b. Portrait des cadres en victimes coupables de la mondialisation néolibérale : Push Up, Top Dogs, Sous la glace.

La mondialisation du marché du travail et l’assouplissement des lois par les pouvoirs poilitiques, qui permet via les délocalisations de mettre en concurrence les salariés des pays riches et ceux des pays pauvres, constitue un contexte plus que favorable pour réaliser l’objectif prioritaire des entreprises et de leurs actionnaires : externaliser au maximum les coûts pour optimiser les profits. Les récentes mutations du capitalisme ont en conséquence transformé en profondeur le statut de l’ensemble de leurs salariés et notamment des cadres qui, autrefois gagnants et agents du capitalisme, sont de plus en plus souvent les nouveaux perdants de la mondialisation néolibérale. Pour les artistes de théâtre, les cadres constituent un groupe de population tout aussi fascinant que les ouvriers mais qui ne génère cette fois ni malaise ni mauvaise conscience. Et l’ambivalence de leur statut stimule la création de spectacles interrogeant précisément la subtilité des mécanismes économiques et politiques sur lesquels s’appuie le nouveau capitalisme. Plusieurs de ces spectacles témoignent d’un important travail de réflexion sur le monde du travail et le capitalisme, qui se manifeste parfois explicitement dans le spectacle lui-même, et parfois dans la volonté de faire suivre les représentations par un débat. Ainsi, des extraits du livre d’Alain EhrenbergLa Fatigue d’être soi 2512 étaient dits par Xavier Kim dans l’étape de création du spectacle 100% Croissance présentée lors festival Ca compte aux Subsistances en mars 2006 2513 , remplacés dans la version définitive du spectacle par un montage d’extraits du Nouvel Esprit du Capitalisme. 2514 Mathieu Bauer, le metteur en scène de Top Dogs, vous êtes viré Monsieur 2515 revendique quant à lui la lecture du livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello comme l’un des ferments de sa réflexion de base pour créer ce spectacle sur le chômage des cadres, l’autre source principale étant les histoires vécues et racontées par les cadres ayant participé aux ateliers préparatoires au spectacle. En parallèle des représentations au CDN de Montreuil, le cinéma Le Méliès diffusa le 17 mars 2006 Portraits de cadres au chômage, film documentaire réalisé lors de ces ateliers, et à l’issue de la représentation du 16 mars était organisée une rencontre-débat réunissant le metteur en scène, la directrice du théâtre, certains des cadres ayant participé aux ateliers préparatoires au spectacle, et Christophe Dejours, auteur de Souffrance en France, La banalisation de l’injustice sociale. 2516

