i. Du vécu à la représentation à distance de la condition ouvrière contemporaine : 501 Blues, Mords la Main qui te nourrit, La Femme jetable, Daewoo.

Au début du XXIe siècle plusieurs spectacles ont été créés, qui s’emparent de situations réelles vécues par des ouvriers pour les transposer à des degrés divers en œuvres théâtrales. Trois d’entre eux ont déjà été analysés par Marine Bachelot 2428 , et nous souhaitons reprendre ici quelques éléments de l’analyse de La Femme jetable, écrit par Riccardo Montserrat et mis en scène par Colette Colas, créé en octobre 2000 à Scène Nationale de Fécamp,de 501 Blues, écrit par les ouvrières de Levi’s en collaboration avec Christophe Martin et mis en scène par Bruno Lajara, et créé en mars 2001 à La Bassée,et enfin de Mords la main qui te nourrit, spectacle écrit et mis en scène par Daniel Mermet, créé en avril 2002 à la Maison de la Culture d’Amiens.A chaque fois, le spectacle s’inspire de faits réels très précis, qui mettent toujours en scène les ouvriers dans un univers professionnel conflictuel. La Femme jetable prend pour sujet les licenciements abusifs dont ont été victimes en 1996-1997 un tiers des salariés d’un hypermarché Auchan du Havre – pour l’essentiel, des E.L.S (employées de libre-service), des femmes de plus de quarante ans dont la plupart avaient passé l’essentiel de leur vie professionnelle chez Auchan. A travers leur exemple, ce sont des pratiques de licenciement que l’on croyait d’un autre âge et qui reviennent pourtant en force dans les années 1990, qui sont stigmatisées :

‘« Au nom de la modernisation et de la restructuration de l’entreprise, la direction cherche tout simplement à se débarrasser du petit personnel de la façon la plus économique et expéditive possible. La méthode mise en œuvre est particulièrement retorse. Les « fautes graves » invoquées sont fabriquées de toutes pièces autant qu’absurdes: vol, diffamation, dénigrement de l’entreprise, incompétence (après vingt ans de service…), impolitesse, et ainsi de suite. La direction utilise diverses formes d’intimidation, de menace, d’incitation à la délation, de harcèlement moral ou physique : par exemple, on convoque à brûle-pourpoint une employée dans le bureau de direction ; celle-ci en ressort au bout de plusieurs heures, ayant signé un document reconnaissant une faute grave commise. Il s’agit d’inventer une accusation pour créer l’état de faute, et l’imposer ensuite par divers moyens. » 2429

Le spectacle se veut en ce cas un moyen d’action parmi d’autres contre ces pratiques, et relaie d’ailleurs non seulement ces faits mais également l’action collective et victorieuse de ces femmes qui ont refusé de se cantonner au rôle de victimes pour se transformer en actrices politiques. Regroupées au sein de l’APLH, Association du Personnel Licencié des Hypers, la plupart ont engagé en 2000 un procès dont l’issue, inconnue au moment de la création du spectacle, sera favorable : la plupart obtiendront des dommages et intérêts, tandis que le directeur de l’hypermarché sera condamné à quatre mois de prison avec sursis et à 50 000 francs d’amende. 2430 Le spectacle 501 Blues représente quant à lui l’univers de l’usine et plus précisément d’une multinationale mythique. Plus précisément, le spectacle prend pour point de départ les licenciements économiques massifs de septembre 1998 consécutifs à la fermeture de quatre des usines européennes de Levi’s et se focalise sur le cas de La Bassée (usine de la banlieue lilloise), une usine que Levi’s veut fermer alors même que les experts l’ont jugée économiquement viable. C’est cette aberration que pointe le spectacle, de même que le désespoir d’une situation cette fois sans issue : après une brève mobilisation, les salariés (dont 86% de femmes) ne peuvent qu’accepter le plan social, et l’usine ferme définitivement ses portes – et le spectacle relaie donc cet échec. Enfin, Mords la main qui te nourrit a pour déclencheur non plus des licenciements mais la situation qui en découle. En 2001, une quinzaine de chômeurs de longue durée de la Somme (Montdidier, près d’Amiens) suivent un « stage de réinsertion pour un public éloigné de l’emploi en phase de désocialisation ». Soucieux que ce stage ouvre une véritable perspective d’emploi le formateur Eric Coquillat décide d’organiser un vin d’honneur auquel sont conviés de nombreux employeurs de la région. Mais la belle lettre envoyée par les chômeurs n’en décide aucun et, marque du mépris à l’égard de ces chômeurs qui voulaient moins être « pris en charge » 2431 que « pris en compte », un seul prend la peine de les prévenir de son absence. C’est alors qu’Eric Coquillat décide de contacter le journaliste de France Inter Daniel Mermet. Ces trois cas manifestent donc de grandes similitudes tant par les populations qui sont touchées (les travailleurs les plus fragiles) que par les mécanismes profonds que ces situations-exemples mettent au jour : au-delà de la responsabilité stricte de quelques employeurs sans scrupules, ce sont les évolutions du capitalisme que mettent au jour les évolutions du monde du travail, avec leur lot de précarisation et de mise en compétition croissante des travailleurs, d’entorses répétées au code du travail, et de passivité complice des pouvoirs publics. A chaque fois les spectacles tentent d’articuler le cas particulier à la description de ce contexte général – en témoigne cette formule de D. Mermet pour évoquer les chômeurs de Mords la main qui te nourrit : « A la lumière blanche de cette région de la grande boucherie de 14-18, ils apparaiss[ent] comme les nouvelles gueules cassées de la guerre économique mondiale. » 2432

