Nous souhaitons donc à présent reprendre la définition du politique comme politisation caractérisée par un double processus de montée en généralité et de conflictualisation, évoquée dans notre chapitre précédent 2414 , pour voir ce que signifient concrètement ces expression transposées au théâtre. Deux précisions en forme de réserves doivent être émises d’emblée. D’une part, cette approche permet d’aborder les intentions des pièces et des spectacles mais non celles des spectateurs. Il ne paraît pas légitime d'analyser la démarche qui pousse à aller voir un tel type de spectacle uniquement en termes de politisation. Ce n'est pas nécessairement parce qu'il s'agit d'un spectacle abordant un sujet politique que tel spectateur va le voir, et il importe de ne pas négliger les autres motivations, telles le fait de connaître l'un des acteurs, le metteur en scène ou l'auteur (le spectateur par relation), d'être emmené par une connaissance (le spectateur par cooptation pourrait-on dire), ou encore le fait d'être contraint d'aller au théâtre dans le cadre des sorties scolaires ou universitaires ou à tout le moins d'avoir des motivations totalement étrangères à l'amour du théâtre comme pour le cas des stages de réinsertion par le théâtre pour anciens détenus (le spectateur par obligation.) L'analyse en termes de processus de politisation doit donc être un axe non exclusif pour aborder le théâtre. Pour autant il nous apparaît que c'est un axe opératoire, notamment si l'on se penche sur la question des critères de politisation que sont la montée en généralité et la conflictualisation. D’autre part, une seconde précision s’impose également quant à ce que nous entendons par montée en généralité, dans la mesure où nous opérons un léger décrochage par rapport au sens strict que lui donnent Sophie Duchesne et Florence Haegel. C’est l’articulation dialectique entre les deux termes du processus, correspondant à deux instances, le particulier et le général, le singulier et l’universel, l’individu et le collectif, qui nous intéressent, et non simplement l’opération (à sens) unique de l’un vers l’autre.
Si l'on s'intéresse au « textuellement politique », appliquer l'expression « montée en généralité » peut renvoyer au niveau microstructurel à la figure rhétorique de la métaphore qui élargit de l'occurrence concrète présente à un comparé absent, conceptuel ou symbolique, mais qui peut aussi être concret, dans la mesure où le processus de montée en généralité provient non du comparé en lui-même mais du processus mental de passage du concret au figuré, du présent à l'absent. Le Gradus des procédés littéraires part ainsi de la catégorie des images 2415 pour définir la métaphore comme l'élément le plus sophistiqué de cette catégorie, car le moins explicite. 2416 Et sur le plan macrostructurel cette fois, la notion de montée en généralité s'analyse au niveau de la « fable » 2417 et renvoie par exemple aux cas où celle-ci met en scène des personnages dont l'histoire individuelle permet implicitement d'appréhender les problèmes évoqués à une échelle plus globale. Le concept de « parabole » tel que défini par Jean-Pierre Sarrazac dans son important ouvrage sur La parabole ou l'enfance du théâtre peut en ce cas être considéré comme une transposition de cette notion de montée en généralité :
‘« Pour qu'il y ait pièce-parabole, il faut […] que la pièce s'articule autour d'une comparatio, qui va constituer le noyau d'une pièce tantôt brève, tantôt longue, mais toujours avec une structure simple. Structure comparative où une question difficile et abstraite - politique, philosophique, religieuse, etc. - est rapportée à un récit accessible et imagé. Le noyau parabolique, dans Arturo Ui, c'est l'analogie : accession au pouvoir de Hitler / mainmise d'Arturo Ui sur le gang de chou. […] Il arrive toutefois que le « comme » ne soit pas visible, que la comparaison reste implicite, et que le comparé s'efface complètement derrière le comparant. » 2418 ’Peanuts recourt nous l’avons vu à la parabole, et procède par analogies : l’achat d’une bouteille de coca/le partage des