Les spectacles s’inscrivent d’autant plus facilement dans le double processus de montée en généralité et de conflictualisation que les artistes éprouvent des sentiments ambivalents à l’égard de leur sujet, oscillant entre la compassion pour la souffrance des individus représentés et parfois rencontrés, et la mise en cause de leur responsabilité.Ainsi, Top Dogsmet en scène comme son titre l’indique les « top dogs », ceux qui « avant leur licenciement étaient aux postes de commande. » 2517 Le personnage de Chariéras 2518 , qui se définit lui-même comme un « work-aholic, shooté au travail » 2519 et dont la devise est « lead, follow or get out of the way » 2520 , est l’un d’entre eux. Quelle n’est donc pas sa surprise de se retrouver désormais « client » de Tresca, cousine éloignée de la Brigitte de Flexible, hop, hop, « conseillère de la NCC, New Challenge Company » 2521 , « l’une des plus grandes entreprises de réinsertion professionnelle sur le marché » dotée d’une « position de pointe dans le savoir-faire, mais ce qui est plus important, une place de choix dans un réseau international unique en son genre. » 2522 Parce qu’il se fonde sur le principe d’un échange des rôles entre les personnages, le texte suggère que Tresca est d’autant plus dynamique et compétente qu’elle a elle-même expérimenté la situation de ceux qu’elle conseille désormais et qu’elle aide à dépasser l’inévitable phase de déni, dans laquelle se trouve précisément Chariéras. Dans un premier temps, il croit en effet que Tresca s’adresse en lui en tant que collègue, et se montre soucieux d’ « établir un effet de synergie entre [son propre] travail et le [s]ien » 2523 , et refuse d’entendre qu’elle est là pour l’aider à se réinsérer, lui. Le texte va suivre le parcours non seulement professionnel mais aussi psychologique de Chariéras dans les arcanes du chômage et de la reconversion professionnelle, sans jamais se déprendre de son ambition critique, et traite ce personnage comme un exemple au service de la thèse sous-tendue par le spectacle et dont la postface, au travers d’une référence à Richard III, donne la clé : « aucun ne tirait de leçon du malheur du prétendant au trône qui l’avait précédé ». 2524 L’auteur multiplie quant à lui les techniques pour « faire prendre conscience » 2525 au lecteur, et tout d’abord en traitant à distance les personnages aliénés aux valeurs et au langage du management capitaliste, comme en témoigne la séquence III intitulée « La Bataille des Mots » 2526 , qui leur fait énumérer en une liste interminable des mots en décalage voire en contradiction avec la réalité qu’ils servent à désigner : « philosophie d’entreprise », « outsourcing », « corporate identity », « gestion des risques ». De même est présentée de manière satirique l’instrumentalisation par les entreprises des psychologues dans la séquence « Camp » qui rassemble tous les personnages en demi-cercle autour de la psychologue Allain, qui sert de relais à l’idéologie diffusée par l’entreprise. Chacun expose son « cas » avant qu’elle ne lui « fasse part de [s]on feed-back » 2527 et quand l’un des chômeurs se montre récalcitrant à considérer que « ce n’est qu’un jeu, pas plus » 2528 , la psychologue lui suggère : « mettez-vous à la place de votre patron. » 2529 Le texte met plusieurs fois en scène ce principe bien connu de mise en situation, ce qui permet de combiner un souci de représentation réaliste des techniques de management contemporaines à un jeu de mise en abîme particulièrement efficace sur une scène de théâtre. D’ailleurs le spectacle du collectif Sentimental Bourreau exploite largement ces procédés, qui permettent de jongler également avec différents codes de jeux théâtraux. La séquence « grosse vache » 2530 met en scène « Madame Allain » et « Monsieur Gimenez », Koener remplaçant Madame Allain dans le rôle du psychologue. Mais cette séquence joue non seulement sur l’échange des rôles mais sur un procédé de mise en abime, puisque les personnages Allain et Gimenez, confrontés à des difficultés dans leur couple, sont invités par Koener à inverser leurs rôles le temps d’une improvisation dirigée par lui-même. L’enjeu de la séquence est de montrer les retombées catastrophiques de la perte du travail mais plus largement du stress suscité par le travail en entreprise dans la sphère privée, et particulièrement dans la vie sentimentale des travailleurs ou des chômeurs :

‘«  - LE PSYCHOLOGUE. Il faut inverser les rôles. C’est toujours comme ça qu’on fait. On a fait des expériences très efficaces de cette façon. A lui. Vous êtes donc votre femme. A elle. Et vous jouez votre mari.
ELLE. Ah!
LUI. Ca, j’peux pas.
LE PSYCHOLOGUE. Bien sûr que si, vous pouvez ! Allez.
LUI. Donc, je suis chez moi et je suis ma femme. […] Et elle, c’est mon mari ?
ELLE, d’un ton sec. Allez, maintenant arrête de faire celui qui ne comprend rien. Je suis toi et tu es moi. C’est si difficile que ça à comprendre ?
LE PSYCHOLOGUE. Ah, ah. Madame Gimenez-Allain. Maintenant vous êtes votre mari. Vous ne devez parler que comme lui.
ELLE. C’est bien ce que je fais. C’est comme ça qu’il me parle. A lui. Ma petite Arlette ? Ca ne veut vraiment pas rentrer dans ta petite tête d’oiseau, mon petit poussin ! » 2531

