c. Une étoile pour Noël : L’intégration ou l’identification doublement impossible.

Comme la Vie rêvée de Fatna, Une Etoile pour Noël mêle le comique à une tonalité beaucoup plus grave. Mais le spectacle de Nasser Djemaï entend quant à lui dénoncer âprement les ravages de l’assimilation – l’auteur dédie d’ailleurs le texte à son père, et la trame narrative du spectacle s’inspire de sa propre histoire. Le fait que l’auteur interprète tous les personnages dans le spectacle, outre qu’il permet une belle performance comique, renforce cette impression, et le spectacle, sous-titré « l’ignominie de la bonté », raconte

‘«  l’histoire du petit Nabil farouchement décidé à devenir Premier ministre comme le lui a demandé secrètement son père. Entre les mines de ciment où travaille ce dernier et le ministère, il n’y a qu’un pas à franchir… C’est en tout cas ce dont est bientôt convaincu Nabil, happé par la grande machine à laver d’une petite société, où chacun s’emploie à lui inculquer les recettes de la réussite : ne pas ressembler à son père, avoir un prénom avec les bonnes sonorités, connaître l’équation type d’un cercle pour découper un gâteau… Dans ce microcosme peuplé d’ogres à visage humain, Nabil, tour à tour naïf et manipulateur, avance dangereusement sur le fil ténu de sa destinée. » 2580

Si l’inspiration est autobiographique, la forme met à distance le réel pour lui donner la force du mythe, et l’histoire de Nasser Djemaï s’élève ainsi au rang d’un destin représentatif, de même que les personnes que l’enfant qu’il était à côtoyées se densifient en « ogres à visages humains ». Comme chez Fellag, Nasser Djemaï prend pour focale le point de vue de l’enfant qu’il a été, ce qui lui permet de développer un imaginaire débordant et ludique tout en jouant du décalage entre les époques et partant du décalage entre les modes de perception, et les tonalités du récit. Il croque ainsi une galerie de portraits aussi savoureux qu’archétypaux : la prof, qui répète à ses élèves « n’oubliez pas que nous sommes tous égaux » 2581 avant de les mettre « deux par deux, le doué avec le plus nul » 2582 et d’ordonner « que le plus faible ECOUTE le plus fort et OBEISSE au plus fort, et qu’il se taise » 2583  ; Tony, l’ami mécanicien que Nabil enfant admire pour sa nonchalance et ses talents de footballeur avant de le mépriser, parvenu à l’adolescence, parce qu’il manque d’ambition et qu’il s’exprime mal, mais surtout celui de Nabil/Noël. S’il est le double fictif de l’auteur-metteur-en-scène, le personnage principal de la pièce, semble tout autant le fils de Scapin et des colonies, et en ce sens l’on peut voir une parenté entre ce personnage et celui d’Ahmed, dans la tétralogie d’Alain Badiou 2584 , l’un comme l’autre se situant dans la filiation de Mohammed, personnage clé de l’œuvre de Kateb Yacine. Inspiré du personnage de J’ha, « personnage populaire que l’on retrouve sous des graphies différentes dans le pourtour méditerranéen » 2585 , comme des personnages comiques moliéresques, le personnage de Mohammed incarne l’enjeu politico-esthétique de l’œuvre de Kateb, qui entend mêler les cultures et les langues kabyle, arabe et française, littéraire et orale. Et il est incontestable que cet auteur, mort en 1989, constitue pour tous les auteurs dont il est question ici une référence forte, qu’elle soit explicite (chez Mohammed Guellati et Mohammed Rouabhi) ou qu’elle demeure implicite.

