i. L’héritage du théâtre de lutte politique et de la philosophie de l’art marxiste.

L’ambivalence du statut de l’esthétique est inhérent à l’art qui se situe dans la perspective révolutionnaire. Au tournant du XXe siècle, Romain Rolland estimait déjà que « le théâtre, […] doit prendre parti dans le combat au risque d'altérer ou même de perdre pour un temps, certains de ses plus hauts privilèges : le désintéressement de la pensée et la pure beauté » 2409 , tout en estimant que la révolution politique constituait la meilleure occasion d’une révolution artistique nécessaire à ses yeux :

‘« Quand ma raison ne serait pas d'accord avec la pensée socialiste, je serais encore conduit à elle par mon sentiment artistique. De tout notre théâtre passé, il n'y a presque plus rien qui me paraisse capable d'alimenter notre vie ; je crois à la nécessité d'une révolution dramatique qui renouvelle entièrement les pensées et la forme même du théâtre français. Cette révolution ne peut s'accomplir que par la révolution ou l'évolution socialiste. » 2410

Contrairement à l’idée souvent accréditée par les chantres du théâtre d’art 2411 selon laquelle ambition artistique et politique seraient incompatibles, le projet critique et politique du théâtre de lutte politique a donc très souvent engendré une révolution esthétique indissociable de la révolution politique, et la modalité première de la lutte du théâtre de lutte politique est esthétique. Les artistes qui agissent dans le cadre de la cité du théâtre de lutte politique semblent pour leur quasi totalité avoir retenu la leçon de Marcuse selon laquelle « le renoncement à la forme relève d’une véritable "abdication", qui interdit par ailleurs à l’art d’incarner "l’univers de l’espoir" 2412  » 2413 . Même pour le théâtre documentaire, l'évaluation d'un spectacle ne saurait se contenter de prendre en considération le fait qu’y soient donnés des arguments indubitables pour prouver une thèse.Avec la fable épique, ce genre a permis les plus grandes innovations scénographiques du XXe siècle, et les exemples de créations recourant à ces formes depuis 1989 évoqués précédemment nous semblent avoir montré la vitalité actuelle de cette esthétique au service du projet critique et de la lutte politique.

Les artistes « pensent en artistes » comme Kandinsky pensait en peinture, et non pas comme des chercheurs ou comme des militants, même si les procédés esthétiques utilisés dans les spectacles empruntent à la rhétorique, et les artistes allient toujours dans leur mode d’adresse l’ambition de persuader à celle de convaincre le spectateur. Toutefois, si les questions formelles sont au cœur de la pratique artistique et politique et constituent la modalité première de la lutte pour le théâtre, le résultat esthétique n’importe pas nécessairement dans le théâtre de lutte politique, notamment pour les pratiques articulées non au projet critique mais directement à la lutte politique. Nous avons vu dans notre chapitre précédent que dans le cas du théâtre forum notamment, l’évaluation ne se fait pas en des termes esthétiques, notamment parce que le public n’est plus envisagé uniquement en tant que spectateur mais est intégré de plain pied comme acteur de la pièce et de la lutte. Mais dans tous les cas, qu’il s’agisse du théâtre forum ou des spectacles fondés sur une relation scène/salle plus conventionnelle, la conception de l’art qui sous-tend l’ensemble des spectacles de lutte politique s’articule à une conception du politique qui constitue leur second dénominateur commun.

Notes
2409.

Romain Rolland, « Théâtres populaires. Tribune libre », réponse à Alphonse Séché "A propos du Théâtre Populaire", Revue d'Art Dramatique, septembre 1903.

2410.

Idem.

2411.

Voir supra, Partie II, chapitre 3, introduction et 2, a.

2412.

Herbert Marcuse, La Dimension esthétique, Paris, Seuil, 1979, p. 63.

2413.

Jean-Marc Lachaud, « De la fonction critique de l’art aujourd’hui », in Emmanuel Renault et Yves Sintomer, Où en est la théorie critique ?, Paris, La Découverte, 2003, p. 271.