Les rôles que doivent jouer Allain et Gimenez est si proche de la situation réelle des personnages dans la pièce que la violence de leurs réactions n’est pas feinte. Pour mettre à distance cette violence, et faire de cette séquence de théâtre dans le théâtre un cas d’école didactique, le collectif Sentimental Bourreau a choisi de monter la scène enchâssée entre « lui » et « elle » comme des vignettes d’un roman-photo, contrastant avec le réalisme de l’affrontement entre les personnages de Gimenez et Allain manifeste dans la scène enchâssante. La portée satirique est en permanence soulignée de même qu’est soulignée la responsabilité des cadres complices de l’idéologie capitaliste avant d’en être les victimes. Mais cette portée se combine dans le spectacle à une approche plus compatissante que dans le texte original, ce qui s’explique sans doute par le processus de création. En effet, en amont du travail de répétition proprement dit, le metteur en scène Matthieu Bauer a réalisé un atelier d’écriture avec des cadres au chômage, et certains de leurs récits sont inclus dans le spectacle. Ce qui induit deux réceptions différentes selon l’identité du spectateur. Le spectacle, avec sa musique rock, ses éclairages au néon et sa scénographie immaculée, avec ses effets parfois tapageurs et faciles et ses raccourcis discutables, peut en définitive susciter chez certains spectateurs de théâtre avertis de l’ennui, voire un agacement qui a moins à voir avec la réalité décrite qu’avec les choix opérés pour le représenter. Mais au vu des réactions du public de la première du spectacle au CDN de Montreuil, composé des participants aux ateliers et de nombreux syndicalistes, force est de constater que le collectif Sentimental Bourreau peut s’enorgueillir d’avoir touché cette cible – ce qui était peut-être le but essentiel de ce spectacle.

Il nous semble que l’intelligence des choix dramaturgiques à l’œuvre dans Push Up 2532 permet au spectacle d’être efficace auprès d’un public plus large. La construction dramaturgique même du texte de R. Schimmelpfennig sert une analyse similaire à celle menée par Emmanuel Darley à propos des ouvriers, montrant que la force du capitalisme tient au fait qu’il arrive à monter les uns contre les autres ceux qui souffrent pour les mêmes raisons et pourraient unir leurs forces pour le combattre. En témoigne cette scène d’entretien entre deux des personnages féminins de cadres, Angelika et Sabine :

‘«  1. 1. Bureau d’un membre de la direction. Angelika et Sabine sont assises face à face.
- ANGELIKA. C’est bien que vous soyez là.
Une pause.
[…] Je regrette que vous ayez dû attendre dix minutes. Je suis très contente.
SABINE. Vous n’avez pas besoin de me rassurer. Je ne suis pas tendue.
ANGELIKA. Il n’y a pas non plus de raison d’être tendue.
SABINE. Si, il y en a, mais je ne le suis pas.
ANGELIKA. Non ? Moi si, un petit peu. […]
SABINE. Epargnez-vous ça.
ANGELIKA. Quoi donc ?
SABINE. Ces amabilités. Nous n’avons pas besoin de faire ces simagrées.
ANGELIKA. C’est ce que je fais ?
SABINE. Nous savons toutes les deux quel est le conflit qui pèse ici.
ANGELIKA.Possible que nous ne l’apprécions pas de la même façon. […]
SABINE. Vous dites que vous ne regrettez pas que j’aie dû attendre dehors dans le hall auprès de votre secrétaire. Tout ça n’est pas vrai. Vous ne regrettez rien du tout. Faire attendre quelqu’un plus de cinq minutes, c’est déjà un acte inconscient d’agression. Vous le savez pertinemment.
Une pause […].
Vous essayez de créer un climat particulier pour cet entretien. Vous essayez de créer une atmosphère de cordialité, de collégialité et de sympathie qui est complètement inadéquate. Vous dites que vous êtes tendue alors que tout laisse entendre que ce n’est absolument pas le cas. Vous ne faites ça que pour enlever à la situation ce qu’elle a de tranchant.
Mais il n’y a pas lieu de l’émousser. Peu importe comment vous "appréciez le conflit". Deux intérêts se font face et manifestement ils ne sont pas conciliables. 
ANGELIKA. Un moment. Arrêtez.
SABINE. Non.
ANGELIKA. Si –
SABINE. C’est complètement –
ANGELIKA. Stop.
SABINE. Tout le déroulement de cette conversation jusqu’à maintenant –
ANGELIKA. Stop.
SABINE se lève, au cas où elle serait encore assise.
Non –
ANGELIKA. Sabine !
Un temps.
Est-ce que nous pouvons maintenant commencer cet entretien ?
Un temps.
SABINE. Comme vous voulez. Je vous en prie. » 2533

