La pièce Flexible, hop, hop est une commande du metteur en scène Patrick Sueur et de la chorégraphe Paule Groleau à Emmanuel Darley 2471 . Elle traite de la déshumanisation des ouvriers réduits au rang d’hommes-machines et met en cause la responsabilité des patrons par des procédés de stylisation comique. E. Darley reconnaît d’ailleurs que le fait que la commande émane entre autres d’une chorégraphe a influencé son écriture vers un travail sur le « rythme, [la] musicalité, [le] silence. » 2472 La pièce met en scène plusieurs personnages, tous déterminés par leur fonction au sein du monde du travail et particulièrement de l’entreprise « Interklang » 2473 , anciennement « Klang et fils » 2474 . Il y a « Un » et « Deux » qui n’ont pas même d’autre titre puisque les ouvriers ne sont rien d’autre que des numéros… Et leurs deux symétriques, les cadres dirigeants « P1, patron » et « P2, patron », qui conspuent les pauvres qui veulent « ne rien faire » 2475 et « toucher les allocs » 2476 , et pensent que l’on peut « devenir riche, hop, comme ça, en claquant des doigts » 2477 , qui voudraient « revaloriser le travail. Le dur labeur. La sueur » 2478 et « faire baisser les coûts » 2479 . Il faut dire que « l’entreprise est en péril » 2480 , que « l’économie est fragile comme tout » 2481 et « la concurrence est sauvage » 2482 . Il faut donc « être compétitif et accepter les règles. » 2483 Leur mot d’ordre ? « On embauche, moins cher. Pas de qualif, surtout pas de qualif […]. Des TUC, des TIG, des CES. » 2484 Et justement, il y a Denise Peigne, d’abord « demandeuse de travail » 2485 , que P1 et P2 recrutent parce qu’elle est « plus fragile, dépendante, corvéable » 2486 et qu’elle pourra donc remplacer à la fois « Un » et « Deux », bénéficiaires quant à eux d’un « plan social humain et positif » 2487 , le premier parce qu’il est « trop vieux. Beaucoup trop vieux » 2488 et le second parce qu’il n’a « pas assez d’expérience » 2489 et « manque de punch. » 2490 Ils sont alors dirigés vers Brigitte, dynamique conseillère ANPE, spécialiste ès bilans de compétences et « jobs parcours » 2491 , qui flatte les travailleurs qui ont « suivi le mouving » 2492 et ont « pris, et cela est bien, l’ascenseur. The elevator. » 2493 Le décalage entre le vocabulaire qu’elle manie, l’idéologie qui s’en dégage, et la parole des ouvriers, donne lieu à des scènes à la fois comiques, par le choc ubuesque des langages, et d’une grande violence, parce que le spectateur reconnaît le vocabulaire du management actuel qui vise à faire accepter par les travailleurs la violence des conditions de travail et des relations humaines exigée par le capitalisme actuel, en leur vendant un « esprit du capitalisme » et de l’entreprise opposé à leur réalité :
‘« - P1. Denise, je peux vous appeler Denise ? Vous voulez travailler ?Le contrat signé, P1 et P2 conduisent Denise à son « poste de travail », et la scène suivante illustre les ravages de la nouvelle organisation du travail et la façon dont le patronat a récupéré la critique artiste du capitalisme 2495 , en l’espèce la revendication d’autonomie, pour accroître la surcharge de travail des ouvriers et, en leur conférant plus de responsabilités – non rémunérées en tant que telles – détourner l’attention de la dégradation de leurs conditions de travail :
‘« - P2. Voilà, Denise. Voilà votre poste de travail.Et Denise, « le regard vide, droit devant » 2497 , chef d’un atelier dont elle est l’unique ouvrière, est ainsi transformée en femme-machine, produisant des « klang » « bien réguliers jusqu’à dix-huit heures. Plus ou moins vite » 2498 en fonction des « flux qui […] fluctuent » 2499 , au rythme d’un métronome gracieusement prêté par Brigitte. Et ses employeurs sont autant satisfaits de son travail que des conditions pour lesquelles elle a, sans le savoir, signé : sans pause, sans tickets-resto donc, sans frais de transport (puisqu’elle habite à côté), et payée non « pas [à] l’heure mais [au] klang » 2500 , au « BPM (Beat per minute) » 2501 . Mais, pour économiques qu’elles soient pour l’entreprise, ces conditions de rémunération ne suffiront pas à sauver Interklang de la délocalisation, et faute de trouver quoi « dégraisser de plus » 2502 , P1 et P2 décident de partir où « tout le monde travaille, là. Et souple avec ça. Souple souple. Des contorsionnistes » 2503 , là où « même les tout p’tiots y veulent. Pas de temps à perdre eux à apprendre. Veulent gagner tout de suite. » 2504 Et, tandis qu’ils s’envolent vers ces heureuses contrées libérées du carcan liberticide du code du travail, Denise, incapable désormais de produire un son autre que « klang » - ponctué parfois il est vrai d’une phrase certes pessimiste mais au moins articulée, « Y a plus d’avenir » 2505 , finira comme guide du « Musée Interklang » construit parce que désormais, comme le lui explique Brigitte, « la richesse d’ici c’est : le tourisme ! » 2506 que viendront visiter « Un » et « Deux », qui ont tous deux retrouvé du travail « Un », après avoir refusé la proposition de P1 et P2 de partir pour eux une semaine, certes non rémunérée mais « au soleil avec vue sur la mer » 2507 « pour informer, former, expliquer, donner le goût du klang ! à ceux là-bas qui vont prendre le relais, poursuivre la grande histoire des klang ! » 2508 , et « Deux » après avoir passé de longs mois sans emploi. Et leurs nouveaux métiers sont ô combien symboliques de la condition ouvrière actuelle :
