ii. Mémoires ouvrières : le théâtre comme outil de reconnaissance : Ils nous ont enlevé le h et A la sueur de mon front.

C’est tout autant à la dénonciation des évolutions du monde du travail qu’à la reconnaissance d’une mémoire ouvrière que s’attellent Ils nous ont enlevé le h et A la sueur de mon front. Le premier spectacle, représenté représenté les 14, 15, 16 et 17 novembre 2006, est une commande du directeur du Granit, Henri Taquet, au metteur en scène associé au Granit de Belfort, Benoît Lambert et le projet du directeur de la Scène Nationale est d’emblée plus politique qu’artistique, et commandé par la situation immédiate de l’entreprise et des ouvriers : c’est « au moment où Alst(h)om traverse une phase particulièrement délicate de son histoire » 2454 que « le Granit a souhaité opérer un retour sur ces destins croisés. » 2455 Par le travail de mémoire qu’il effectue, le spectacle peut de ce point de vue être considéré comme un projet de réappropriation de leur passé et dans une certaine mesure de leur identité par les ouvriers d’Alsthom, une forme de réparation symbolique mais aussi de recréation d’une mémoire collective :

‘« L’histoire de Belfort est intimement liée à celle d’Alst(h)om. La ville et l’entreprise ont longtemps vécu au même rythme, et les évènements qui ont affecté l’une ont toujours rejailli sur l’autre. L’objet de cette confrontation est avant tout de diffracter l’histoire d’Alst(h)om, de lui rendre ses complexités, ses richesses, ses contradictions et de montrer comment ce qui se joue là, à Belfort, dépasse de très loin le seul cadre de la ville et engage finalement certaines des mutations majeures qui, sous nos yeux, sont en train de modifier les contours du monde et les contenus de nos vies. […] Mémoire du travail, des luttes, des rapports de force, des conflits idéologiques, mais aussi souvenirs de la vie "Alst(h)omienne", avec ses rites, ses joies, ses lieux, ses paysages ; les textes ainsi produits constituent un matériau sensible et précieux. » 2456

Le passé est donc magnifié et transfiguré en un âge d’or où les mots travail et collectif avaient un sens. Plus qu’un spectacle, le projet a d’ailleurs été vécu par les ouvriers y participant comme « une aventure collective, une expérience authentique, tant dans la relation humaine que dans la pratique théâtrale, une réflexion sur l'économie mondiale et la place qu'elle accorde encore aux femmes et aux hommes, un hommage aux Alst(h)ommes, d'enrichissantes rencontres avec tous les autres acteurs du projet et bientôt celles avec le public, autour d'une création empreinte de sensibilité et de respect envers les vrais acteurs d'Alst(h)om. » 2457 Et cette mémoire collective est susceptible de venir recréer un sentiment d’appartenance collective que le chômage et la nouvelle organisation du travail oeuvrent à dissoudre, sentiment qui pourra ensuite éventuellement fonctionner comme propédeutique à une action politique en tant que collectif. Le titre Ils nous ont enlevé le h est emblématique de la double volonté de raconter histoire de l’entreprise et par ce biais de tout un pan de l’histoire locale, et d’accuser explicitement les individus et structures responsables de la situation suggérés par le « ils » et par la tournure active du verbe enlever, qui détermine une action délibérée. A travers l’exemple de cette entreprise et de ces ouvrières, ce sont les mutations économiques mais aussi financières apparues au tournant du XXIe siècle qui sont explicitement mises en cause, et Benoît Lambert explique ainsi que

‘« C'est à peu près au moment de l'introduction en bourse de l'entreprise qu'Alsthom (avec un h) est devenue Alstom (sans le h). La légende affirme que cette disparition venait simplement des difficultés linguistiques rencontrées par les investisseurs anglo-saxons, pour lesquels l'alliance "s-th" était pratiquement imprononçable. Difficile en effet de côter en bourse une entreprise dont on ne peut pas dire le nom. Pour les "alsthommes", cette disparition est vite devenue le symbole des mutations de l'entreprise, ainsi que celui des déceptions et des drames qu'elles ont entraînés. "Ils nous ont enlevé le h" c'est une formule employée par les salariés eux-mêmes pour nommer leur désarroi, pour dire la fin d'une aventure humaine très riche et très singulière. Comme si, en perdant son h, Alst(h)om avait perdu son âme. » 2458

Le projet a débuté par un travail de récolte des témoignages et un atelier d’écriture dirigé par Christophe Blangero, et pour le metteur en scène, le choix de faire se confronter les témoignages subjectifs et emprunts d’émotion à des sources documentaires (« revues de presse, textes théoriques, fragments de théâtre ou de poésie, chansons, images » 2459 ) a pour fonction de combiner deux objectifs distincts :