La structure du dialogue combine l’usage d’un langage très policé à une structure agonistique, et l’échange ping-pong tient du duel verbal, particulièrement à la suite de la longue tirade de Sabine, qui précisément dénonce le caractère fallacieux de la cordialité apparente. Chaque réplique de cet échange claque comme une balle, envoyée ou reçue. Et, si la parole se fait lacunaire, c’est que dans ses interstices se joue l’essentiel, la violence physique. En effet, cette séquence est immédiatement suivie et semble donc interrompue par un monologue d’Angelika, qui rompt avec la linéarité temporelle de ce qui précède, et donne un complément d’information non négligeable sur la scène qui précède :

‘« 1. 2. Lui jeter le café à la figure, ça a été un dérapage. Une perte de contrôle. Mais elle ne méritait pas mieux. Cette petite merde ne méritait pas mieux. […] Elle était assise là et elle ne touchait pas à son café. […] Au fond tout était clair pour moi lorsqu’elle a franchi la porte. Je voulais juste la voir une dernière fois. Elle était assise en face de moi et j’étais étonnée de son insolence. Cette insolence incroyable d’avoir osé demander ce rendez-vous.
Comment peut-elle ? Comment a-t-elle pu l’avoir – avec l’allure qu’elle a. Avec ce piteux rayonnement de capacité professionnelle et d’ambition. » 2534

La construction des deux dernières phrases laisse planer une incertitude sur la cause de cette réaction excessive, le référent du pronom « l’ » demeurant ambigu : s’agit-il du rendez-vous ? C’est peu probable puisque c’est Angelika elle-même qui l’a accordé. Même si la cause semble être professionnelle (comme le suggèrent les termes de « capacité professionnelle » et d’ « ambition », le lecteur/spectateur se demande s’il n’y a pas une autre raison. Puis l’échange reprend, numéroté 1.3., qui vient étayer l’hypothèse d’un enjeu extraprofessionnel par l’omniprésence de la référence à un troisième personnage, Kramer. Brigitte ne cesse d’interroger Sabine sur ses sentiments professionnels à l’égard de son supérieur :

‘« - ANGELIKA. Etes-vous satisfaite de Kramer ?
SABINE. Oui. Je –
ANGELIKA. Dites-le tout à fait franchement. Le fait que je vive avec Kramer ne doit en aucun cas être un obstacle.
SABINE. La collaboration avec Kramer se passe sans la moindre friction. […]
ANGELIKA. Vous êtes une force de pointe. Kramer dit que vous êtes efficace, fiable et innovante. C’est impressionnant. Vraiment impressionnant.
SABINE. Oui. Et c’est pourquoi je ne comprends pas pourquoi – […]
ANGELIKA. Oui, je sais – naturellement. Un peu de patience. Un café ?
SABINE. Non, merci –
ANGELIKA. Vous ne buvez pas de café ?
SABINE. Non, merci –
ANGELIKA. Vraiment pas ?
SABINE. Non, merci.
Angelika remplit cependant deux tasses. Sabine ne touche pas à la sienne. […] » 2535

Un dernier fragment de l’échange, 1. 5., viendra préciser encore la collusion entre les enjeux professionnels et les enjeux privés, ainsi que les enjeux de l’entretien. Le début de cette séquence semble marquer un changement de ton, du moins du côté d’Angelika, qui retrouve en Sabine la jeune femme ambitieuse qu’elle fut un jour, avant de comprendre que c’est précisément pour cette raison qu’elles sont désormais des rivales que tout oppose :

‘« - ANGELIKA. Vous avez fait carrière ici. Et naturellement vous voulez encore monter. Je comprends bien.
Un temps.
J’étais comme ça. Vous me ressemblez. Non ?
SABINE. Peut-être.
ANGELIKA. Si. Certainement
SABINE. Comme vous voulez.
ANGELIKA. Nous pourrions être amies. Non. Nous ne pourrions pas.
SABINE. Ah.
ANGELIKA. Vous pourriez dans le meilleur des cas faire comme si. Parce que vous avez tout le temps en tête cette pyramide au sommet de laquelle vous pouvez être. » 2536