‘« - DEUX. T’as trouvé quelque chose ?Le spectacle L’Usine mis en scène par Jacques Osinski et créé au Théâtre du Rond-Point à Paris en janvier 2007, est marqué au sceau du même pessimisme stylisé que la pièce et le spectacle Flexible, hop, hop, mais il s’inscrit quant à lui dans une perspective plus globale du fait même de la nationalité de l’auteur de la pièce. Magnus Daëlstrom est suédois, et la description des mutations du monde industriel que semble par son titre proposer le spectacle se situe donc d’emblée à l’échelle internationale. Il s’agit d’une fable qui met en scène pour l’essentiel des ouvriers d’une usine sidérurgique, ainsi qu’un contremaître, et donne à voir un monde du travail déshumanisé et dont la brutalité semble sans issue. De fait, le metteur en scène a choisi la pièce parce qu’elle « souligne notre impuissance à vivre et à nous battre dans un monde en perdition. » 2510 Si l’issue semble impossible, c’est que le contexte n’est pas propice à la contestation, mais la responsabilité des hommes, et notamment des ouvriers, se trouve également engagée, et ils sont dans la pièce montrés comme égoïstes et brutaux. La critique n’a pas valeur ontologique, elle sert au contraire à dire la disparition des solidarités qui sont nécessaires pour élever les individus et donner un sens à la lutte. Il est d’ailleurs particulièrement significatif que le seul ouvrier à manier encore les termes de « lutte des classes » et à prôner une syndicalisation, ne tienne pas ce discours dans la perspective d’une lutte politique contre le patronat. Certes, il y a bien selon lui un camp adverse, mais le « ils » désigne non plus le patronat mais… les extra-terrestres : le besoin de sens est comblé par une interprétation non plus politique mais paranormale du monde. La mise en scène accentue le processus de montée en généralité et le pessimisme du constat. Certes les acteurs interprétant les ouvriers portent des bleus de travail, mais ce costume prend la valeur d’un symbole, tout comme les outils, rouillés et d’une taille démesurée par rapport à celle, dérisoire, des hommes. Détail révélateur, le jeu du comédien interprétant le contremaître est beaucoup plus stylisé que celui de ceux qui jouent les ouvriers, ce qui permet de mettre à distance un personnage dont le référent réel est à la fois symptômatique et antipathique, mais permet aussi de le transfigurer pour cette même raison en un personnage théâtral drôle et efficace. Si la pièce « est un reflet de notre monde », il ne s’agit donc pas pour J. Osinski de l’entériner mais de le mettre à distance, et le spectacle se marque par un « refus de tout angélisme » 2511 et d’une victimisation de ceux qui souffrent. Au contraire, il importe pour l’artiste de les rendre pleinement responsables et donc de leur rappeler qu’ils ne sont pas passifs et peuvent être acteurs de leur destin au lieu de le subir. L’acuité du propos de ce spectacle a par ailleurs été décuplée en raison d’un triste hasard de calendrier : en effet, la déshumanisation des relations interpersonnelles au travail qui pousse au désespoir et au suicide plusieurs personnages de la pièce, résonnait fortement pour le spectateur du Rond-Point d’une douloureuse actualité – le 22 janvier 2007, un nouveau salarié du Technocentre de Renault à Guyancourt se donnait la mort, et en tout, cinq salariés de ce centre auront voulu ou réussi à se donner la mort les deux dernières années, et le spectateur ne pouvait dès lors que faire le lien entre la dégradation matérielle et psychologique des conditions de travail et de vie des ouvriers, et celle affectant les techniciens mais aussi les ingénieurs. Ce lien est d’ailleurs pris en charge par des spectacles, et les représentations du monde du travail accompagnent sans surprise les mutations de leur objet d’étude. Aussi de plus en plus de pièces et de spectacles s’emparent d’une catégorie de travailleurs jusque là souvent occultée ou caricaturées par un point de vue centré sur la condition ouvrière : les cadres.
Flexible, hop, hop (Emmanuel Darley.) Spectacle mis en scène par Patrick Sueur et Paule Groleau, spectacle créé au Nouveau Théâtre d’Angers le 16 octobre 2006. Dans la mesure où la mise en scène des commanditaires est absolument fidèle aux indications incluses dans le texte, nous analyserons essentiellement ce dernier.
Emmanuel Darley, entretien avec Paule Groleau et Patrick Sueur, Journal de Théâtre Ouvert n°17, mars 2007.
Emmanuel Darley, Flexible, hop, hop, Arles, Actes Sud Papiers, 2005, p. 21.
Idem.
Ibid., p. 20.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Ibid., p. 18.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Ibid., p. 24.
Ibid., p. 21.
Ibid., p. 19.
Ibid., p. 17.
Ibid., p. 19.
Idem.
Ibid., p. 21.
Ibid., p. 22.
Ibid., p. 23.
Ibid., pp. 26-27.
Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, op. cit. Voir supra, Partie I, chapitre 2, 2, e.
Flexible, hop, hop, op. cit., pp. 26-27.
Ibid., p. 28.
Ibid., p. 27.
Idem.
Ibid., p. 28.
Idem.
Ibid., p. 34.
Ibid., p. 35.
Idem.
Ibid., p. 42 et p. 51.
Ibid., p. 43.
Ibid., p. 41.
Idem.
Ibid., p. 50.
Jacques Osinski, « propos du spectacle », mai 2006, cité dans le dossier de presse du Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines établi à l’occasion des représentations du spectacle les 22, 23 et 24 mars 2007.
Idem.