses ONG 2367 et un certain nombre d’universitaires de renom, la France a nommé une commission d’enquête parlementaire sur la politique de la France pendant le génocide. Après un voyage au Rwanda ses rapporteurs, les députés Bernard Cazeneuve et Pierre Brana, concluent à la nécessité d’ouvrir une enquête officielle. 2368 Paul Quilès, président de la commission de la défense nationale, est nommé président de la commission d'enquête. Et le rapport d’enquête, qui reconnaît la qualification de génocide 2369 , conclut notamment que « la menace d’un possible génocide a été sous-estimée alors que se multipliaient, dans la plupart des partis politiques, des branches extrémistes ouvertement racistes » 2370 , et que, durant les années précédant le génocide, par sa volonté de soutenir le régime en place, « la France [a été] à la limite de l'engagement direct » 2371 et qu’il « paraît difficile de déterminer exactement la limite exacte au-delà de laquelle la formation et l'instruction peuvent être assimilées à un engagement réel » aux côtés des FAR 2372 , tandis que, sur la question de la vente d’armement, la Mission se cantonne à la question de la vente officielle et « n’entend pas […] épuiser la réalité du sujet et notamment elle ne prétend pas, s’agissant du trafic d’armes, élucider tous les cas évoqués à travers différents articles ou ouvrages, de marchés parallèles ou de livraisons effectuées au moment des massacres, en avril 1994, ou après la déclaration d’embargo des Nations Unies le 17 mai 1994. » 2373 Il semble donc que le déroulement de la justice réelle vienne confirmer la thèse défendue par les auteurs de Rwanda 1994 dès 1999. Et ce « trajet » vers la vérité est accompli sur le plan intradiégétique par Bee Bee Bee, personnage à propos duquel J. Delcuvellerie cite d’ailleurs comme référence la Sainte Jeanne des Abattoirs de Brecht. 2374 Après les révélations du Chœur des Morts, la confirmation de leur véracité par Colette Bogimont vient constituer la seconde étape de la prise de conscience politique de Bee Bee Bee, de sa conversion à la cause des victimes du génocide. Comme l’explique le Chœur des Morts au public,

‘« Madame Bee Bee Bee a été durement ébranlée, son cœur déborde,
Son petit cerveau travaille éperdument.
Elle se demande avec nous : comment
On peut tuer un million d’hommes
Si facilement
En 1994. » 2375

Et la troisième étape de la conversion de Bee Bee Bee va comme la précédente (quoi que de manière plus indirecte) provenir d’un confrère, ce qui vient préciser la portée de la critique des médias livrée par le spectacle, présentés comme dans Requiem pour Srebrenica comme étant mensongers non par nature, mais dans la mesure où ils sont le plus souvent à la solde des intérêts des plus puissants contre ceux des plus faibles. Et le théâtre documentaire vient donc répondre à cette forme de propagande en diffusant les interprétations minoritaires, c’est-à-dire à la fois les thèses les moins répandues et celles qui sont au service des populations en situation d’infériorité. Le spectacle se poursuit par la projection d’une archive du journal de 20 heures de France Télévision du 28 février 1993 qui manifeste une volonté d’informer et d’alerter les téléspectateurs à une heure de grande écoute :

‘« BRUNO MASURE : Invité de notre journal Jean Carbonare, président de l’association Survie, […] vous venez de faire partie d’une mission de la Fédération Internationale des Droits de l’homme, qui a passé environ quinze jours au Rwanda […] On vient de voir des images tout à fait effrayantes et vous avez d’autres témoignages à donner sur ces Mission des Droits de l’Homme assez terribles.

JEAN CARBONARE : Oui ce qui nous a beaucoup frappé au Rwanda c’est à la fois l’ampleur de ces violations, la systématisation, l’organisation même de ces massacres. […] On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crime contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi, et nous insistons beaucoup sur ces mots. […]
Tous les membres de la mission sont convaincus que, jusqu’à un niveau élevé du pouvoir, il y a une responsabilité très grande. Ce que je voudrais ajouter aussi, c’est que notre pays, qui supporte militairement ce système, a une responsabilité. […]
J’insiste beaucoup, nous sommes tous responsables, vous aussi Monsieur Masure, vous pouvez faire quelque chose, vous devez faire quelque chose, pour que cette situation change. Parce qu’on peut la changer si on veut. (ici, il balbutie, et les larmes lui viennent aux yeux avant de poursuivre.) […] » 2376

La « souveraine » 2377 d’un « empire médiatique » 2378 se voit alors confortée dans sa décision de « mettre [sa] compétence au service de la cause […] » 2379 des victimes du génocide, et entreprend de préparer une nouvelle émission qui, contrairement à la première, sera consacrée au génocide en tant que tel – et qui se fonde donc sur la reconnaissance de ce génocide. Elle demande à Jacob de « veiller avec [elle] sur le chemin de la vérité ». 2380 Et c’est le survivant des camps de concentration qui fait le lien entre le niveau intra-diégétique et le niveau extra-diégétique, s’adressant directement « au public pour juger « sincères » 2381 les paroles et la détermination de Bee Bee Bee, qui franchit la dernière étape de sa conversion, de l’émotion à la recherche d’argumentation :