Comme Fellag et Rachida Khalil, Nasser Djemaï joue sur la multiplicité des accents et des niveaux de langue, occasion pour ces artistes de manifester leur maîtrise des codes linguistiques et sociaux tout en typant les différents personnages de leurs récits. Et parmi les figures dressées par Une Etoile pour Noël, il en est deux, complémentaires, qui concentrent particulièrement la charge de N. Djemaï contre le racisme latent qui peut se cacher derrière la volonté d’intégration. La grand-mère de Jean-Luc, ami d’enfance de Nabil, prend sous son aile protectrice et charitable le petit immigré, et, pétrie de bonnes intentions aussi explicitement généreuses qu’insidieusement racistes, elle lui enjoint de maîtriser les codes linguistiques et culturels de la bonne société, puis, au fil des années, accroît son influence sur lui en même temps que son ambition, et va jusqu’à le pousser à changer son nom pour celui de Noël, puis sa couleur de cheveux, au profit d’ « une couleur plus légère » 2586 . Fière de la réussite de son protégé au baccalauréat, elle lui demande alors ce qu’il compte faire de sa vie, l’encourageant : « il faut se lancer, toutes les portes sont ouvertes devant toi… Allez fais-nous rêver ! » 2587 Et Noël de répondre à celle qu’il appelle désormais « Geneviève » 2588 , qu’il entend faire Sciences-Po, puis l’ENA, avant de « mener à bien une carrière politique » 2589 . Si la grand-mère est d’abord flattée par cette ambition, elle refuse dans un premier temps de prendre au sérieux l’allusion presque menaçante de Noël, quand il la prévient qu’il « pense aller très, très loin » et choisit d’« éclate[r] de rire » en lui rappelant implicitement, par le jeu sur la répétitiondes adjectifs possessifs, son statut de singe savant dressé par elle : « Mon Noël à moi président de la République ! Tu as vraiment un talent comique, Noël ! » 2590 Et, quand elle comprend qu’il est sérieux, elle s’étrangle, et explicite enfin l’idéologie qui sous-tend sa prétendue charité :

‘« Tu as jeté un froid autour de cette table… Qui est insupportable… Donc, tu es sérieux quand tu dis ça. Parce qu’il faut absolument qu’on règle cette histoire très rapidement. Noël, tu sais que ce n’est pas possible quand même ? […] Les gens doivent voter pour toi… Il faut qu’ils se reconnaissent, c’est comme… une catharsis qui se produit. Et bien sûr, ils ne peuvent pas s’identifier à toi… Tu te rends compte de l’absurdité de tes propos ? Mais mon pauvre Noël, il ne faut jamais oublier d’où l’on vient. » 2591

Après l’avoir incité à une acculturation radicale et à une rupture complète avec ses origines, le personnage de la grand-mère les lui rappelle pour mieux lui faire sentir sa différence en forme d’infériorité. Jamais, lui dit-elle, il ne sera suffisamment intégré pour être considéré comme un citoyen capable de représenter les autres citoyens, autrement dit, jamais ceux-ci ne seront ses véritables concitoyens. Par cette scène, N. Djemaï interroge donc bien « l’ignominie de la bonté », et la face cachée des âmes prétendument généreuses à l’égard de populations immigrées qu’elles veulent en réalité faire disparaître en tant que telles, mais il élargit aussi la portée de sa critique. Quand il « rompt » avec la grand-mère, Noël perd tout, car il avait déjà perdu son père longtemps auparavant, au moment précis où il s’était rapproché de la vieille dame. Et c’est le père de Nabil qui porte la plus lourde responsabilité dans l’acculturation radicale de son fils. En effet, la volonté d’influence de la grand-mère sur Nabil/Noël n’aurait pu trouver de point d’accroche chez le jeune garçon si son propre père n’avait préparé le terrain dès sa plus tendre enfance. C’est lui qui a poussé son fils à s’élever jusqu’aux plus hautes sphères de la société française – « toi un jour li faire minister. Pas minister, minister. Non ! Toi ti faire minister li premier. Minister de li ministers » 2592 – sur la base du reniement des siens, puisqu’il ne cessait de répéter à Nabil « faut pas ti rissembles à moi » 2593 avant de s’indigner que celui-ci, ayant retenu la leçon au-delà de ses espérances, en vienne à renier tout ce qui émane de lui dans une scène extrêmement violente. Le père de Nabil, outré par la nouvelle couleur des cheveux de son fils qui le fait ressembler au « chitane », au diable, veut les lui couper. Et la réaction de son fils manifeste qu’il a achevé sa mue et que plus rien ne reste du petit Nabil :