‘« Bien sûr, c’est une histoire compliquée. Et sensible. Il faudrait être juste. Réussir à tout dire : l’Histoire, l’épopée industrielle, la fierté, les luttes, les défaites, les victoires, les joies, le désarroi… Comment parler d’Alstom ? Il y a tant de choses, déjà : des bâtiments impressionnants, des machines étranges, des gens rencontrés qui racontent leurs rêves et leurs désillusions, des photos, des films, des chansons, tant de choses vues, lues, et entendues, la saga de l’ancien monde accouchant du nouveau… Et puis il y a cette femme, rencontrée lors d’une visite des usines, à qui l’on demande si elle travaille chez Alstom, et qui répond : "Non. J’ai été vendue, mais je ne sais pas à qui. " Il ne s’agit pas de raconter l’histoire d’une entreprise. Il s’agit juste de partir de cette phrase. D’essayer d’entendre ce qu’elle dit. »  2460

Dans la mesure où nous n’avons pu voir ce spectacle et avons pour source la feuille de salle du spectacle ainsi que le point de vue du directeur du Granit 2461 et du metteur en scène B. Lambert 2462 , nous ne pouvons l’appréhender que par le biais des intentions de ses concepteurs et, dans une certaine mesure, de sa réception par les participants. Et il semble que ce spectacle ait été un succès. A l’issue de chacune des quatre représentations, une rencontre était programmée avec l’équipe intégrant artistes professionnels et ouvriers, et à chaque fois la soirée s’est prolongée par d’intenses discussion, la salle de théâtre fonctionnant comme lieu de catharsis et de débat public préparés par le spectacle. En outre, l’une des représentations a revêtu une fonction particulière dans la vie politique locale du fait de la présence dans la salle du député-maire de Belfort de l’époque. Après le spectacle, de manière spontanée, Jean-Pierre Chevènement prit la parole pour retracer l’histoire d’Alsthom et dire aux ouvriers l’importance de cette entreprise et donc d’eux-mêmes dans l’histoire et la vie de Belfort et de sa région, leur conférant ainsi une reconnaissance officielle. L’impact politique local de ce spectacle nous paraît relativement indiscutable, mais c’est peut-être pour cette raison qu’il n’a pas eu en revanche de retentissement national. En effet, du fait de la présence de très nombreux amateurs sur le plateau, le spectacle n’a pas pu tourner dans d’autres scènes nationales, parce que certains des acteurs avaient un travail qui rendait difficile la conception d’un calendrier de tournée, d’autant plus que chaque représentation aurait dû être précédée de nouvelles répétitions, les comédiens amateurs oubliant facilement le texte et les indications de jeu. 2463

Le projet A la sueur de mon front, sous-titré Enquêtes sur le monde du travail, s’inscrit quant à lui dans une perspective plus vaste à la fois sur le plan géographiques et en termes de catégories socio-professionnelles abordées. Alain Mollot, directeur artistique du Théâtre de la Jacquerie, a eu l’idée d’une vaste fresque historique sur le monde du travail en France. Six projets ont été menés dans six régions différentes, chaque fois en relation avec un théâtre public de la région : De l’usine aux petits boulots avec l’espace culturel Simone Signoret de Vitry-le-François 2464 , Gros salaires et petites allocations avec l’Avant-Seine de Colombes 2465 , La Fonction publique avec le Théâtre missionné d’Arras 2466 , Salut au petit commerce avec le Théâtre Romain Rolland de Villejuif, Traditions et bouleversements de la vie ouvrière avec l’Arc, Scène Nationale du Creusot 2467 , Ville Nouvelle, travail nouveau avec la Coupole, Scène Nationale de Sénart 2468 – et ces différents spectacles ont ensuite été retravaillé par le Théâtre de la Jacquerie pour créer La Fourmilière, spectacle créé le 22 novembre 2006 à l’Avant-Seine de Colombes. Pour chacun des projets, les artistes n’ont pas directement rencontré la population laborieuse locale, et c’est par la médiation d’une journaliste, Elsa Quinette que leurs témoignages ont été recueillis pour servir de base de travail dans la conception du spectacle. La relation avec la population est donc placée sur le mode de la distance et de la médiation, ce qui s’accorde avec le projet de traiter leurs témoignages comme des exemples que le spectacle met en relation avec d’autres. A chaque fois le projet prend en compte les spécificités de la ville : le passé ouvrier de Vitry-le-François, la difficile reconversion du Creusot après la fermeture des dernières usines sidérurgiques Schneider, l’ambivalence de Colombes, avec son « centre ville bourgeois » 2469 où le « prix au mètre carré […] flambe et approche celui du XVIe arrondisement », mais avec aussi « ses barres d’immeubles, ses familles qui peinent à joindre les deux bouts, ces exclus. » L’élargissement géographique et en termes de métiers abordés incite à considérer les situations des ouvriers comme des exemples et les spectacles entendent s’emparer autant de leurs souffrances que des « poncifs » sur les commerçants ou les fonctionnaires. A chaque fois, l’enjeu du spectacle semble être moins de dénoncer des conditions de vie que de revaloriser les professions abordées. Cela s’explique sans doute pour partie par le financement des projets. En effet, lors de la rencontre à l’issue de la représentation de Traditions et bouleversements de la vie ouvrière au Théâtre des Sources, Alain Mollot a expliqué avoir été contacté au moment de l’élaboration de ce projet par la chargée de communication de la ville du Creusot, inquiète à l’idée que le spectacle ne dépeigne sous un jour trop négatif les évolutions du monde du travail et, trop empreint de nostalgie, ne contribue à démoraliser davantage les ouvriers. Et la présentation du spectacle atteste d’un refus de tout misérabilisme et de tout pessimisme et d’une volonté, sinon de masquer les aspects conflictuels de l’histoire comme du présent de la condition ouvrière, du moins de les atténuer :