‘« Ce génocide a trouvé ses germes dans le ventre colonial.
Par respect pour les victimes,
J’entends que des explications
Soient données dans la froide articulation du raisonnement
Car, je vous le dis :
Ce que l’homme a noué, l’homme doit pouvoir le dénouer. » 2382

C’est alors que Jacob entreprend de conduire Bee Bee Bee à la conférence d’un homme qui « sait des choses que d’autres lui ont apprises d’autres hommes. » 2383 Ce « conférencier » est interprété par Jacques Delcuvellerie, le metteur en scène du spectacle, ce qui tend à extraire cette séquence de la fable selon un procédé épique. D’ailleurs il est précisé par une didascalie que « Jacob et Bee Bee Bee s’assoient sur le côté, dos au public à l’extrême avant-scène, presque comme s’ils faisaient partie des spectateurs. » 2384 Et cette longue séquence 2385 est une véritable conférence, intitulée « Ubwoko » (clan en kinyarwanda), qui tente de répondre à l’interrogation partagée à ce moment là du spectacle par Bee Bee Bee et la majorité des spectateurs : « Hutu, qu’est-ce que cela signifie, Tutsi, qu’est-ce que cela signifie? » 2386 Et, comme l’avait annoncé Jacob, le metteur en scène de Rwanda 94 transmet la connaissance qui lui a été transmise par d’autres hommes, et notamment par Jean-Pierre Chrétien (qui est explicitement mentionné), mais aussi par Colette Bigimont/Colette Braeckmann et par Jean Carbonare. En effet, le Groupov s’est appuyé sur les travaux de l’association Survie 2387 présidée à l’époque (et jusqu’en 1995) par Jean Carbonare, notamment sur ceux dirigés par François-Xavier Verschave et son équipe, tous à la fois historiens et membres de l’association Survie. 2388 Odile Tobner, Boubacar Boris Diop et François-Xavier Verschave ont répondu à Stephen Smith dans Négrophobie, explicitement sous-titré : « réponse aux "négrologues", journalistes françafricains et autres falsificateurs de l’information. » 2389 Les travaux de Survie 2390 ont eux-mêmes été initialement inspirés par les articles de la journaliste Colette Braeckmann. Et la conférence de Rwanda 94 s’appuie sur leurs écrits pour démontrer la responsabilité de la Belgique coloniale, qui a donné une existence juridique aux appartenances « Hutu » et « Tutsi », en les faisant figurer sur les cartes d’identité. En effet ni la langue, ni le territoire, ni la religion, ni la culture ne distinguent Hutus et Tutsis, aussi « il n’est aujourd’hui aucun ethnologue pour accepter de reconnaître des ethnies différentes entre les Hutus et les Tutsis. » 2391 C’est le pouvoir colon belge qui s’est systématiquement appuyé sur les Tutsi, faisant ainsi croître un important ressentiment des Hutus, qui se manifesta au moment de l’indépendance – de 1959 à 1963 un premier génocide fait 20 000 morts Tutsis.

Convaincue par la conférence, Bee Bee Bee peut alors, parce qu’elle est en quelque sorte passée de l’autre côté, transmettre à son tour ce que d’autres lui ont transmis. Elle met au point la construction de son émission, et cette étape de la fable suscite à son tour une profonde réflexion sur les médias, qui se double d’une réflexion métadiscursive et en l’occurrence plus précisément sur la fonction des images. Bee Bee Bee veut montrer les images du génocide, parce qu’elle espère ainsi faire réagir les spectateurs et donc l’opinion publique, incarnée au présent par l’assemblée des spectateurs de Rwanda 94. Pour le spectateur, ces « huit minutes d’images du génocide, en silence total, sauf un extrait radiophonique de RTLM, sous-titré français, une seconde fois sous-titré anglais, et une troisième, uniquement en kinyarwanda »  2392 viennent après les explications fournies par le conférencier, et après plusieurs heures de spectacle. Au contraire, Bee Bee Bee entend les montrer de but en blanc aux téléspectateurs de son émission, et le responsable de l’Union européenne de radiodiffusion Monsieur UER va refuser la diffusion du reportage parce qu’il juge les images trop choquantes. L’argument peut a priori se tenir, notamment parce que le choc des images ne produit pas nécessairement un choc de longue durée dans la conscience d’un spectateur déjà gavé d’images violentes, et peut au contraire contribuer à l’insensibiliser à la manière d’un vaccin. Mais il est présenté comme illégitime dans le spectacle, parce que le supérieur de Bee Bee Bee est uniquement soucieux de l’audimat, et tout à fait insensible au fait que ces images atroces portent à la connaissance du public une situation atroce et remplissent une fonction d’information, en même temps qu’elles rendent hommage à ces morts :

