a. Diviser ou rassembler ? Le comique, arme du « combat pacifique » de Fellag.

Dans Le Dernier Chameau, Fellag exploite à merveille la double potentialité du rire, qui permet à la fois d’unir la salle par une émotion fédératrice, tout en exhibant voire exacerbant certaines divisions au sein du public. D’emblée, le spectacle travaille à fédérer la salle et à susciter des émotions rassembleuses, par le biais des chants kabyles, bientôt accompagnés par les applaudissements rythmés du public, puis par la première réplique, qui rassemble à la fois parce qu’elle joue sur la nostalgie qu’inspire à chacun l’évocation de souvenirs d’enfance, et parce que le souvenir en question est pour Fellag l’occasion d’une première plaisanterie :

‘« Dans les années soixante, à Tizi Ouzou, comme dans tout le reste de l'Algérie, c'est au cinéma que nous faisions notre apprentissage de la vie. […] Mais quelquefois, certaines situations nous posaient des problèmes insolubles. Nous allions souvent voir des films d'horreur, très en vogue […] On rentrait chez nos parents […] paniqués à l'idée de voir soudain apparaître les buveurs de sang. On savait bien qu'il suffisait de leur montrer une gousse d'ail et une croix pour les faire fuir. Mais chez nous, la croix, cela ne marche pas. Le vampire ne nous aurait pas crus. Que faire ? Les combattre avec la main de Fatma ? Tiens, cinq dans tes yeux, ya wahed el vampire ! Ou alors leur réciter un verset radical capable de les terrasser sur place : Aâudou billah min chitane radjim !… Notre vade retro satanas. Mais cela n'aurait eu aucun effet. Dracula ne comprend pas l'arabe. » 2556

Cette anecdote fait rire l’ensemble des spectateurs, mais pas de la même façon, ni pour les mêmes raisons. Dès le début de son texte/spectacle, Fellag l'auteur oppose donc deux catégories dont l'une est explicite et l'autre induite par différence, sur plusieurs plans : en termes linguistique – ceux qui parlent arabe et ceux qui parlent français – en termes culturels – les chrétiens et les musulmans – et en termes énonciatifs – le « nous » explicite renvoie à un « vous » implicite. Le temps de la réception du texte écrit étant individuel, le lecteur se trouve dans l'une ou l'autre catégorie, ou plus exactement s'il ne parle pas l'arabe il se trouve exclu de fait de la compréhension d'une partie du texte. Mais dans l'espace-temps de la représentation, l'opposition intratextuelle établit une frontière infranchissable entre deux catégories de spectateurs, ceux qui rient aux plaisanteries en arabe, et ceux qui ne les comprennent pas. L'effet d'exclusion se trouve de plus accentué par le fait que Fellag est non seulement le metteur en scène mais l'interprète du spectacle, et que la connivence s'installe donc entre lui et une partie des spectateurs. 2557 Les réactions très spontanées et exubérantes de ce public plus juvénile et coloré qu’à l’ordinaire, qui tranchent avec l’habituelle réserve des spectateurs du théâtre public, témoignent d’ailleurs que le spectacle de Fellag mérite également le qualificatif de « populaire » sur la base de l’élargissement de la composition sociologique de son public, venu pour voir Fellag et non pour voir un spectacle de théâtre ni pour aller au théâtre. Tout au long du spectacle, l’auteur-metteur-en-scène-interprète va insister sur les clivages identitaires et sociaux qui séparent « Français » et « Arabes », le prisme comique du regard de l'enfant qu’il a été se combinant à l’acuité politique de l’homme qu’il est devenu. C’est ainsi qu’il interprète rétrospectivement avec philosophie la répartition des rôles des cow-boys et des indiens, des gendarmes et des voleurs, entre « les Algériens algériens » 2558 et « les Français algériens » 2559 :