Et c’est précisément pour contrer cette rivale qu’Angelika vient de rejeter la candidature de Sabine à un poste :

‘« - ANGELIKA. Si je vous donne ce poste, je vous propulse en même temps à plus ou moins long terme à la tête du groupe, à l’équipe directoriale, car avec le savoir-faire que vous pouvez accumuler à Delhi, vous deviendrez pour nous à peu près irremplaçable.
SABINE.Ca vaut pour quiconque à qui vous donnerez le poste. Ca n’a rien à voir avec ma personne. Comme je vois les choses, il n’y a que deux facteurs qui expliquent pourquoi vous ne me faites pas confiance : premièrement mon âge, deuxièmement mon sexe. Ne disiez-vous pas à l’instant que les mécanismes internes à l’entreprise, du temps du miracle économique, n’existent plus ?
ANGELIKA. Oui, oui, certainement.
Un temps.
Mais qu’en est-il si ses propres collaborateurs se servent de ces mécanismes ? […]
SABINE. Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez. […]
ANGELIKA. Kramer m’a recommandé de vous envoyer à Delhi. […]
SABINE. Alors vous me donnerez quand même le poste.
ANGELIKA. Non.
SABINE. Ma qualification est hors de question. […]
ANGELIKA. Mais vous n’aurez pas le poste.
SABINE. Pourquoi non ?
ANGELIKA. Parce que Kramer vous a recommandée. […]
SABINE. Vous êtes avec Kramer. Qu’est-ce qui s’oppose à une recommandation de Kramer ?
ANGELIKA hésite. Kramer.
SABINE. Je veux ce poste. Vous n’avez personne qui y conviendrait mieux que moi.
ANGELIKA. Qui dit ça ?
SABINE. Je dis ça. Kramer le dit. Voyez mes justificatifs.
ANGELIKA rit. J’ai cru que vous disiez : voyez mes préservatifs.
SABINE. Quoi ?
ANGELIKA. Rien. » 2537

L’entretien ne cesse d’opposer les deux femmes, et la rivalité est tout autant affective que professionnelle. Pourtant il ne s’agit pas là d’une intrigue secondaire et anecdotique, bien au contraire, c’est tout l’enjeu de la pièce que d’intriquer sans cesse la sphère professionnelle et la sphère privée. D’une part parce que la rivalité sentimentale a de visibles répercussions dans la sphère professionnelle, mais surtout parce qu’il s’agit de montrer que la vie affective est contaminée par la logique de compétition permanente qui régit la vie de ces cadres. D’ailleurs le texte fait alterner les séquences que nous venons de décrire (1.1, 1.3 et 1.5) avec deux monologues des personnages, qui par leur composition même disent l’extrême proximité de leurs habitudes, mais, de manière plus fondamentale, celle de leurs conditions de cadres et de femmes actives soumises à une pression qu’elles ne relâchent jamais sur leur compétence comme sur leur apparence :