Ces trois exemples de spectacles sont d’autant plus intéressants à étudier qu’ils ont en commun d’avoir été initiés non par les populations concernées par les situations évoquées mais par les artistes, et que les artistes en question, s’ils sont indiscutablement soucieux de faire un théâtre en prise sur les questions de société, ne sont pas, si l’on ose la formule, des professionnels du théâtre militant non professionnel. Colette Colas, artiste de la région havraise, s’intéressait à la question des rapports de l’homme à l’ordure, et souhaitait entamer une collaboration avec l’écrivain Riccardo Montserrat autour de « l’homme jetable ». C’est alors qu’elle est avertie par une amie syndicaliste de l’existence de l’APLH et décide, après avoir assisté à quelques réunions des ouvrières en lutte, de « faire entendre [la] voix [des ouvrières], par l’intermédiaire d’une fiction théâtrale » 2433 écrite par Riccardo Montserrat. Quant à Daniel Mermet, l’on peut véritablement dire que le sujet est venu à lui, même s’il est réciproquement vrai que c’est du fait non seulement de l’audience de Là-Bas si j’y suis mais aussi des orientations politiques de son animateur qu’Eric Coquillat s’est tourné vers lui. La démarche de Bruno Lajara est en revanche plus volontariste, et le metteur en scène a suivi le conflit par voie de presse pendant cinq mois avant de rencontrer à l’automne 1999 des déléguées syndicales puis des ex-ouvrières de chez Levi’s. Ces différences dans les « entrées en piste » 2434 des artistes se retrouvent dans les modes de transposition de la matière première réelle, dont témoignent le processus d’écriture, les modes de financements, mais aussi la composition de la troupe et la diffusion des spectacles.

Les ouvrières de chez Levi’s sont présentes à toutes les étapes de la création de 501 Blues, mais il s’agit toujours d’une présence cadrée par les artistes professionnels (auteur et metteur en scène), qui restent les véritables propriétaires de la démarche. Ce sont les récits des ouvrières, issus d’un atelier d’écriture réalisé de mai à juin 2000 sous la direction de l’auteur Christophe Martin, qui sont publiés sous leur nom dans le recueil Les Mains bleues. 2435 Mais c’est une version montée et sans doute en partie reprise par C. Martin qui est utilisée dans le spectacle, dont le « texte » est cette fois signé du nom de l’écrivain avec la mention « d’après les textes des Mains Bleues. » 2436 Ce sont ensuite les ouvrières, ou plus exactement cinq parmi les vingt-cinq qui ont participé à l’atelier 2437 , qui prennent en charge ce texte sur la scène et, s’il ne s’agit pas véritablement d’un spectacle auto-actif ni même d’un spectacle initié par les ouvrières, il y a eu appropriation du processus de création par les ouvrières et l’on peut considérer que le spectacle compense l’absence de mobilisation politique réelle, ou plus exactement qu’il la constitue. Le spectacle a d’ailleurs été diffusé selon une logique militante, et a ainsi été joué à deux reprises à la demande de comités d’entreprise SNCF. Mais pour l’essentiel le spectacle a été diffusé dans le circuit du théâtre subventionné (le spectacle a été créé à Culture Commune, Scène Nationale du Bassin Minier, puis il a été diffusé dans de nombreuses scènes nationales ainsi que dans le cadre des Rencontres Urbaines de la Villette) et atteste surtout de la volonté de Bruno Lajara de faire connaître la situation de ces ouvrières à l’ensemble de la population que le public de théâtre est censé représenter. Cette diffusion a d’ailleurs été source d’ambiguïtés pour les ouvrières, qui de chômeuses étaient devenues le temps de la tournée intermittentes et ont de ce fait vécu l’arrêt de la diffusion du spectacle comme une nouvelle perte d’emploi.