‘« MONSIEUR UER. Tout de même. Voyons lucidement les choses. Il est vingt heures quarante. La publicité vient de passer. Les gens se mettent à table. Dans leur assiette, que trouvent-ils ? Ca. Huit minutes de ça. Pardonnez-moi, c’est un peu indigeste. Trop c’est trop.
BEE BEE BEE. Huit minutes pour évoquer trois fois trente jours, trois fois trente jours de vingt-quatre heures, huit minutes d’images pour deux mille cent soixante heures d’agonie, c’est trop ?
MONSIEUR UER. Bee Bee Bee ne m’emmerdez pas avec votre pseudo-comptabilité. Vous savez comment ça va se passer ? Les deux premières minutes, les gens seront révoltés, ils seront remplis d’effroi. A la troisième, ils seront écoeurés. A la quatrième, ça ne leur fera plus rien et ils commencerons à rigoler en disant ça va, on a compris.
BEE BEE BEE. Qu’est-ce qui vous dérange tellement, Monsieur ? Et ne convient-il pas, ici, de déranger ? Si je dis tranquillement un million de morts, vous ne sursautez pas. Si je montre quelques dizaines de corps, vous voilà révulsé. Pourquoi ?
MONSIEUR UER. Le monde a ses lois. La télévision aussi a ses lois. Le spectateur n’a pas à être brutalisé. Ni démoralisé ! Ni culpabilisé. Ce qui se passe en Afrique n’est tout de même pas sa faute. […] Quel sera l’effet ? Au lieu d’attirer, d’intéresser, vous allez rebuter. […] Et ce silence sur les images ! C’est quoi ? […] Il n’y aura pas de musique ?
BEE BEE BEE. Non.
DOS SANTOS. Euh… J’ai proposé une musique. Il faut adoucir la situation. Adoucir n’est d’ailleurs pas le terme correct. Je voyais une musique assez lente, assez grave, un mouvement musical d’une réelle qualité artistique. Enfin, qui puisse en quelque sorte apprivoiser l’émotion trop brute, trop brutale.
[…]
BEE BEE BEE. Je ne suis pas d’accord. Et d’abord, il y a du son : RTLM, la radio génocidaire, et même une chanson. On entend le message, on voit le résultat.
MONSIEUR UER. […] Est-ce que vous vous rendez compte qu’avec ce silence vous sortez complètement du journalisme ? Ca, ce n’est plus de l’information, c’est de l’esthétisme. C’est un "effet". Vous faites des "effets" avec l’horreur. Je ne trouve pas ça très ragoûtant. » 2393

La volonté de choquer peut tout autant émaner d’une intention louable qu’être la conséquence d’une volonté de produire une information « choc » plus soucieuse de sensationnel que d’efficacité politique, et inversement la volonté de ne pas montrer l’horreur peut être le signe d’un excès d’indifférence et non de conscience. Le spectacle laisse ouvert le débat, suggérant que le sens ne réside pas tant dans le choix du média que dans le projet qu’on lui fait servir. Après une négociation sur la durée, que Monsieur UER veut au moins réduire à quatre minutes, la scène se termine sur le silence de Bee Bee Bee, rejointe par le vieux Juif Jacob, et la scène suivante, qui clôt la quatrième partie du spectacle met en scène Jacob, qui explique que « Bee Bee Bee ne fit jamais son émission » 2394 , avant que le Chœur des Morts juge les passifs et les indifférents :

‘« MORT 2. A travers nous l’humanité
vous regarde tristement.
Nous, morts d’une injuste mort,
Entaillés, mutilés, dépecés,
Aujourd’hui déjà : oubliés, niés, insultés.
Nous sommes ce million de cris suspendus
Au-dessus des collines du Rwanda.
Nous sommes, à jamais, ce nuage accusateur.
Nous redirons à jamais l’exigence,
Parlant au nom de ceux qui ne sont plus
Et au nom de ceux qui ne sont pas encore;
Nous qui avons plus de force qu’à l’heure où nous étions
Vivants
Car vivants nous n’avions qu’une courte vie pour témoigner.
Morts, c’est pour l’éternité que nous réclamons notre dû. 
LE CHŒUR DES MORTS. (chacun son tour.)
Narapfuye, baranyische, sindaruhuka, Sindariga amahoro.
Je suis mort, ils m’ont tué, je ne dors pas, je ne suis pas en paix. » 2395