‘« Quand nous jouions aux cow-boys et aux Indiens, les Arabes faisaient toujours les indiens. Comme si c’était dans la nature des choses. Les Européens, plus aisés et moins nombreux, possédaient la panoplie complète achetée par leurs parents : chapeau, ceinture, pistolets… » 2560 « Les voleurs c'est toujours nous, c'est normal nous on peut rien nous piquer, on a que des slips. » 2561

A travers l’anecdote amusante est évoquée la situation de ségrégation sociale, qui redouble la ségrégation administrative et linguistique puisque « jusqu’à l’indépendance, les Européens se considéraient comme les seuls véritables habitants du pays » 2562 tandis que les Algériens algériens oscillaient entre de multiples statuts, puisqu’ils étaient  « au plan administratif […] des Indigènes » 2563 , « au plan géographique des autochtones » 2564 , « au plan racial des Arabes » 2565 , « des musulmans au plan religieux, et des melons au plan botanique. » 2566 Et le groupe d’enfants qui avait perdu la partie devait toujours « crier Vive l’Algérie Française ! ou Vive l’Algérie algérienne ! selon le cas, ce qui était considéré comme l’humiliation suprême. » 2567 L’histoire individuelle de l’enfant Fellag sert ainsi régulièrement d’exemple illustrant l’histoire de l’Algérie, et particulièrement l’histoire des rapports entre les pieds-noirs et les algériens, entre la France et l’Algérie, et à travers eux la difficile question de l’identité algérienne et des conséquences actuelles de la colonisation passée, et deux autres séquences illustrent ainsi des moments différents de cette longue et douloureuse histoire. La première met en relation les débuts de la colonisation avec le début de la guerre d’Algérie, une fois encore au travers du regard poétique de l’enfant :

‘« Dans ma petite tête d’enfant, les Français étaient une entité abstraite, et j’étais très impatient de les voir arriver, afin de découvrir comment ils étaient faits. […] Une légende, qui courait depuis la nuit des temps, disait qu’ils étaient d’une grande beauté. […] Mais, en même temps, dans l’imaginaire transmis par ma grand-mère, ma mère et mes tantes, ils n’étaient pas tout à fait humains. Ainsi, quand je refusais d’aller au lit, ma mère n’évoquait-elle pas le loup, mais disait d’une voix menaçante : Va te coucher tout de suite, sinon Bitchouch va te manger tout cru ! Dans les cinq secondes qui suivaient, je dormais à poings fermés, de peur de me faire dévorer par cet ogre […].Bitchouch était la transcription phonétique kabyle de Bugeaud, l’un des fameux généraux qui avaient "pacifié l’Algérie" comme on dit chez vous, et auquel les autochtones prêtaient un caractère sanguinaire et monstrueux. Est-ce que les militaires français, malgré leur grande beauté, seraient aussi terribles que leur auguste prédécesseur ? » 2568