‘« 1.4. SABINE. Depuis deux ans je n’ai pas fait l’amour. Et j’ai vingt-huit ans. Je me lève tous les matins à six heures. Je prends une douche froide, après quoi je déjeune. Le plus souvent des fruits. En peignoir. […] Puis je commence à m’habiller. Je ne remets jamais les vêtements de la veille. Jamais. Bien que mes affaires se ressemblent souvent. J’ai beaucoup d’affaires. […] J’ai du mal à me décider pour ce que je dois mettre. C’est un problème. Je change plusieurs fois toute ma façon de m’habiller jusqu’à ce que je me sois imposé une décision. Ce n’est pas simple. C’est une vraie torture. […] Quand j’en ai fini avec mon visage, je descends au garage souterrain par l’ascenseur. Il est maintenant huit heures. A mi-chemin je descends et et fais demi-tour. Je remonte. Parce que je me trouve affreuse. Je ne le supporte pas. […] Finalement il est huit heures et demie passées, je vais être en retard. […] J’arrive au bureau et j’ai le sentiment que personne ne me regarde. C’est bien. C’est terrible. […] Je regarde les visages autour de la table et je me demande combien d’entre elles et combien de fois elles ont baisé durant la nuit. Ou ce matin. Pendant que je prenais ma douche froide. […] Toutes, je pense. Toutes, sauf moi. » 2538 ’ ‘« 1.5. ANGELIKA. Mon mari ne couche plus avec moi. Kramer. J’ai X années. Je me lève tous les matins à six heures. Je prends une douche froide, après quoi je déjeune. Le plus souvent des fruits. Au comptoir de la cuisine. En peignoir. […] Puis je commence à m’habiller et à me maquiller. Je ne remets jamais les vêtements de la veille. Jamais. Avant il me fallait beaucoup de temps pour savoir ce que j’allais mettre. […] Aujourd’hui je fais plus souvent les boutiques. C’est vrai qu’au fond ça ne change rien au problème, mais ça aide. Du moins pour un temps. […] Tous les deux mois je me débarrasse de deux sacs de vêtements. Dans les conteneurs de la Croix-Rouge. Dans ces sacs il y a souvent des affaires que je n’ai jamais mises. Des affaires dont je savais déjà en les achetant que je ne les porterais jamais. […] Ce sont des dérapages. Des pertes de contrôle. Ce sont là des cas extrêmes. Mais on ne le sait qu’après. […] J’arrive au bureau vers neuf heures, Kramer à mes côtés, c’est obligé. Tous me regardent. Personne ne me regarde dans les yeux mais tous me regardent. […] Je me demande s’ils se demandent quand j’ai baisé pour la dernière fois. J’ai raconté ça une fois à Kramer. Il y a quelques années, quand les choses étaient encore autrement. » 2539

Certes quelques différences notables viennent distinguer leurs compulsions et leurs névroses, qui ont à voir avec le montant de leurs ressources, mais, comme Angelika le fait ensuite remarquer à Sabine : « nous nous ressemblons. Professionnellement au sommet, mais pour l’apparence tout ce qu’il y a de plus moyen. » 2540 La construction même de la dramatugie sert donc à exprimer ce paradoxe qu’une condition identique suscite chez ces cadres non pas une prise de conscience de la nécessité d’une action collective ni une solidarité, mais au contraire une compétition accrue. Et, dans la mise en scène, la scénographie circulaire contribue à faire de la scène une arène et du monde de l’entreprise les jeux du cirque, tout en suggérant, par l’absence de coulisses, la disparition de la sphère privée qui entre en collusion permanente avec une vie professionnelle dévorante en temps et en énergie, quand elle n’est pas devenue tout simplement inexistante. Push Up décrit à la fois les méfaits de l’absence de conscience collective, et par là la responsabilité des cadres, victimes autant que complices d’une idéologie basée sur l’individualisme et la compétition, tout en suggérant à la fois la façon dont les techniques de management sont à l’origine de cette désagrégation du monde du travail. Il semble que ce point de l’argumentation constitue d’ailleurs le cœur d’un autre spectacle : Sous la glace.

Le spectateur de Sous la glace 2541 est accueilli par deux jeunes comédiens vêtus d’un costume-concept qui les identifie immédiatement dans leur rôle de jeune cadre dynamique : un costume gris surmonté d’une capuche, qui synchrétise l’image classique du costume-cravate et celle du cadre du XXIe siècle, décontracté et sportif, suggérant déjà que le spectacle va porter sur les transformations des cadres, du management et de l’entreprise aujourd’hui. Une fois le public installé, une voix faible se fait entendre, celle d’un homme d’une cinquantaine d’années, aussi terne que son costume est gris, immobile et ratatiné sur une chaise. Sa description de sa vie dans l’entreprise, faite d’indifférence ponctuée de vexations, ne semble adressée à personne, et, la voix monocorde, il regarde fixement devant lui. Par son jeu, l’enjeu se déplace d’emblée et force le spectateur à s’interroger sur ses propres réactions face à la souffrance d’autrui : bien que le vieux cadre décrive une situation objectivement choquante, le jeu semble fait pour que le spectateur ne parvienne pas à s’intéresser au sort de cet homme, et que la réaction qui prédomine en lui soit l’ennui. La mise en scène rejoue donc l’indifférence généralisée, et peut suggérer la part de responsabilité de l’ensemble de la collectivité, mais aussi, d’une certaine manière, celle de certaines victimes, dont la « faute » est double : l’absence d’organisation politique et leur manque d’habileté à manier les codes et donc à exister médiatiquement, en transformant leur souffrance en produit marketing vendable, rentable, et donc audible. L’entrée en piste des deux jeunes cadres vient contraster avec cette « ternitude », et le spectacle emprunte ensuite fortement à la satire, recourant à des procédés relativement proches de ceux utilisés dans Top Dogs. L’obsession pour la culture, pour les jeux de rôles et le théâtre donne lieu à des séquences comiques assez réussies – notamment quand le vieux cadre tente une série de roulades assez pachydermiques, avant d’interpréter le rôle du phoque dans la comédie musicale créée pour une fête de l’entreprise. Cette séquence et celle où le même vieux cadre, devenu consultant, récite un poème, suggèrent que la culture et le sport, censées apporter une respiration dans la vie des travailleurs, sont au contraire utilisés par les manageurs mais aussi par les cadres eux-mêmes comme de nouveaux instruments au service de la permanente compétition. L’un des deux cadres dynamiques porte un instant un discours de remise en question, certes timide, certes peu réfléchi, mais explicite, de cette idéologie de la course, faite de compétition et d’urgence, en comparant sa propre situation avec celle de ses parents, glissant maladroitement la revendication qu’ « un autre monde est possible ».