Comme toujours dans les spectacles documentaires, le sens s’ouvre à l’universel, et le spectacle s’apparente, même s’il n’en emprunte pas la forme scénique, à une forme de tribunal qui vient compenser la justice injuste ou anticiper l’avènement d’une justice juste (comme le TPIR). Outre la critique de l’indifférence de la plupart des médias occidentaux et une réflexion sur le pouvoir à double tranchant des images en comparaison de celui de l’argumentation raisonnée, Rwanda 94 aborde un point spécifiquement lié au génocide rwandais, celui de l’éventuelle responsabilité directe de médias dans les conflits. En effet, l’une des spécificités 2396 du génocide rwandais tient au statut de la RTLM, la Radio Télévision des Mille Collines, lancée en 1993 par l’aile dure et violemment anti-Tutsi du régime d’Habyarimana, et qui a joué un rôle de propagande. 2397 La plupart des responsables de cette radio ont ensuite été jugés dans le cadre du procès 2398 des « médias de la haine » 2399 ouvert en octobre 2000 devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Ils étaient poursuivis notamment pour entente et incitation directe et publique en vue de commettre le génocide anti-Tutsi et les massacres d'opposants qui ont fait un million de morts en 1994. Le spectacle anticipe sur ce point encore l’avènement d’une justice juste comme le montre ce chant du Chœur des Morts :

‘«  Qui oubliera RTLM
Elle qui ameutait ces sanguinaires
Les appelant à ne pas oublier
de tuer aussi les nourrissons
Les coqs qui chantent aujourd’hui
Hier encore n’étaient que des œufs
Telles étaient leurs paroles
[…]
Diront-ils que RTLM a continué
A diffuser ses messages de haine
Pendant le génocide
A partir de la zone dite humanitaire française
La zone Turquoise […] » 2400

Plus que tout autre, l’exemple du spectacle Rwanda 94 met en lumière les enjeux spécifiques du théâtre documentaire, qui s’empare de l’actualité et entend non pas représenter un événement mais en fournir une interprétation, qui fonctionne presque toujours comme dévoilement d’une vérité cachée, et implique donc que le spectacle double sa fonction d’interprétation de l’événement d’une ambition de critique de la couverture de l’événement dans les principaux médias. Comme le dit Jacques Delcuvellerie à propos de Rwanda 94, dans les spectacles documentaires, « l’image n’est pas seulement exposée, mais elle offre le sujet d’un débat sur l’image. » 2401 Et l’on ne peut pas uniquement parler de lutte contre la désinformation, car, outre le principe de dévoilement d’une vérité cachée, le spectacle constitue un véritable outil de contre-information qui prend parti dans les polémiques politiques, et en l’occurrence Rwanda 94 prend parti dans plusieurs polémiques parallèles portant sur la responsabilité de la France et de la communauté internationale, sur le traitement médiatique de l’événement, mais également sur les responsabilités de l’actuel Président Rwandais et du FPR et sur leur éventuelle instrumentalisation des Tutsis pour conquérir le pouvoir. Il existe plusieurs camps qui prétendent chacun à détenir une vérité et veulent l’imposer comme la seule valable. Ce type de spectacle documentaire s’inscrit donc explicitement dans une vision clivée du monde, perçu comme un champ de lutte entre des camps animés par des intérêts opposés, et le théâtre entend fermement se mettre au service du camp des plus faibles. Ce type de spectacle tend à prouver que la polémique scientifique est aussi une polémique politique : par le biais de la dénonciation du mensonge et du dévoilement d’une vérité masquée par le pouvoir, le spectacle se veut un acte de justice, une « tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants ». 2402

Outre sa fonction de contre-information, le spectacle a joué une fonction politique très concrète au Rwanda et a d’ailleurs alimenté le conflit entre la France et le Rwanda en 2004. Une tournée du spectacle avait été prévue à Kigali au printemps 2004 à la demande d’associations de rescapés, à l’occasion des dix ans du génocide. Les cérémonies de commémoration du mois d’avril 2004 étaient marquées par une tension entre Paris et Kigali et des accusations réciproques : d’un côté le juge Jean-Louis Bruguière, dans son rapport d’instruction dans le cadre de l’enquête sur le crash de l’avion du Président Habyarimana (cause immédiate du génocide), « en imput[ait] la responsabilité au Front patriotique rwandais (FPR) du général Kagamé, aujourd'hui au pouvoir à Kigali » 2403 , tandis que du côté rwandais, lors de la commémoration officielle du 07 avril, le Président Paul Kagamé, après avoir pris acte des excuses présentées par la Belgique, les Etats-Unis et les Nations Unies, exigeait des excuses officielles de la France, accusée de complicité de génocide, et s’en prenait violemment à la délégation française officielle. 2404 C’est dans ce contexte diplomatique très tendu que, soucieuse de ne pas jeter de l’huile sur un feu qui ne se contentait plus de couver, l’ambassade de France à Kigali a refusé de prêter la salle de spectacle du Centre Culturel Français, la seule à être suffisamment équipée pour accueillir le spectacle, au motif que « ce n’est pas le rôle de l’ambassade de France de diffuser dans ses locaux des pièces qui mettent en cause le rôle d’un chef d’Etat français. » 2405 Si Rwanda 94 a été créé pour informer et responsabiliser le public occidental, les sept représentations du spectacle au Rwanda ont joué pour la population rwandaise un rôle de catharsis considérable comme le raconte la critique de théâtre Catherine Bédarida, qui a assisté à l’une de ces représentations :

