i. Y en a plus bon : Formation historienne des artistes et transmission pédagogique de l’Histoire aux spectateurs.

Le spectacle Y en a plus bon s’inscrit dans un vaste projet de la compagnie GBEC (la Grave et Burlesque Equipée du Cycliste) dirigée par Mohammed Guellati. