b. La Vie rêvée de Fatna : critique réciproque du racisme ordinaire et de la condition des femmes dans la culture musulmane.

Dans La Vie rêvée de Fatna, Rachida Khalil s’attache plus précisément à la question de l’immigration et partant de l’intégration des immigrés en France, et avec la seule arme du rire elle aussi, elle s’attaque aux clichés véhiculés par les représentations de l’immigration – le sketch « Aïcha et Mouloud » ironise ainsi sur le fait que les actrices arabes ne se voient jamais proposer d’autres rôles que celui de « la jeune femme arabe et courageuse » tandis que les personnages arabes masculins, pères ou frères, sont souvent ceux d’intégristes, de même qu’est pointée la sur-représentation médiatique des individus conformes par leur manière de parler comme de s’habiller aux clichés déjà existants sur la jeunesse immigrée. Rachida Khalil n’hésite pas à jouer d’un humour très noir pour débusquer les contradictions des sociétés dites démocratiques et la condition des pauvres, et parmi eux des immigrés. Dès le début du spectacle, elle verbalise en les caricaturant jusqu’à les rendre comiques les inégalités sociales mais aussi celles dont les conséquences sont sociales : « dans cette salle, ça sent le pauvre. Mais bon c’est pas grave, parce que moi j’suis riche », ou encore « ça sent la graisse, comme quoi on peut être pauvre et gros, parce que dans certains pays sous-développés ils pensent le contraire », avant de préciser sa cible, par cette réplique en forme de slogan : « y a pas que le loto dans la vie, y a les visas aussi ». Et l’actrice de faire son coming-out :

‘« En plus d’être actrice, je suis … Vu le climat actuel il est peut être préférable que je… Me casse… Non. Bon. Courage… (elle chuchote) Je suis Arabe. (Un peu plus fort) Je suis Arabe. (Elle clame) Je suis Arabe. […] Et non pas une beurette. […] Et encore moins une maghrébine. "Vous êtes maghrébine ? Comme c’est charmant… Je connais quelques maghrébins. Mais de loin…" Je suis marocaine. C’est beau le Maroc. […] Ah, le Maroc… Le Maroc… Pays de… Pays de communication et de liberté… Enfin surtout pour les marocains d’en haut… Et les touristes… Les autres, y peuvent crever. […] Vous vous demandez certainement si j’ai de la famille au Maroc ? Alors, que je vous explique : Le Maroc tout entier, c’est ma famille. Enfin, j’ai surtout une tante, Fatna. » ’

Ce sont les trajets parallèles de ces deux femmes qui ont le même âge, sont de la même famille, mais vivent dans deux mondes totalement différents que va suivre le spectacle : celui de Fatna, femme marocaine qui, après avoir passé sa vie de fille, de jeune femme et une partie de sa vie de femme mariée au Maroc, et après une erreur d’aiguillage qui la conduit provisoirement à Nazareth, arrive enfin sur la terre promise à trente ans, et s’émerveille à la simple évocation de « Menthe la jolie » et du « pays di droits di l’oum » ; et celui de sa nièce Karima, fille d’un travailleur immigré venue en France dès l’enfance et dont le premier souvenir, « en primaire [à] seize ans », est celui du « perron de [s]on école [où il] y avait écrit : liberté, égalité, fraternité. » La narratrice se souvient alors s’être dit « merde, j’ai débarqué dans un pays communiste… » avant d’enchaîner sans transition : « Merde, ça recommence, à chaque fois que je m’imagine en train de bouffer du caviar je deviens un modèle d’intégration réussie. Honte sur moi, mes ancêtres doivent se retourner dans leur tombe, alors que je suis très fière de mes racines, et si ça s’trouve j’aurais été très heureuse dans mon village, j’aurais été mariée entre cinq et seize ans… » Plus encore que la politique d’intégration de la France, Rachida Khalil prend donc pour cible, et de manière beaucoup plus frontale que Fellag, certains aspects de la culture maghrébine et particulièrement la condition qui est réservée aux femmes. La virulence du ton du spectacle peut s’expliquer par le fait que la co-conceptrice et interprète du spectacle est une femme d’origine marocaine, ce qui tend à confirmer que ce théâtre peut être qualifié de populaire en ce qu’il est fait par les personnes concernées – et cette interprétation est encore corroborée par le fait que Rachida Khalil interprète tous les personnages de la pièce, respectueuse en cela des codes du one-man-show, et plus précisément encore du one-woman-show centré sur la condition des femmes maghrébines immigrées, puisque les personnages principaux sont tous des femmes – Fatna, Karima, mais aussi la voisine Sophie, qui n’est pas en reste de propos racistes sur les portugais travailleurs et poilus, mais dont Karima est la meilleure confidente, et qui se montre néanmoins solidaire de sa nouvelle voisine Fatna, cette « primeur-arrivante qui sent encore les épices ». Mais la critique de la condition des femmes témoigne en outre d’une certaine intégration des valeurs républicaines, et le spectacle peut s’interpréter comme la preuve en actes de la réussite du modèle d’intégration à la française, qui permet de mettre à distance une norme culturelle inégalitaire par la référence aux principes fondateurs du pays d’accueil, et cette subtile dialectique se retrouve autant dans le choix des thématiques que dans le jeu sur les références à l’histoire théâtrale.