‘« Salles combles, centaines de personnes faisant la queue deux heures avant le début dans l’espoir d’avoir une place : la salle de 1500 places à Butare et celle de 500 places à Kigali sont prises d’assaut. Pendant le spectacle, l’émotion est palpable, en particulier à l’écoute du témoignage de Yolande Mukagasana […] ou devant les documents télévisuels atroces […]. Sanglots, hurlements de douleur éclatent. Une équipe de psychologues de la Croix-Rouge rwandaise, spécialiste des traumatismes, est présente pour assister les plus choqués. […] Nous voyant prendre des notes, des hommes et des femmes de l’auditoire viennent nous affirmer que ces sept heures de paroles vraies leur font plus de bien que toutes les cérémonies officielles organisées par le gouvernement. » 2406

Et si ce spectacle a joué un rôle essentiel pour les Rwandais, c’est à la fois parce que le témoignage de Yolande Mukagasana donne une reconnaissance aux rescapés qui ont le courage de témoigner alors que cette pratique est contraire à la culture rwandaise 2407 , mais aussi parce qu’il se veut un acte de justice et non de vengeance – contrairement peut-être aux cérémonies officielles du nouveau régime de Paul Kagame, preuve que le théâtre documentaire, alors même qu’il ne s’inféode pas directement à un parti ou un pouvoir politiques, en est non seulement idéologiquement proche mais participe directement à la lutte à leur service. Enfin, la structure opératique du spectacle qui combine théâtre documentaire et tragédie, mêlant une logique argumentative à une adresse sensible, informe en même temps qu’elle sert d’exutoire émotionnel aux spectateurs, et permet ainsi que le spectacle s’ouvre à un public universel mais non abstrait, s’adressant à la population rwandaise qui a vécu l’événement soit en tant que victime soit en tant que bourreau, et à la population occidentale qui n’a pas vécu l’événement. C’est donc pour servir une intention première extra-théâtrale – dénoncer les mensonges politiques et médiatiques et faire acte de réparation symbolique – que le Groupov a voulu faire de Rwanda 94 un feu d’artifice esthétique. D’ailleurs, la note d'intention de J. Delcuvellerie indique clairement que si la compréhension de l'événement a constitué la première préoccupation du collectif, elle a toujours été conditionnée au principe primordial du respect des exigences propres à la construction d'un spectacle de théâtre :

‘« Nous avions […] à l'esprit deux préoccupations. La première c'est d'être intelligible. Ce qui ne va pas de soi dans cette matière [….]. Deux écueils évidents. Vouloir inclure dans la pièce les informations nécessaires et même préalables à la compréhension de son sujet, ce qui coïncide rarement avec les exigences du "drama", fut-il "épique", ou considérer l'essentiel comme connu et bâtir notre fable comme si nous parlions entre nous […]. Seconde préoccupation. A partir du cas concret, transcender sa singularité. Notre but n'a jamais été de produire un documentaire théâtral sur le Rwanda. Nous voudrions, de ce cas singulier […] traité dans sa singularité même, créer un objet dramatique et poétique propre à éclairer et à réveiller des contradictions beaucoup plus larges. » 2408

Au-delà de l’exemple de ce spectacle, il nous paraît donc important de conclure notre étude du réinvestissement de la fable épique et du théâtre documentaire dans les créations contemporaines par une réflexion générale sur la place de l’esthétique dans le théâtre de lutte politique.

Notes
2331.

Rwanda 94 (Groupov). Mise en scène de Jacques Delcuvellerie, compagnie Le Groupov. La première version du spectacle a été créée au Festival d’Avignon en juillet 1999. C’est en raison de sa diffusion et de son retentissement en France que nous incluons ce spectacle écrit par une compagnie belge.

2332.

Voir le remarquable numéro d’Alternatives Théâtrales coordonné par Georges Banu, et le mémoire de DEA de Claire Ruffin dirigé par Georges Banu : Georges Banu (et alii), « Rwanda 94. Le théâtre face au génocide », Alternatives Théâtrales, n°67-68, avril 2001. Claire Ruffin, L'intrusion du réel au théâtre : Réflexion sur le théâtre documentaire à partir de Rwanda 94 du Groupov, Claire Ruffin, Mémoire de DEA sous la direction de Georges Banu, Université Paris III, 2002.

2333.

Voir Jacques Delcuvellerie, « Dramaturgie », in Georges Banu (et alii), « Rwanda 94. Le théâtre face au génocide », op. cit., pp. 50-56.

2334.