Et c’est alors que Sous la glace prend une tournure singulière au sein de notre corpus de spectacles sur le monde du travail. L’autre jeune cadre dynamique reprend en effet l’expression selon laquelle « un autre monde est possible » comme amorce d’une tirade qui fonctionne comme la réplique au monologue précédent, et pose ainsi le second terme d’un débat qui porte sur rien moins qu’un choix de société. Et le personnage tient un discours révolutionnaire à l’envers, qui retourne non seulement le slogan altermondialiste mais aussi l’ensemble des valeurs et des principes républicains (le « bien commun », « les valeurs » de « la culture » et de « l’éducation », le « bien-être de l’économie nationale ») pour défendre la cause du libéralisme économique. Comme le management fait servir la culture à ce qui est sa négation même, le discours du jeune cadre dynamique retourne comme un gant le lexique républicain, et, parce que cette rhétorique, très proche de celle manipulée par l’une des fées dans un spectacle chronologiquement très proche, Fées 2542 , est aussi osée qu’inédite, elle laisse son contradicteur sans voix. Mais, si sur le plan de l’argumentation, c’est ce discours qui gagne dans le spectacle, ses conséquences désastreuses de même que son caractère mensonger sont dénoncés, en silence, mais de manière très efficace elle aussi : un petit enfant arrive sur scène, qui porte le même costume que celui des jeunes cadres dynamiques, et, bien que visiblement trop jeune pour ce rôle, il l’endosse à la perfection, suggérant à la fois le sort que réserve le libéralisme aux enfants des pays pauvres et l’obsession de la performance qui ruine l’enfance des gagnants de la mondialisation, qui se confrontent dès leurs jeunes années à la compétition et à l’obsession de la performance dans les Business schools, secteur en pleine explosion.