Mords la main qui te nourrit cultive quant à lui une plus grande hybridité. Sur la scène se trouvent une comédienne professionnelle célèbre, Anémone, ainsi que le formateur du stage Eric Coquillat, au côté des quatorze chômeurs ayant participé au stage. Mais la composition même de ce groupe de chômeurs atteste d’une hybridité, puisque les participants-comédiens ne sont pas ceux qui ont inspiré le spectacle. D. Mermet a en effet lancé l’idée d’un nouveau stage de réinsertion, de la même durée que le précédent, mais qui se ferait cette fois par le biais de la création d’un spectacle de théâtre, et ce sont donc d’autres personnes au chômage qui participent au stage et donc au spectacle. Le stage a été conduit par D. Mermet assisté de deux comédiens professionnels et non des moindres, puisqu’il s’agit de deux comédiens de la troupe du Soleil, Martial Jacques et Françoise Berge, favorisant ainsi le travail d’improvisation sur une base moins politique que poétique. Et le spectacle auquel ce stage a abouti est écrit et mis en scène par D. Mermet à partir d’entretiens radiophoniques de chômeurs récoltés au cours de deux reportages diffusés dans Là Bas si j’y suis. Le fait que les personnes sur scène ne soient pas celles qui ont vécu la situation qui a déclenché la démarche de création pourrait témoigner d’un principe de montée en généralité et renforcer la dimension politique du spectacle, mais l’ambiguïté maintenue par l’équipe contredit cette hypothèse, et il semble que D. Mermet ait considéré l’estampille « vécu » comme une valeur ajoutée au spectacle pour le battage médiatique fait autour de la création du spectacle sur France Inter au printemps 2002. 2438

La femme jetable est le spectacle qui manifeste la plus grande mise à distance de la situation source. L’atelier d’écriture proposé par Riccardo Montserrat et Colette Colas aux ouvrières de l’APLH en mars 1999 s’est rapidement transformé en atelier de parole dans lequel l’écrivain puise ensuite l’inspiration de son texte, « condensant les informations recueillies dans le destin d’un unique personnage de fiction, Lorette Leroux, qui raconte à la première personne son itinéraire de « femme jetable » du supermarché Auchoix » 2439 , et le spectacle réunit trois acteurs professionnels – dont la metteur en scène Colette Colas. La diffusion du spectacle confirme cette orientation résolument professionnelle et institutionnelle. La première a lieu en octobre 2000 à la Scène Nationale de Fécamp, puis le spectacle tourne dans plusieurs théâtres de la région, avant que Colette Colas ne décide de tenter l’aventure d’Avignon Off pour que le spectacle soit « vu, acheté, et tourne  le plus possible. » 2440 Si ce dernier cas est extrême, les trois spectacles semblent moins centrés sur la volonté de faire participer les personnes ayant réellement vécu la situation qui a inspiré les spectacles, et encore moins sur la volonté par le biais de la diffusion du spectacle, de mettre en relation ces personnes avec d’autres qui auraient vécu la même situation. L’ambition des artistes semble être plutôt de mettre à distance ces cas singuliers pour représenter à travers eux un contexte général et en témoigner auprès de l’ensemble de la société que semble figurer pour les artistes le public de théâtre. Toutefois la dimension proprement militante semble étrangement absente de ces spectacles qui ne représentent pas d’action collective non plus qu’ils ne déplorent son absence : l’action collective a tout simplement disparu et les spectacles semblent en prendre acte.