Le spectacle s’ouvre sur cette parole de Yolande Mukagasana, rescapée du génocide : « Je ne suis pas comédienne, je suis une survivante du génocide au Rwanda, tout simplement. C’est ça, ma nouvelle identité. Ce que je vais vous raconter, c’est seulement ma vie de six semaines pendant le génocide. » Marie-France Collard, Jacques Delcuvellerie, Yolande Mukagasana, Jean-Marie Piemme, Mathias Simons, Rwanda 1994, Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l'usage des vivants, Montreuil-sous-Bois, Editions Théâtrales, 2002, p. 15.

2335.

Le spectacle fait ainsi succéder à la séquence inaugurale de témoignage, une fable épique en forme de conversion autour de la figure de la journaliste Bee Bee Bee. Puis c’est la « litanie des questions » posée par le Chœur des Morts, séquence purement documentaire qui mêle le rappel de la chronologie du génocide – dans le temps court (1990-1994) mais aussi dans le temps long – à une mise en accusation de la France et de la Belgique. Le spectacle revient ensuite à la fable épique, qui se fait le fil conducteur du spectacle avant de laisser la place à une longue conférence très dépouillée et prise en charge par le metteur en scène Jacques Delcuvellerie sur l’histoire du Rwanda et l’argumentation et l’accusation se font alors plus explicites et plus démonstratives. Suit une séquence chantée qui mêle le Français et le Rwandais, puis la séquence « Si c’est un homme » qui met en scène Jacob, un vieillard rencontré par Bee Bee Bee. Par son histoire personnelle, ce personnage met en relation le génocide rwandais avec celui des Juifs, et confère au spectacle sa portée universelle et transhistorique. La responsabilité passive de l’ensemble de la population et des pouvoirs est dénoncée ensuite par la séquence « voulez-vous chanter avec moi », qui met en scène les trois hyènes « Monsieur Cekomsa », « Monsieur Quai d’Orsay » et « Monsieur Compradore ». Puis une séquence met en scène Bee Bee Bee et des marionnettes géantes qui s’inspirent à la fois du théâtre africain et de la tradition du théâtre d’agit-prop, un oiseau géant habillé de pourpre qui figure un évêque qui joua un rôle important pendant la « révolution » de 1959 et un Christ noir à la couronne d’épines en or. Comme dans Requiem pour Srebrenica, le pouvoir politique est mis en scène, en l’occurrence par le biais d’un dialogue entre Mitterrand, joué par un comédien rwandais et surnommé « Tonton Machette », et son fils, directeur de la cellule africaine de l’Elysée, dans la séquence « Père et fils » qui se déroule sur la roche de Solutré. La cinquième et dernière partie du spectacle laisse place à une structure tragique qui mêle au modèle occidental la musique rwandaise, et dans laquelle le chœur de témoins et le choryphée sont les seuls personnages, qui au terme de leur récit énoncent le nom, l’âge, le sexe, la profession et la situation familiale des victimes qu’a fait le génocide rwandais uniquement dans une cellule (plus petite division administrative au Rwanda) d’un secteur d’une commune du Rwanda.

2336.

Orchestre composé d’un piano, une clarinette, un violon, un alto, un violoncelle. Source : Rwanda 94, op. cit., p. 11.

2337.

Catherine Bédarida, « Opéra funèbre en mémoire du génocide au Rwanda », Le Monde, 27 janvier 2001.

2338.

Philippe Ivernel, « Pour une esthétique de la résistance », in Rwanda 94. Le théâtre face au génocide, op. cit., p. 13.

2339.

Peter Weiss, Thèse 14, « Quatorze thèses sur le théâtre documentaire », in Peter Weiss, Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre du Vietnam, Paris, Seuil, 1968, p. 15. 

2340.

Jacques Delcuvellerie, « Dramaturgie », in Rwanda 94. Le théâtre face au génocide, op. cit., p. 53.

2341.

Ibid., p. 52.

2342.

Georges Banu, « Rwanda 94, un événement », ibid., p. 21.

2343.

Idem.

2344.

Idem.

2345.

Idem.

2346.

Idem.

2347.

Voir supra, Introduction, 2, c et Partie II, chapitre 3, 2.

2348.

Rwanda 94, op. cit., p. 25.

2349.

Rwanda 94, op. cit., p. 38.

2350.

Idem.

2351.

Idem.

2352.

Ibid., p. 40.

2353.

Ibid., p. 43. 

2354.

Ibid., p. 45.

2355.

Ibid., p. 46.

2356.

Source : Claudine Vidal (membre de la section sociologie du Laboratoire de Sociologie et Géographie africaines CNRS/EHESS, dirigé par Georges Balandier et Gilles Sautter), et Filip Reyntjens (président de l’Institut de politique et de gestion du développement à l’Université d’Anvers et président du Centre d’études et de documentation africaines CEDAF à Bruxelles), interrogés dans le cadre du film documentaire La France au Rwanda. Une neutralité coupable, film écrit et réalisé par Claudine Vidal et Filip Reyntjens en collaboration avec Robert Genoud, Les films du village, 1999.