‘« Qu’est-ce que tu sais, toi ? Tu ne sais rien du tout, toi. Pourquoi tu veux toucher mes cheveux ? Tu veux que je ressemble à qui ? A toi ? Tu plaisantes, j’espère ? Et d’ailleurs ça fait bien longtemps que je ne m’appelle plus Nabil. Je m’appelle Noël… Noël de Saint-Cyr ! De Saint-Cyr, il faut avoir des racines comme la grand-mère de Jean-Luc, vous venez de nulle part. La grand-mère de Jean-Luc, elle sait tout. Et toi tu ne sais rien. Tu ne sais pas lire, tu ne sais pas écrire. A part ton petit monde tu ne connais rien. Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec ça, moi ? Tu ne parles même pas correctement. Eh si ! Tu parles la langue de ton pays, mais la langue de ton pays tout le monde s’en fout. Vaut mieux le cacher quand on parle la langue de ton pays. » 2594

Le « toi » s’oppose au « je », mais aussi, plus largement et plus profondément, le « nous » au « vous ». Les racines de Noël de Saint-Cyr sont en France, il se pense intégré à la communauté nationale dans la mesure où il a rejeté tout ce qui le rattachait au pays d’origine de ses parents. La portée de la scène excède donc largement le cadre de la confrontation entre un père et son fils atteignant l’âge homme, et le diptyque que ce face-à-face entre Nabil et son père construit avec celui qui l’oppose à Geneviève livre la clé des enjeux du spectacle, et ce d’autant plus que cette scène opère également comme commentaire métadiscursif de l’œuvre. En effet, parmi les nombreux reproches que le fils adresse à son père, il en est un qui fait écho au choix même du registre comique par N. Djemaï : « Au théâtre, on ne rit pas comme des sauvages, on contient son rire, on contient ses émotions, sinon on se fait bouffer. C’est pour ça que vous vous faites bouffer, parce que vous ne contrôlez rien. » 2595 Et ce que N. Djemaï entend faire avec Une Etoile pour Noël, c’est précisément de concilier le choix d’une forme populaire avec un propos aussi sérieux que celui des dangers de l’acculturation radicale et de la radicalisation du modèle de l’intégration en assimilation pure et simple. Dans ce spectacle comme dans Le Dernier Chameau et dans La Vie rêvée de Fatna, le rire permet aux artistes de mettre à distance les travers respectifs de la France/des Français et (de la culture) des immigrés. Il permet aussi de prendre en compte les divisions entre ces groupes, voire de les exacerber un temps, pour ensuite mieux réunir, non pas en masquant mais en crevant les multiples abcès qui gangrènent les relations entre la population immigrée et le reste de la communauté nationale, et contaminent le modèle républicain. Et ce travail véritablement pédagogique se manifeste également au travers de l’omniprésence de deux thématiques, celle de l’Histoire et celle de l’école, qui sont abordées dans ces spectacles via le comique et le one-man/woman show, mais peuvent l’être également par le biais de l’esthétique documentaire comme c’est le cas dans Vive la France, Y en a plus bon et Bloody Niggers, trois spectacles qui abordent plus précisément l’histoire de la colonisation, et interrogent non seulement sa réalité mais également son enseignement, et notamment les « oublis » et réécritures dont est constituée l’histoire officielle.

Notes
2580.

Nasser Djemaï, dossier de presse du spectacle Une étoile pour Noël.

2581.

Nasser Djemaï, Une étoile pour Noël, Arles, Actes Sud, 2006, p. 13.

2582.

Idem.

2583.

Idem.

2584.

Alain Badiou, Ahmed le Subtil, Arles, Actes-Sud Papiers 1994, Ahmed philosophe suivi de Ahmed se fâche, Arles, Actes Sud Papiers 1995, et Les Citrouilles, Arles, Actes-Sud Papiers, 1996.

2585.

. Zebeida Cherguei, « Note au lecteur », in Kateb Yacine, Boucherie de l’espérance, Paris, Seuil, 1999, p. 16

2586.

Ibid., p. 37.

2587.

Ibid., p. 44.

2588.

Idem.

2589.

Idem.

2590.

Idem.

2591.

Ibid., p. 45.

2592.

Ibid., p. 8.

2593.

Ibid., p. 9.

2594.

Ibid., p. 40.

2595.

Ibid., p. 41.