La question du degré de transposition du réel se trouve posée de manière plus problématique encore par Daewoo, spectacle mis en scène par Charles Tordjman à partir du texte de François Bon, et créé le 28 septembre 2004 au Théâtre de la Manufacture à Nancy. Le spectacle est le fruit de la réaction du metteur en scène et directeur du CDN de Lorraine Charles Tordjman à l’événement que constitue en 2002-2003 la fermeture des trois usines française du fabricant coréen Daewoo, situées dans la vallée lorraine de la Fensch. Outre les licenciements, le scandale de cette fermeture tient au fait qu’elles semblent avoir été programmées dès l’installation du coréen, soucieux de récolter les subventions publiques avant de délocaliser ses usines dans des pays à la main d’œuvre moins protégée et donc plus compétitive. Le choix de C. Tordjman s’inscrit donc à l’origine dans la volonté de transposition de l’événement politique en matière artistique, puisqu’au lieu d’organiser un atelier avec les ouvrières licenciées il choisit de commander un texte à l’écrivain François Bon. Et dans son livre, F. Bon va lui-même démultiplier et mettre en scène les filtres séparant l’artiste d’un tel sujet. Certes, l’enjeu semble bien être informatif et politique, comme le suggère l’exergue du texte, qui rappelle qu’« il est bien vray ce que l’on dit, que la moitié du monde ne sçay comment l’aultre vit » 2441 , mais la source même de cet exergue exprime l’ambivalence du projet, puisqu’il est extrait du Pantagruel de Rabelais. Daewoo s’inscrit dans un projet avant tout littéraire : c’est un « roman » 2442 qui pose dès son ouverture le lien entre l’auteur et son sujet comme problématique, et l’explique par la complexité du lien entre l’artiste et le monde ouvrier, pour justifier le refus d’une écriture transitive :

‘« Daewoo Fameck, l’usine.
Refuser. Faire face à l’effacement même.
Pourquoi appeler roman un livre quand on voudrait qu’il émane de cette présence si étonnante parfois de toutes choses […] ? […] Croire que la vieille magie de raconter des histoires, si cela ne change rien à ce qui demeure, de l’autre côté du grillage, fixe et irréversible, et négligé désormais de tous les camions du monde, lequel se moque aussi des romans, vous permettrait d’honorer jusqu’en ce lieu cette si vieille tension des choses qui se taisent et des mots qui les cherchent, tandis que vous vous voudriez pour vous-même qu’un peu de solidité ou de sens encore en provienne. » 2443

Le recours à la deuxième personne du pluriel fait un clin d’oeil à La Modification de Butor et au nouveau roman, et le texte de F. Bon entend s’inscrire autant dans l’histoire littéraire que dans le contexte économique et social suggéré par le titre. Ce choix énonciatif joue aussi sur l’horizon d’attente du lecteur, qui ne sait s’il doit attendre de ce texte la description d’une fermeture d’usine ou un objet littéraire intransitif. Ce n’est que progressivement que le « vous » renvoie le lecteur non plus à lui-même mais aux ouvriers :

‘« Et encore une fois, à votre second ou troisième ou cinquième voyage, alors qu’on vous raccompagne à l’ascenseur d’un de ces immeubles qui émergent des herbes derrière le rond-point, on vous retient comme d’attraper une dernière fois la main serrée : "voilà comment ça s’est passé, et c’est bien que ce soit dit." Et qu’on en serait presque effrayé, parce que ce qu’on cherchait on s’imaginait ne le vouloir que pour soi-même. » 2444

Le lecteur accompagne donc l’écrivain dans son trajet vers son sujet, qui est également un trajet vers le collectif, et ce n’est qu’après la rencontre véritable avec les ouvriers, après donc la prise de conscience que le projet d’écriture s’inscrit dans une dynamique collective, que le « vous » peut devenir « je », et que F. Bon s’assume comme auteur, assume donc le point de vue qui va être le sien – autrement dit, revendique son filtre – précisément parce qu’il est mis par d’autres en position de porte-parole. Comme toujours, François Bon rejette l’illusion réaliste 2445 et revendique de n’avoir pas mené un travail rigoureux de récolte des témoignages, de même qu’il privilégie la mise en scène de son propre point de vue de romancier et « la diffraction des langages, des visages, des signes qu’on a, toutes ces semaines, accumulés. » 2446 Le texte se compose de bribes de dialogues, traces des entretiens avec les ouvrières mais aussi des bribes d’improvisations avec les comédiennes, et tout autant du journal intime impressionniste d’un voyageur que du carnet de bord d’une création. Mais le spectacle de C. Tordjman gomme toute cette dimension métadiscursive pour ne conserver que le principe d’une stylisation du vécu. Les actrices sont toutes des professionnelles, et n’ont rencontré les ouvrières qu’après avoir fini le travail de répétition. La présence d’Agnès Sourdillon, égérie du chef d’orchestre du langage Valère Novarina, oriente clairement le spectacle vers une recherche poétique, tandis que le jeu de Christine Brücher, habituée des plateaux de cinéma autant que de théâtre, s’inscrit quant à lui dans une veine plus réaliste. Le travail sur les costumes cultive également le mélange entre référence et décalage : les comédiennes portent parfois des blouses bleues, mais se changent très souvent 2447 et leurs costumes, de couleurs gaies, signés par un créateur, travaillent le décalage temporel et s’inscrivent dans le refus du réalisme – « ce serait quoi, un costume d’ouvrier ? » se demande C. Tordjman – en privilégiant « les lignes graphiques que l’on retrouve dans l’espace. » 2448 La scénographie est en effet elle aussi extrêmement stylisée :