Sous la glace met en scène les difficultés à conceptualiser un discours critique de gauche et à penser une lutte politique efficace, tout en insistant sur leur impérieuse nécessité, par la description de l’hégémonie non seulement du système mais de l’idéologie libérale, et des ravages qu’ils occasionnent. Et ce sont cette idéologie, ce système et leurs conséquences désastreuses pour l’ensemble des travailleurs, que les représentations du monde du travail visent à mettre en accusation, mais c’est tout autant la responsabilité des travailleurs dans l’évolution de cette situation que l’ensemble des spectacles de lutte politique consacrés aux mutations récentes du monde du travail et du capitalisme que nous venons d’analyser pointent. C’est la complicité idéologique passive, voire active, des cadres, autrement dit leur accord avec l’esprit de ce capitalisme qui les aliène, que Sous la glace, Top Dogs et Push Up mettent en scène, tout comme Flexible, hop, hop et plus encore L’Usine pointent l’absence de prise de conscience et de mobilisation collective des ouvriers. Et, si les spectacles exonèrent les ouvriers, notamment parce qu’ils sont encore et toujours les exploités de ce capitalisme et parce qu’ils luttent pour certains (Mords la main qui te nourrit, La Femme jetable, 501 Blues, Ils nous ont enlevé le h, A la sueur de mon front), le statut des cadres est présenté dans son ambivalence réelle, à la fois complices voire agents du capitalisme, et victimes. Si l’ensemble des spectales thématisent un échec de la perspective révolutionnaire anticapitaliste, ceux consacrés aux cadres laissent cependant toujours un certain espoir : puisque les cadres ne tirent désormais plus profit de ce système dont ils étaient les relais très efficaces jusqu’alors, ils sont susceptibles de devenir les acteurs de sa remise en question. Et, si cette conversion n’est (encore) jamais mise en scène dans les spectacles, il semble que le projet des artistes soit d’œuvrer à la rendre possible dans le réel. Et il est intéressant de constater que plusieurs des spectacles consacrés au monde du travail opposent au capitalisme non seulement le modèle révolutionnaire, mais également les principes républicains – ce qui tend à rapprocher ces spectacles du théâtre politique œcuménique, à ceci près que la définition du politique comme vivre ensemble au sein de la communauté civique se combine à une définition fondée sur l’existence de clivages sociaux constituant des groupes antagonistes. Et c’est cette seconde acception du politique qui vient fonder la critique du décalage entre les principes républicains et leur réalité. Il est une autre question qui génère des spectacles combinant ainsi ces deux définitions du politique et qui se focalisent plus directement encore sur une critique du décalage entre les principes républicains et le fonctionnement réel de la société française, se centrant cette fois moins sur la sphère économique que sur la sphère politique, ce sont les spectacles consacrés à l’immigration et à la colonisation.

Notes
2512.

Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi, Poches Odile Jacob, 1998.

2513.

Compagnie AKYSProjecte/ Compagnie Wu Fa Biao Da, spectacle créé aux Subsistances à Lyon le 19 janvier 2007.

2514.

Nous n’étudierons pas ce spectacle à la fois parce qu’il s’agit d’un spectacle de danse/cirque et non de théâtre, et parce qu’il nous serait difficile d’analyser ce spectacle avec la distance nécessaire. Toutefois il nous paraît constituer lui aussi un exemple intéressant à la fois par le statut qu’y occupent les textes de sociologues et par la spécificité du travail corporel qui permet d’exprimer les manifestations concrètes des exigences de « coopétition » exigée des jeunes cadres dynamiques actuels.

2515.

Top Dogs, vous êtes viré Monsieur, spectacle inspiré du texte de Urs Widmer, créé par la compagnie Sentimental Bourreau, le 06 mars 2006 au CDN de Montreuil.

2516.

Christophe Dejours, Souffrance en France, La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 2000.

2517.

Urs Widmer, « note de l’auteur », in Top Dogs, traduction Daniel Benoin, Paris, L’Arche, 1999, p. 7.

2518.

Les noms des personnages figurant dans la traduction française sont ceux des comédiens qui ont créé le rôle en France.

2519.

Top Dogs, op. cit., p. 15.

2520.

Idem.

2521.

Ibid., p. 12.

2522.

Ibid., p. 13.

2523.

Ibid., p. 12.

2524.

Urs Widmer, « postface », ibid., p. 78.

2525.

Urs Widmer, « note de l’auteur » ibid., p. 7.

2526.

Top Dogs, ibid., pp. 25-28.

2527.

Ibid., p. 38.

2528.

Ibid., p. 35.

2529.

Idem.

2530.

Ibid., pp. 45-50.

2531.

Ibid., pp. 46-47.

2532.

Push-Up (Roland Schimmelpfennig), spectacle créé par le collectif DRAO au Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes le 03 mars 2006.

2533.

Ibid., pp. 79-81.

2534.

Ibid., p. 81.

2535.

Ibid., pp. 83-84.

2536.

Ibid., pp. 87-88.

2537.

Ibid., pp. 90-92.

2538.

Ibid., pp. 85-87.

2539.

Ibid., pp. 93-95.

2540.

Ibid., p. 96.

2541.

Sous la glace (Falk Richter). Mise en scène d’Anne Monfort, Mains d’Oeuvre, Saint-Ouen, spectacle créé le 02 avril 2007.

2542.

Voir supra, Partie I, chapitre 4, 1, c.