2357.

Colette Braeckmann, « Retour sur un aveuglement international», Le Monde Diplomatique, Mars 2004.

2358.

Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, Paris, Mille et une nuits, 2005. Suite à la publication de cet ouvrage très controversé, une plainte a été déposée contre l’auteur par SOS Racisme pour « incitation à la haine raciale. »

2359.

Charles Onana, Les secrets de la justice internationale. Enquêtes truquées sur le génocide rwandais, Paris, Duboiris, 2005. Pour ce journaliste camerounais, dont le livre est préfacé par Pierre Péan, il n’y a pas eu à proprement parler de génocide, mais une guerre qui a fait des morts des deux côtés, et il n’y a pas eu planification, l’auteur remettant en cause le fax envoyé par le Général Dallaire qui a accrédité cette thèse, en s’appuyant sur un rapport d’enquête de l’ONU daté de 1995, qui n’avait jamais été publié.

2360.

Stephen Smith, « Rwanda : L’ombre portée de la non-assistance à population en danger », Le Monde, 19 avril 2004.

2361.

Stephen Smith, Négrologie, pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Hachette, 2004.

2362.

« Que les clichés raciaux européens de la fin du XIXe siècle, exportés au "pays des mille collines", aient été a minima un facteur aggravant semble […] incontestable. Mais cet imaginaires n’a pas été une fatale prophétie autoréalisatrice, dans la mesure où les Rwandais ont dû s’y reconnaître et se l’approprier pour "naturaliser" leurs différences, de quelque origine – mythique – ou nature – identifiable ? – qu’elles soient réellement. On aurait tort de penser que les consciences obtuses de "bons sauvages" fussent dépravées, à leur insu, par le venin raciste européen. » Ibid., p. 152.

2363.

Ibid., « Introduction », p. 13.

2364.

Si l’ouvrage du journaliste Pierre Péan a été fortement critiqué et paraît peu fiable, de nombreux historiens, y compris des historiens très critiques à l’égard de l’ensemble des thèses de cet ouvrage, comme Filip Reyntjens, Claudine Vidal, ainsi que l’ancien collaborateur de Jean Carbonare Joseph Ngarambe, estiment que l’ancien président de Survie Jean Carbonare entretient des liens problématiques avec le nouveau régime, et que l’historien Jean-Pierre Chrétien confondent la recherche scientifique et le militantisme pour le FPR.

2365.

« L'escalade politico-judiciaire entre la France et le Rwanda au sujet du génocide de 1994 est sur le point de connaître un épisode-clé. Neuf mandats d'arrêt internationaux doivent être émis, mercredi 22 novembre [2006], par le juge français Jean-Louis Bruguière contre des proches du président rwandais Paul Kagamé. Chargé de l'enquête sur l'attentat contre l'avion du président Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994 – qui a entraîné le déclenchement du génocide durant lequel près de 800 000 Tutsis ont été tués –, le juge antiterroriste a transmis au parquet une ordonnance de soit-communiqué cinglante contre M. Kagamé, dont Le Monde a eu connaissance. Le juge y affirme que, "pour Paul Kagamé, l'élimination physique du président Habyarimana s'était imposée à partir d'octobre 1993 comme l'unique moyen de parvenir à ses fins politiques", c'est-à-dire "une victoire totale, et ce au prix du massacre des Tutsis dits 'de l'intérieur'". » Piotr Smolar, « Attentat de Kigali en 1994 : Jean-Louis Bruguière accuse Paul Kagamé », Le Monde, 21 novembre 2006.

2366.

« Depuis décembre 2005, une enquête est ouverte au Tribunal aux armées de Paris (TAP) pour « complicité de génocide » visant l'action de l'armée française pendant l'opération humanitaire « Turquoise ». Versées le 27 juin au dossier instruit au TAP par la juge Florence Michon, les archives de l'Elysée fournissent une trame de la politique française dans la région. Constituées de notes des conseillers de François Mitterrand, de procès-verbaux de conseils des ministres ou de télégrammes diplomatiques, elles montrent l'obstination avec laquelle le président français a voulu soutenir son homologue rwandais, Juvénal Habyarimana, considéré comme la seule digue contre l'influence anglo-saxonne dans la région. Dans une lettre au chef de l'Etat, ce dernier évoquait dès le 25 mai 1990 le « contrat de solidarité » entre les deux peuples. La France lui apporta donc une aide politique et militaire pour contrer l'avancée du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé, soutenu par l'Ouganda voisin. Quitte pour cela à négliger les signaux d'alerte sur les premiers massacres en cours. Ainsi, le 15 octobre 1990, quelques jours après l'envoi par la France du détachement de parachutistes Noroit, qui restera trois ans sur place, l'ambassadeur à Kigali, Georges Martres, écrit : « Les Tutsis sont convaincus que si la victoire du pouvoir actuel était totale, le départ des troupes françaises et belges aurait pour résultat d'aggraver la répression et les persécutions, et conduirait à l'élimination totale des Tutsis. » Piotr Smolar, « Rwanda : les archives racontent ce que savait l’Elysée », Le Monde, 03 juillet 2007.