‘« L’espace est né d’abord chez le scénographe, qui a tout de suite pensé à un espace public. En effet, l’illusion théâtrale est difficile à jouer avec Daewoo. Ce qui a exclu assez vite des dispositifs à l’italienne. Le public, un peu comme le peuple, est convoqué à cette dénonciation, remémoration d’un combat, à cette colère collective. On pourrait dire que le public est l’espace du décor. » 2449

L’ambition de C. Tordjman est de dénoncer publiquement une situation inique et de transmettre la colère des ouvrières au public par la médiation du spectacle et des comédiennes. Il revendique donc une transitivité du spectacle et entend bien en faire une propédeutique à l’action politique. Interrogé sur le contexte de réception (la plupart des représentations ont eu lieu durant la crise des banlieues à l’automne 2005), il établit d’ailleurs des liens explicites entre les laissés pour compte sur la base non seulement de leur condition mais de leur colère : « Daewoo, forcément, a résonné avec ce qui vient de se passer dans notre pays. Quand la misère brûle la misère, comment ne pas voir l’acte de mettre le feu comme une volonté désespérée de sortir de la misère ? Les filles de Daewoo, les enfants des cités, les RMIstes, les SDF… Parmi tous ceux avec lesquels nous avons travaillé, il y avait toujours cette colère d’être mis à part, exclus, éparpillés, jetés ». 2450 Pour autant, le spectacle tient davantage de la « remémoration d’un combat » que du combat en tant que tel. Cette distinction est d’importance et de fait le spectacle est ambigu non seulement sur le plan de la mise en scène du point de vue de l’artiste mais aussi sur le plan de la montée en généralité. Les mécanismes économiques et politiques ayant permis ce délit légal demeurant obscurs, le spectateur éprouve plutôt un mélange de sentiment d’impuissance face à la marche du capitalisme et de compassion à l’égard de ces femmes, d’autant plus que le spectre de Sylvia, l’une des ouvrières qui s’est donné la mort car elle ne supportait plus la situation, hante le spectacle – bien plus d’ailleurs que le texte de F. Bon 2451 ou que les ouvrières elles-mêmes. Certains critiques éprouveront d’ailleurs un malaise face à ce spectacle qui magnifie la souffrance de ces femmes sans lui donner de sens ou d’issue : « Au final, inévitable sentiment de malaise pour le spectateur : tout ceci est bien beau. Beaux mots, bien prononcés, beaux décors, beaux costumes. La réalité vécue par les ouvrières de Daewoo était forcément bien moins belle. La misère est magnifiée, le public est embarrassé : mission réussie ? » 2452

