iii. Le théâtre de lutte politique : des thématiques spécifiques et une prise de parti systématique et systémique.

La plupart des spectacles que nous avons analysés ont en commun de livrer une critique du caractère non-démocratique des systèmes politiques démocratiques, en tant qu’ils sont aussi des systèmes d’économie capitaliste fondée quant à elle sur l’inégalité et la mise en concurrence des individus en tant que travailleurs, en tant que consommateurs (Peanuts/Gênes 01), en tant que citoyens (Rwanda 94). De même, les spectacles critiquent les médias (Requiem pour Srebrenica, Rwanda 94) et la justice (La Ville parjure ou le réveil des Erinyes, Gênes 01, Rwanda 94) quand ces instances se mettent au service non plus respectivement de l’information des citoyens et de la défense des lois, non plus donc au service du bien public et de l’intérêt général, mais des intérêts des plus puissants contre ceux des plus faibles. Ces spectacles entendent donc mener à bien une mission de contre-information et de contre-justice, et les diverses formes convoquées et réinvesties (esthétique du document et du témoignage comme preuves, pièce-procès, mais aussi tragédie et comédie) sont mises au service de cette mission. Contre ceux qui « milite[nt] en faveur d’une culture et d’un art neutre, au besoin neutralisé » 2419 pour mieux « s’adapte[r] au fonctionnement du libéralisme démocratique » 2420 , les artistes de théâtre de la cité du théâtre de lutte politique refusent que « l’esthétique [soit] niée en tant que réflexion spécifique et [doive] se contenter d’identifier et de décrire des faits humains. » 2421 De même, cette « esthétique de la résistance » 2422 ne se limite pas à une posture réactionnaire contre l’ordre en place – rebaptiser la résistance contre lui en réactionnariat est l’une des armes volontiers utilisées aujourd’hui par le capitalisme pour invalider sa critique. Le « temps de la résistance » 2423 est à la fois absolu 2424 dans son refus d’adaptation et de compromission au système économique en place, et relatif dans la mesure où ce temps de la résistance prend sens dans et par son articulation à un « temps de l’utopie » 2425 aux modalités renouvelées.

Si les artistes de la cité du théâtre de lutte politique « entre[nt] dans le nouveau siècle avec moins d’illusions [ils n’en ont donc pas] moins de conviction. » 2426 Plus que dans le choix de certaines thématiques, c’est donc dans leur mode de traitement et dans la prise de parti des spectacles à l’égard des questions abordées, que réside la spécificité du théâtre de lutte politique par rapport aux autres cités. Les questions abordées sont mises en relation avec d’autres au sein d’une critique globale et cohérente du système politique et économique qui s’appuie sur une définition du politique comme double processus de montée en généralité et de conflictualisation. La critique des médias et de la justice ne résume d’ailleurs pas l’ensemble des questions soulevées par ces diverses formes, et, dans cette optique d’une participation au projet critique voire à la lutte politique proprement dite, le théâtre de lutte politique s’empare également de multiples questions à l’actualité brûlante que l’on peut regrouper au sein de deux grands axes thématiques : les évolutions les plus récentes du monde du travail d’une part, et les manquements de la France à sa noble devise liberté égalité fraternité, notamment au travers de deux questions anciennes mais qui semblent redevenues brûlantes particulièrement sur la fin de notre période, la colonisation et l’immigration.

Notes
2419.

Marc Jimenez, « Fausses querelles, vraies questions », in La culture, les élites et le peuple, Manière de voir n°57, Le Monde Diplomatique, mai-juin 2001.

2420.

Idem.

2421.

Marc Jimenez, « entretien », in Jean-Marc Lachaud (sous la direction de), Art et politique, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 13.

2422.

Peter Weiss, Esthétique de la résistance, trad. E. Kaufholz-Messmer, Paris, Klincksieck, 1989 (vol. I), 1992 (vol. II) et 1993 (vol. III.)

2423.

Daniel Bensaïd, « Temps de la résistance, temps de l’utopie », Art et politique, op. cit., pp. 139-147.

2424.

Ibid., p. 145.

2425.

Idem.

2426.

Ibid., p. 140.