‘« Le Creusot c’est Schneider. La famille régna pendant quatre générations sur des milliers d’ouvriers.
Paternalisme, messe obligatoire, mais aussi cités jardins, écoles où le fils d’ouvrier pouvait devenir ingénieur.
Ce fut la Tour Eiffel, le rail, le TGV… Puis la faillite et le dépôt de bilan.
Vingt ans de douleurs. Puis la ville s’est relevée, ses habitants avec, affrontant avec courage le réel d’aujourd’hui. » 2470

Au final, plus qu’une enquête à valeur informative sur les mutations du monde du travail, A la sueur de mon front vaut comme intégration de la mémoire ouvrière à la mémoire du monde du travail, et vise à rendre leur fierté à ces travailleurs comme aux autres. Ces deux projets, Ils nous ont enlevé le h et A la sueur de mon front, qui tous deux visent à recréer chez les travailleurs dont le destin est conté sur la scène comme chez les spectateurs une mémoire commune et un sentiment d’appartenance collective, attestent des porosités existant entre la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique et la cité du théâtre de lutte politique. En effet ces spectacles, et particulièrement Ils nous ont enlevé le h, témoignent à la fois de la volonté de réintégrer un groupe de population en voie d’exclusion à l’ensemble de la communauté sociale – de panser les plaies du corps social – et de la volonté de mettre en cause à travers leur situation, considérée cette fois comme l’illustration de problèmes politiques plus généraux, les mutations du monde du travail et celles de l’économie et de la finance capitalistes – le collectif constitué le temps du projet fonctionnant également en ce sens comme éventuelle propédeutique à l’action politique collective. Cette ambivalence semble liée au fait que les ouvriers sont à la fois sujets représentés par les spectacles et acteurs présents dans le projet sur la scène, tandis que dans les spectacles qui ne s’appuient par sur un événement précis ni sur une population ouvrière spécifique, le processus de montée en généralité et de conflictualisation opère de manière plus unilatérale, comme l’illustrent les exemples de L’Usine et de Flexible, hop, hop.

Notes
2454.

Henri Taquet, feuille de salle du spectacle Ils nous ont enlevé le h.

2455.

Idem.

2456.

Idem.

2457.

Patricia Arnold, Cédric Bordas, Martine Dato, Denis Falk, Karel Trapp, Mireille Treiber, ouvriers d’Alsthom et acteurs du spectacle, même source.

2458.

Benoît Lambert, même source.

2459.

Idem.

2460.

Idem.

2461.

Source : entretien personnel avec Henri Taquet, Avignon, 27 juillet 2007.

2462.

A l’issue des représentations, Benoît Lambert a en effet écrit un texte intitulé « L’agora retrouvée ». Source : entretien avec Henri Taquet.

2463.

Cette explication nous a été donnée par Henri Taquet.

2464.

Spectacle créé le 10 avril 2006 à Montpellier.

2465.

Spectacle créé le 12 mai 2006 à Colombes.

2466.

Spectacle créé le 10 avril à Montpellier.

2467.

Spectacle créé le 31 mars 2006 au Théâtre des Sources de Fontenay aux Roses.

2468.

Spectacle créé le 13 avril 2006 à Sénart.

2469.

Présentation du spectacle Gros Salaires et petites allocations. Source : Site du Théâtre de la Jacquerie : http://www.theatre-jacquerie.fr

2470.

Présentation du spectacle Traditions et bouleversements de la vie ouvrière. Source : Site du Théâtre de la Jacquerie : http://www.theatre-jacquerie.fr