richesses et la redistribution, le refus de Buddy d’assumer ses amis dans la partie 1/la société concentrationnaire dans la partie 2 – dans ce second cas il s’agit à la fois d’un rapport d’analogie et d’un rapport de causalité. La montée en généralité peut également être obtenue par le biais de l’esthétique documentaire telle qu’elle a été théorisée par Peter Weiss, et l’ensemble des créations étudiées manifestent en effet le souci d’articuler la description d’un événement ou d’une situation précise à un contexte global et à une appréhension des questions politiques soulevées par ce qui devient un exemple au service d’une argumentation politique (Sainte Jeanne des Abattoirs, L’Instruction, Rwanda 94, Gênes 01, Peanuts …) Et tous ces spectacles montent en généralité à partir de l’exemple singulier en se référant à un cadre d’analyse fondé sur la conflictualisation des situations et l’intégration des individus à des groupes politiquement clivés, dont les rapports semblent raviver deux catégories héritées de l’idéologie marxiste et invalidées par beaucoup au même titre que l’expression « lutte des classes » : les « exploiteurs » et les « exploités ». Quand elles parfois présentées de manière explicite ( L’Instruction, Peanuts ) ces catégories sont mises à distance (par l’ironie dans Peanuts , par la présentation du discours dominant aujourd’hui qui les récuse comme simplistes dans L’Instruction ) parce qu’il s’agit pour les artistes de la cité du théâtre politique de les réactualiser, c’est-à-dire d’intégrer les critiques fondées sur l’histoire de ces termes pour mettre à leur tour à distance ces critiques et démontrer l’actualité de ce lexique. Cette conflictualisation est donc étroitement liée au choix des thématiques spécifiquement abordées dans les spectacles.
Voir supra, chapitre 1, 1, c.
« Ce qu'on appelle image littéraire, c'est l'introduction d'un deuxième sens, non plus littéral, mais analogique, symbolique, "métaphorique" dans une portion de texte bien délimitée et relativement courte. Ca peut être un seul mot (voir métaphore), soit un syntagme (voir comparaison), soit une suite de mots ou de syntagmes (allégorie.) Au sens strict, l'image littéraire est donc un procédé qui remplace ou prolonge un terme (appelé thème ou comparé) et désignant ce dont il s'agit au propre, en se servant d'un autre terme qui n'entretient avec le premier qu'un rapport d'analogie laissé à la sensiblité de l'auteur et du lecteur. Le terme imagé est appelé phore (d'où le mot métaphore) ou comparant et s'emploie pour désigner la même réalité par le détour d'une autre, par figure, il est pris au sens figuré. L'existence d'un terme propre, exprimé ou non, semble essentielle à la constitution de l'image littéraire traditionnelle. Toutefois elle ne suffit pas à la constituer. Il faut aussi que le rapport entre ce terme et le second soit analogique. En effet si le rapport entre les deux termes est assez étroit pour qu'il n'y ait qu'une seule isotopie, on a une métonymie ou une synecdoque. L'ensemble des procédés qui consistent à remplacer le mot propre par un autre qui y a quelque rapport constitue les tropes. » Article « Images.» Gradus des procédés littéraires, Bernard Dupriez, Poche, 2003, p. 242.
« C'est le plus élaboré des tropes car le passage d'un sens à l'autre à lieu par une opération personnelle fondée sur une impression ou une interprétation, et celle ci demande à être trouvée, sinon revécue, par le lecteur. Bien qu'il s'emploie aussi dans un sens élargi, le mot m n'est pas au sens strict synonyme d'image littéraire : il en est la forme la plus condensée, réduite à un terme seulement. […] A la différence de la comparaison, le phore [ou comparant] est mêlé syntaxiquement au reste de la phrase, où se trouve habituellement l'énoncé du thème. » Ibid., p. 286.
Nous employons ce terme dans l'acception synthétisée par l'équipe de recherche de Paris III autour de Jean-Pierre Sarrazac. Poétique du drame moderne et contemporain, lexique d'une recherche, Etudes Théâtrales n° 22, 2001, pp. 44-48.
Jean-Pierre Sarrazac, « Parabole (pièce - ) », ibid., pp. 85-86.