5. Mise en question des manquements de la France à sa noble devise liberté égalité fraternité : La représentation de l’immigration et de la colonisation dans les spectacles de lutte politique. 2543

Nous avons vu dans notre seconde partie que, depuis la fin du XIXe siècle, la lignée la plus reconnue en France de « théâtre populaire » a pu se fixer pour mission de rassembler l’ensemble de la communauté nationale, méritant en ce cas l’appellation de théâtre populaire national ou théâtre républicain. 2544 Toute la grandeur de ce modèle tient au fait qu’il entend reléguer les différences dans la sphère privée pour ne faire exister dans la sphère publique que des citoyens libre et égaux en droits. Mais sa grandeur fait également la misère du modèle républicain, qui pose sa devise comme un principe abstrait et peut contribuer, à force de l’occulter, à entériner le décalage avec une situation réelle faite d’inégalités entre les individus – et cet effet pervers a été pointé de longue date par les théoriciens marxistes comme par les chantres du théâtre populaire entendu comme théâtre de lutte politique. Or il est une catégorie d’individus qui nous semble aujourd’hui se situer à l’intersection des problématiques soulevées par ces deux définitions du peuple et conséquemment par les deux lignées de théâtre populaire : la population française d’origine africaine, et nous allons voir que le théâtre de lutte politique entend sur cette question encore prendre part au débat politique en prenant parti pour un camp, opposé à un autre. Beaucoup d’immigrés d’Afrique appartiennent aux classes populaires et font donc partie du peuple défini en termes de classe sociale – en termes d’appartenance objective aux classes mais aussi en termes de conscience de classe. D’un autre côté, l’intégration réelle à la communauté nationale des citoyens immigrés questionne la réalité de l’application des principes républicains, et cette dernière question est à entendre en un double sens. Il y a d’une part, chez la plupart des personnes immigrées, le sentiment d’une double appartenance et parfois d’un écartèlement entre le pays et la culture d’origine (celui de son enfance ou de ses parents), et le pays et la culture du pays d’arrivée, qui excède la simple question binaire de la naturalisation et de l’appartenance civique. Et d’autre part, il y a, de la part du pays d’accueil (de ses habitants et de ses représentants politiques) la question du statut accordé aux différences cultuelles et culturelles, et de la tolérance de modèles différents, voire incompatibles avec le modèle dudit pays. La tradition laïque et républicaine française d’intégration s’est vu reprocher de forcer l’assimilation, et c’est particulièrement autour de la population d’origine maghrébine que s’est focalisé le débat, ce qui s’explique par l’histoire coloniale de la France, particulièrement avec l’Algérie. 2545

Mais au-delà de cette explication historique, le débat se cristallise aujourd’hui dans un contexte politique particulier. L’on assiste, depuis les années 1990, au développement d’une appréhension des problèmes sociaux en termes ethniques d’après le modèle multiculturel anglo-saxon. Les communautés fondées sur des appartenances identitaires (ethniques, religieuses, culturelles) tendent de fait à prendre le pas sur l’appartenance civique, tant dans la formulation des questions par les gouvernants que dans leur représentation médiatique, et dans l’opinion publique. Les débats autour du port du foulard, puis la réévaluation des notions de discrimination positive, de parité, l’attention croissante portée aux notions de « multiculturalisme » et de « communautés » sont à interpréter comme autant de signes de cette évolution. Et le président de la République élu en 2007 incarne à plusieurs égards ce tournant 2546  : en tant que Ministre de l’Intérieur et président de l’UMP, N. Sarkozy fut l’un des premiers hommes politiques à valoriser publiquement la notion de discrimination positive, à prôner un assouplissement de la notion de laïcité, de même qu’il contribua à donner un poids inédit à l’UOIF, proche des Frères Musulmans, au sein du Conseil Français du Culte Musulman. 2547 Il est par ailleurs le créateur du Ministère de l’immigration et de l’identité nationale qui en mai 2007 a suscité une violente polémique que n’a pas suffi à apaiser l’ajout du troisième terme de co-développement. Pour ses détracteurs, l’existence de ce Ministère dépossède le peuple français de la création de sa propre identité, mais en outre sa dénomination suggère qu’existe un lien spécifique mais aussi problématique entre les populations immigrées et l’identité de la France. Et l’idée implicite que les immigrés pourraient mettre en péril l’identité nationale suppose qu’il y aurait une identité nationale préexistante, dans laquelle les nouveaux arrivants devraient se couler en reniant leur culture d’origine, dans un processus d’acculturation radical. C’est cette conception de l’identité nationale qui pose problème à certains, non seulement en ce qu’elle tend à considérer les immigrés comme des citoyens sous condition, mais également parce que certains historiens y voient une lecture erronée de la façon dont s’est historiquement construite l’identité de la France moderne et contemporaine 2548 , le modèle de l’intégration laissant une place au métissage culturel au fil des vagues d’immigration successives.