L’opposition entre « vous » et « nous » réapparaît au travers de l’interprétation duelle de l’histoire de la colonisation, et là encore c’est le comique qui permet d’aborder cette histoire avec autant de précision que de distance, comme l’indique la pirouette qui clôt la séquence et qui joue à exacerber les arguties argumentatives nécessaires pour justifier des dénominations et catégorisations présentées comme purement arbitraires et établies en dépit du bon sens : « Plus ils se rapprochaient, plus nous étions stupéfaits ! […] Seul le type qui marchait en tête […] était blanc : lui ce devait être un Algérien comme nous. […] Les gamins du village couraient partout en hurlant l’incroyable nouvelle : […] Les Français sont noirs et musulmans ! J’appris plus tard que c’était un bataillon de tirailleurs sénégalais. » 2569 La seconde séquence qu’il nous paraît important de souligner met en scène un autre grand personnage historique de l’histoire coloniale, rebaptisé par le narrateur « Ginéran Digoule », apparition aussi gigantesque qu’incongrue dans la cour de « l’école Jeanmmaire » 2570 , où se trouve le petit Mohammed, hésitant quant au sort qu’il doit réserver à un bouquet de mimosas que lui a confié l’institutrice sans qu’il sache pourquoi, puisqu’il ne comprend pas un traître mot de français. Ce bouquet est en fait destiné à accueillir le Président de la République Française, et une fois encore le regard déformant de l’enfant permet de mettre à distance certaines images d’Epinal de la colonisation : Le drapeau tricolore devient un « drapeau multicolore » porté par « un gros monsieur » et le Général De Gaulle « le plus grand homme que [Fellag] ai[t] vu de [sa] vie » : « Chaque fois qu’il disait les mots L’Algééérrrie, la Frannnnnce, ça faisait vibrer le hauts parleurs, trembler nos rotules et applaudir la foule. […] Il s’est penché vers moi, il était tellement grand il a mis trois minutes pour arriver […] Un homme fit signe à l’orchestre de jouer, tout le monde se mit à chanter et nous aussi. » 2571 A ce moment là, le spectateur entend la Marseillaise monter de hauts-parleurs situés sur les côtés de la scène, qui font écho dans le présent de l’espace-temps de la représentation à ceux évoqués dans le récit d’enfance. Passé et présent se mêlent alors, ce qui vient donner toute sa force politique à la fin de la scène : alors que Fellag reprend dans un premier temps le chant national français tout en imitant la raideur du pas militaire, il s’interrompt tout à coup et, comme s’il changeait le bouton d’une station de radio, entonne un chant kabyle, qui fait écho à la musique d’Idir que diffusaient les hauts-parleurs au début du spectacle, témoignant par là de la permanence de son refus de renier son histoire et sa culture algérienne.

Parce qu’il suit peu ou prou la chronologie historique, le propos du spectacle va cependant évoluer, et le texte comme la représentation se construisent précisément autour de l'évolution des clivages, qui restent déterminés en termes de rapports d'inclusion et d'exclusion mais dont les lignes se déplacent. Tout d’abord, le spectateur ne parlant pas l'arabe ne se trouve évidemment pas uniquement en situation d'exclu, à la fois parce que le plus souvent le texte est en français et fait rire tout le monde ensemble, mais aussi du fait du processus d' « identification problématique » bien décrit par Jacques Rancière 2572 . Le spectateur uniquement francophone peut se sentir fortement exclu mais en même temps mettre à distance cette sensation, et comprendre le sens de la démarche de Fellag, être donc à la fois solitaire et solidaire, et peut-être même solidaire parce que sa solitude temporaire lui fait expérimenter momentanément – et uniquement en tant que spectateur, non de manière continue dans sa vie quotidienne – la solitude et le sentiment d'exclusion réels et durables de certains immigrés en France – sentiment que Fellag décrit précisément à la fin de la pièce. Fellag, devenu adolescent, tombe amoureux de « Jeannette, la fille de [son] voisin pied-noir. » 2573 Et son sentiment le pousse à envisager l’Indépendance, le 05 juillet 1962, comme une déchirure, une séparation, puisque « malgré tout ce qui nous opposait depuis des mois, Jeannette ne comprenait pas pourquoi ils devaient soudain s’en aller vers nulle part. Moi non plus. » 2574 D’ailleurs, le récit de Fellag fait quasiment l’impasse sur l’évolution de l’Algérie après l’Indépendance, suggérant la désillusion par l’ellipse narrative : « Trente ans plus tard, comme des milliers d’autres, j’ai fait ma valise et je me suis retrouvé en France. Je voulais repartir de zéro et reconstruire ma vie sur de nouvelles bases. » 2575 L’arrivée en France est symbolisée par les retrouvailles, « aux ASSEDIC » 2576 , « par hasard » 2577 , avec Jeannette. En quelques mots sont brossés le tableau de la situation sociale des immigrés en France, mais aussi celui des relations fraternelles conflictuelles qu’entretiennent les pieds-noirs et les Algériens. Quand Jeannette, d’abord méfiante face à cet Arabe, reconnaît enfin Mohammed, elle fond en larmes. Et Fellag de commenter : « On est comme ça, nous. Chaque fois que l’occasion se présente, on lâche les vannes. » 2578 Désormais, le « nous » rassemble les Algériens/Arabes et les pieds-noirs pourtant devenus français, précisément peut-être parce que la séparation officielle a permis de révéler les innombrables porosités culturelles et identitaires entre ces deux groupes. Et l’ultime réplique de la pièce résume toute l’ambivalence de l’amour individuel entre deux individus, mais aussi et surtout celle de la relation entre Algériens et pieds-noirs, Mohammed Fellag mentant à Jeannette sur la raison de sa venue en France et sur l’état réel de l’Algérie actuelle autant par habitude de vouloir impressionner son ancienne dulcinée que par sentiment d’échec et de honte :