En témoigne le sketch où Fatna, interrogée par la police au sujet de Karima, accusée d’avoir pris en otage le producteur de son film, prend la défense de sa nièce, qui refuse de se laisser enfermer dans une vie de femme d’intérieur, soumise et quasi domestique. Pour figurer le fait que le témoignage de Fatna est enregistré, Rachida Khalil est assise face au public et le prend de ce fait à témoin, mais cette relation frontale est sans cesse perturbée par le fait que le mari, présence muette située hors de scène et qui n’existe que par la bouche de Fatna, fonctionne comme une pure instance de censure, qui surveille la tenue comme les paroles de sa femme et, quand ses dernières sont jugés non conformes, la sanctionne. Rachida Khalil sort alors de scène, et à chaque fois, l’on entend un coup. Puis la tante revient sur scène et revient sur son témoignage, transformant l’éloge de sa nièce en critique, comme si elle n’était plus que le porte-voix de son mari. Par la structure répétitive et la symbolisation du geste par un bruitage, cette scène peut s’interpréter comme une scène de bastonnade typique des comédies. Mais la triangulation spatiale entre la tante, son mari et le public rejoue également la situation de certaines femmes immigrées, suffisamment en contact avec la société française pour en connaître et en apprécier les valeurs, mais insuffisamment autonomes pour pouvoir imposer cette loi au sein de leur foyer ou pour s’émanciper de ceux qui pensent que « la femme il a jamais été l’égale de l’homme, ci di couneries tout ça » et qu’elle « est d’abord soumise à son père, et puis après à son mari et puis après elle fait des enfants et puis après elle leur enseigne les valeurs traditionnelles qui n’ont pas bougé depuis…. […] Et après elle a une vie pleine de bonheur… C’est ça la vérité… » La vraie pensée de Fatna se peut se glisser que dans les interstices de l’intonation de cette parole bétonnée, avant qu’elle ne décide enfin de se révolter contre ce mari qui la cloître physiquement et intellectuellement. Comme si le comportement de sa nièce l’influençait enfin, elle répond aux cris de son mari par un laconique mais explosif : « Eh bien puisque c’est comme ça, je sors. » Le sketch met en outre en scène le point de vue du spectateur, qui ne connaît en général que de manière indirecte et donc souvent faussée le quotidien de ces femmes, et la figure du mari permet de mettre en lumière le fossé idéologique croissant entre l’Occident et certains musulmans, quand sa femme traduit et résume sa pensée en opposant de manière caricaturale les deux camps : d’un côté, « vous, les Occi.. les Oxo… Vous les Américains » de l’autre, « nous les musulmans » qui « ne sommes pas des capitalistes ». Et là encore le comique permet des raccourcis aussi drôles que violents et signifiants, comme ce choix des prénoms de ses enfants : « Saddam, Oussama et Zarchaoui » – ce procédé est également utilisé dans le sketch suivant, « défilé haute couture » pour femmes musulmanes, dans lequel d’élégants Tchadors remplacent les habituelles tenues décolletées, même si le défilé sacrifie à la tradition et s’achève par le « Tchador de la mariée », « en mousseline encore immaculée de pureté, conçu spécialement au centre avec une large fente pour recevoir la trace indéniable de votre passage à l’âge adulte. » A ce défilé stylisé, pimpant et en musique, succède une courte scène muette, presque dans la pénombre, dans laquelle on devine une silhouette de femme sous une imposante Burka. Le spectacle La Vie rêvée de Fatna joue donc sans cesse sur le décalage entre la violence et le comique, et notamment sur les procédés de raccourcis sémantiques, de répétition/variation, de rupture énonciative et de tissage des temps et des modes, afin de mener à bien son projet de questionnement du modèle français d’intégration mais aussi et peut-être surtout de la condition des femmes arabes immigrées. Les mêmes procédés techniques se retrouvent dans le spectacle de Nasser Djemaï au service d’une interrogation cette fois plus spécifiquement centrée sur les contradictions du modèle d’intégration.