Nous avons vu que la cité du théâtre de rassemblement de la communauté théâtrale et politique se fixe pour mission de rassembler la communauté civique nationale 2549 et de lutter contre l’évolution du modèle républicain français vers le modèle anglo-saxon, et particulièrement contre le développement de logiques communautaristes contradictoires avec une définition du politique comme vivre ensemble, comme en témoigne l’exemple des Passerelles du Théâtre du Grabuge. 2550 D’autres artistes de théâtre entendent prendre part au débat de manière différente, et traitent leur questionnement des relations entre la France et ses anciennes colonies et les immigrés issus de ces colonies comme un exemple du décalage entre le modèle républicain et sa réalité. Ces artistes ont pour point commun de tous être à la fois juges et parties dans ce débat puisqu’ils sont tous soit africains (Fellag, Dorcy Rugamba) soit français d’origine africaine (Nasser Djemaï, Mohammed Guellati, Rachida Khalil, Mohammed Rouabhi), et tous entendent contribuer à leur manière à ce débat majeur du début du XXIe siècle. Les spectacles dont il va être question ici ont en commun, outre l’origine de leur auteur, d’interroger la condition « frarabe » – pour reprendre le mot-valise créé par Smaïn dans son dernier spectacle 2551 – et/ou la Francafrique, les relations entre la France et ses anciennes colonies. Pour ce faire, La Vie rêvée de Fatna 2552 , Le Dernier Chameau 2553 , Une étoile pour Noël 2554 et Vive la France ! 2555 , Y en a plus bon et Bloody Niggers recourent à des procédés esthétiques privilégiés, le one-man(/woman)-show (La Vie rêvée de Fatna, Le Dernier Chameau, Une étoile pour Noël) et, dans une moindre mesure, le théâtre documentaire (Vive la France !, Y en a plus bon et Bloody Niggers), l’un comme l’autre hérités de l’histoire du théâtre populaire. Nous avons vu que le théâtre documentaire a été une arme utilisée de longue date par les artistes soucieux de faire de leur théâtre un instrument de combat politique au service de la cause du peuple, notamment parce que sa dimension didactique permet d’éduquer le spectateur non seulement en l’informant mais en le contre-informant, c’est-à-dire en lui apprenant à se forger un esprit critique, à mettre à distance les informations qui lui sont données en les articulant à un cadre herméneutique global et cohérent. Le comique constitue quant à lui une arme que les deux lignées ont empruntée, parce qu’elle permet de conquérir un public non habitué des salles de spectacle, de rassembler les spectateurs par le rire tout en transmettant au travers d’anecdotes singulières une réflexion sur des questions théoriques aussi profondes que complexes, comme celle des relations entre la France et ses anciennes colonies. Et le one-man show mérite aujourd’hui l’appellation de théâtre populaire dans un premier sens évident, et « populaire » signifie d’abord et avant tout que ces spectacles touchent le grand public, bien au-delà des 16% de spectateurs de théâtre. L’on peut considérer que le one-man-show réalise pour partie l’idéal fondateur des deux lignées du théâtre populaire, à ceci près que ni les artistes ni les spectateurs concernés n’identifient nécessairement cette forme à du théâtre. Les one-man shows et le one-woman show qui vont nous intéresser ressortissent donc au théâtre populaire en un sens beaucoup plus précis et, parce qu’ils abordent spécifiquement les questions liées à l’immigration et à la colonisation, paraissent à la croisée des ambitions propres aux deux lignées historiques du théâtre populaire.

Notes
2543.

Pour l’essentiel, cette section du chapitre 2 a fait l’objet d’une publication sous le titre « Théâtre populaire, immigration et identité nationale », in Bernard Faivre (sous la direction de), Théâtre populaire, actualité d’une utopie, Etudes Théâtrales, à paraître en 2008.

2544.

Voir supra, Partie II, chapitre 1, 2, a, b, c, d.

2545.

Benjamin Stora, La Guerre des mémoires : la France face à son passé colonial, Paris, L’Aube, 2007.

2546.

Voir Karim Bourtel, « Grandes manœuvres politiques autour des Franco-Maghrébins », Le Monde Diplomatique,  octobre 2003

2547.

Xavier Ternisien, « Avec la crise des otages et la rentrée, le Conseil Français du Culte Musulman a assis sa légitimité », Le Monde, 04 septembre 2004.

2548.

Pierre Nora, propos recueillis par Sophie Gherardi, « Le nationalisme nous a caché la nation », Le Monde, 18 mars 2007.

2549.

Voir supra, Partie III.

2550.

Voir supra, Partie 3, chapitre 2, 3, c.

2551.

Macha Séry, « Smaïn. Retour gagnant », Le Monde, 16 juin 2007. 

2552.

La vie rêvée de Fatna. Texte de Guy Bedos et Rachida Khalil. Interprétation de Rachida Khalil. Mise en scène de Hélène Darche. Spectacle créé au Théâtre Jean Vilar de Suresnes du 05 au 21 novembre 2004.

2553.

Le dernier chameau. Texte, mise en scène et interprétation de Fellag. Spectacle créé du 03 mars au 30 avril 2004 à la MC93 de Bobigny.

2554.

Une étoile pour Noël ou l’ignominie de la bonté. Compagnie Repères. Texte et interprétation de Nasser Djemaï. Mise en scène de Natacha Diet. Spectacle créé à la Maison des Métallos à Paris le 14 janvier 2005.

2555.

Vive la France ! Spectacle écrit et mis en scène par Mohammed Rouabhi. Compagnie Les Acharnés. Spectacle créé à La Ferme du Buisson dans le cadre du festival Labomatic les 30 et 31 mars 2007.