‘« Entre nous, maintenant, c’est la famille ! […] Faudrait que tchu ailles en Algérie un jour, toi ! C’est ton pays quand même, tchu es née là-bas, non ? […] Alors ! Pas tout de suite, hein ! Tchu attends encore un peu, et quand tchu vas y aller, tchu verras de tes propres yeux comment que le pays s’est développé ay ay ay ! On a touuut maintenant hamdoullah ! Et… surtouuut, tchu sais Jeannette, là-bas, on produit beaucoup, beaucoup… d’espoir ! »’

Pour Fellag, la situation est donc tragique mais pas désespérée, et la boutade peut être interprétée comme une marque de dérision, pour dire que l’Algérie ne produit rien de tangible et que son économie est en berne, mais elle semble plutôt la conclusion d’un spectacle fondé dans son contenu comme dans sa démarche même de création sur une posture optimiste. Et la volonté de conclure le spectacle, aussi sombre que soit la situation qu’il aborde, sur une note d’espoir, n’est pas uniquement présente chez Fellag. La Vie rêvée de Fatna s’achève ainsi par la répétition de la phrase : « C’est possible ! C’est possible ! C’est possible ! » 2579 et nous allons voir que l’ensemble du spectacle jongle non seulement avec les temps mais aussi avec les modes narratifs, ce qui permet de décrire crûment une situation dont l’horizon semble bouché tout en ouvrant le champ des possibles.

Notes
2556.

Fellag, Le Dernier chameau et autres histoires, Paris, J.-C. Lattès, 2005, pp. 115-116.

2557.

Nous nous basons ici sur notre propre expérience de spectatrice lors de la représentation du spectacle au Théâtre des Sources de Fontenay-aux-Roses le 17 mars 2006.

2558.

Fellag, op. cit., p. 153.

2559.

Idem.

2560.

Ibid., p. 154.

2561.

Fellag, version du spectacle. Source : Fellag, Le Dernier Chameau, spectacle enregistré le 04 juillet 2005 au Théâtre des Bouffes du Nord, Astérios Productions/Films Ingénus, 2005.

2562.

Fellag, op. cit., p. 153.

2563.

Idem.

2564.

Idem.

2565.

Idem.

2566.

Idem.

2567.

Ibid., p. 158.

2568.

Ibid., pp. 137-138.

2569.

Ibid., pp. 140-141.

2570.

Ibid., p. 145.

2571.

Cette séquence ne figure pas dans la version publiée du texte, mais uniquement dans la version enregistrée du spectacle.

2572.

Voir supra, Partie II, chapitre 1, 3, b et c.

2573.

Ibid., p. 157.

2574.

Ibid., p. 163.

2575.

Ibid., p. 168.

2576.

Ibid., p. 169.

2577.

Idem.

2578.

Ibid., p. 170.

2579.

Pour cette citation comme pour les suivantes, nous retranscrivons le texte du spectacle tel qu’il a été filmé en octobre 2005 par Selim Isker, au Théâtre Jean Vilar de Suresnes. La Vie rêvée de Fatna, Warner Vision France, 2006.