C’est pourtant cette version et cette vision simplifiée de l’œuvre de F. Bon, qui évacue le métacommentaire sur la démarche de l’artiste et sa position face aux ouvriers, et qui se veut non seulement transitif à l’égard de son sujet mais également plus compassionnel que politique, qui susciteront l’adhésion non seulement du public de théâtre mais aussi de la critique, dont témoigne le succès du spectacle récompensé par leMolière du meilleur spectacle en région en 2005. Cette réception nous paraît témoigner des préférences de la communauté théâtrale 2453 pour des spectacles qui magnifient la dénonciation et ne remettent pas en cause de manière frontale des mécanismes globaux. Mais l’exemple Daewoo nous paraît illustrer aussi les ambivalences dont témoignent aujourd’hui comme hier les représentations de la condition ouvrière par les artistes de théâtre, oscillant entre fascination et sentiment de culpabilité. Le moyen d’éviter cette oscillation serait de ne pas se focaliser sur la condition ouvrière mais de monter en généralité et d’interroger les mécanismes économiques et politiques en traitant les situations décrites comme des exemples. Mais cette option n’est que rarement choisie, comme si les artistes avaient du mal à s’éloigner de la contemplation de leur sujet. La présence des ouvriers dans le travail d’écriture voire sur la scène constitue un moyen de résoudre cette question de la représentation, de la délégation de la parole, en l’évacuant pour partie, et il semble que ce soit l’option la plus souvent choisie par les spectacles. Cette modalité ouvre d’ailleurs sur un enjeu spécifique de ces spectacles qui se jouent souvent là ont les faits se sont déroulés, et remplissent ainsi une fonction d’exutoire mais fonctionnent aussi comme outils de reconnaissance et de mémoire pour les ouvriers. Et là encore les spectacles sont marqués par l’ambivalence : le travail de mémoire est à la fois une arme de lutte et un outil de reconnaissance, et les représentations actuelles de la classe ouvière paraissent toutes ressortir à la fois au théâtre de lutte politique et à une ambition de refonder la communauté théâtrale et politique, à une oscillation donc entre la troisième et la quatrième cité.

Notes
2428.

Marine Bachelot, Pratiques et mutations du théâtre d’intervention aujourd’hui en France, Belgique et Italie, mémoire de DEA sous la direction de Didier Plassard, Université Rennes 2, octobre 2002.

2429.

Ibid., p. 66.

2430.

Source : idem.

2431.

Texte de Daniel Mermet, mars 2002, cité dans le dossier de presse du spectacle Mords la main qui te nourrit.

2432.

Idem.

2433.

Dossier de presse du spectacle La femme jetable, cité par M. Bachelot, op. cit., p. 69.

2434.

Nous empruntons la formule à M. Bachelot, op. cit., p. 68.

2435.

Collectif les Mains Bleues, Les Mains bleues, 501 blues, Sansonnet, 2001.

2436.

Source : dossier de presse du spectacle 501 Blues.

2437.

Les artistes n’ont pas précisé quels sont les critères ayant présidé à cette sélection.

2438.

M. Bachelot, op. cit., p. 73.

2439.

Ibid., p. 75.

2440.

Colette Colas, entretien avec Marine Bachelot, Avignon, juillet 2001.

2441.

Rabelais, Pantagruel, 1532. Cité par François Bon, Daewoo, Paris, Fayard, 2004, p. 7.

2442.

C’est le sous-titre de Daewoo.

2443.

Ibid., pp. 9-10.

2444.

Ibid., p. 11.

2445.

Voir François Bon, Fait divers. Roman, Paris, Fayard, 1994.

2446.

François Bon, interrogé par Jean-Claude Lebrun. Jean-Claude Lebrun, « Le roman autrement », L’Humanité, 26 août 2004.

2447.

C’est d’ailleurs un des aspects étonnants du spectacle, qui tient parfois du défilé de mode.

2448.

Charles Tordjman, entretien, flutuat, http://www.fluctuat.net/2771-Charles-Tordjman

2449.

Idem.

2450.

Idem.

2451.

Quand l’une des ouvrières, Valérie, lui parle de Sylvia, de sa bouche, F. Bon commente : « "Sylvia, c’est d’abord quelqu’un qui écoutait. Quand on savait que c’était à elle de parler, qui parlerait pour nous, moi ce que je regardais c’était le coin de ses lèvres : là, près de la bouche, la peau devenue très blanche, tendue, avec un tout petit tremblement. […] ". Et comme elle me parlait de la bouche de Sylvia, moi je regardais sa bouche à elle, Valérie […] "Dès qu’elle commençait à parler, cela ne tremblait plus. " F. Bon, op. cit., p. 99.

2452.

Catherine Richon, « En passant par la Lorraine », Fluctuat, juin 2006. Source : http://www.fluctuat.net/2770-Daewoo-Francois-Bon-Charles-Tordjman

2453.

C’est le Conseil d’Administration de l’Association Professionnelle et Artistique du Théâtre Molières réunissant des artistes du théâtre public et du théâtre privé qui vote pour décerner les prix, et la cérémonie des Molières est diffusée sur France 2, ce qui donne évidemment aux spectacles récompensés une notoriété incomparable avec celle des critiques de la presse écrite.