2367.

Notamment Human Rights Watch. Voir Allison Desforges, « Aucun témoin ne doit survivre, génocide au Rwanda », rapport rédigé pour Human Rights Watch, Fédération internationale des droits de l’homme, Paris, 1999.

2368.

C'est la première fois depuis la décolonisation que la France s'interroge de manière officielle sur sa politique africaine.

2369.

Rapport d’enquête de la commission d’enquête, pp. 288-311. Source : http://www.assemblee-nationale.fr/11/dossiers/rwanda/r1271.asp

2370.

Ibid., p. 198.

2371.

Ibid., p. 168.

2372.

Forces Armées Rwandaises, armée du gouvernement d’Habyarimana et du gouvernement intérimaire après la mort du Président le 06 avril 1994. Les FAR ont joué un rôle décisif dans l’organisation et l’exécution du génocide.

2373.

Ibid., p. 177.

2374.

Jacques Delcuvellerie, « Dramaturgie », in Rwanda 94. Le Théâtre face au génocide, op. cit., pp. 52-53.

2375.

Rwanda 94, op. cit., p. 77.

2376.

Rwanda 94, op. cit

2377.

Ibid., p. 78.

2378.

Idem.

2379.

Ibid., p. 79.

2380.

Ibid., p. 84.

2381.

Idem.

2382.

Idem.

2383.

Ibid., p. 85.

2384.

Ibid., p. 86.

2385.

Ibid., pp. 88-102.

2386.

Idem.

2387.

Voir la bibliographie succincte établie à la fin du texte. Rwanda 94, op. cit., p. 174.

2388.

Président de Survie de 1995 à 2005, date de sa mort. C’est Odile Tobner qui lui a alors succédé.

2389.

Boubacar Boris Diop, Odile Tobner et François-Xavier Verschave, Négrophobie, Paris, Les Arènes, 2005.

2390.

Voir également François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, Paris, La Découverte, 1994.

2391.

Ibid., p. 88.

2392.

Rwanda 94, op. cit., p. 127.

2393.

Ibid., pp. 128-130.

2394.

Ibid., p. 132.

2395.

Idem.

2396.

Sur la question de la définition du génocide en tant que telle et de l’existence de paradigmes et de spécificités historiques propres à chaque génocide, nous nous appuyons sur les travaux de Jacques Sémelin. Voir notamment Jacques Sémelin, « "Massacre" ou "génocide" ? », in Christian de Brie, Ignacio Ramonet et Dominique Vidal (numéro dirigé par), Manière de voir n°76, Le Monde Diplomatique, août-septembre 2004, pp. 26-29.

2397.

A propos de RTLM, J. Sémelin écrit : « C’est la première fois dans l’histoire qu’une station de radio incite ouvertement ses auditeurs à participer activement à des massacres, à ce qui va bientôt être reconnu comme un génocide ». Jacques Sémelin, « Rwanda : "faire le travail", in Purifier et détruire, Paris, Seuil, 2005, p. 231. Sur la

2398.

Colette Braeckmann a été nommée en qualité d’expert à ce procès.

2399.

Jean-Pierre Chrétien (sous la direction de), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1997.

2400.

Rwanda 94, op. cit., p. 51, et p. 53.

2401.

Jacques Delcuvellerie, « « le chemin du sens », in Rwanda 94, Le théâtre face au génocide. Groupov, récit d’une création., op. cit., p. 91.

2402.

C’est le sous-titre du spectacle.

2403.

Stephen Smith, « L’enquête sur l’attentat qui fit basculer le Rwanda dans le génocide », Le Monde, 10 mars 2004.

2404.

Jean-Philippe Rémy, « Dans la douleur de la commémoration du génocide, le président rwandais fustige le rôle de la France », Le Monde, 09 avril 2004.

2405.

Dépêche AFP citée par Catherine Bédarida, « L’ambassade de France hostile à la pièce », Le Monde, 22 avril 2004.

2406.

Catherine Bédarida, « Les Rwandais sous le choc de l’opéra du génocide », Le Monde, 22 avril 2004.

2407.

Information donnée par Dorcy Rugamba, qui a lui-même perdu la plupart des membres de sa famille lors du génocide. Le metteur en scène de l’Instruction dont nous avons déjà parlé était en effet l’un des comédiens du spectacle Rwanda 94.

2408.

« Dramaturgie », Jacques Delcuvellerie, in Rwanda 94. Le théâtre face au génocide. Groupov, récit d'une création. », op. cit., p. 50.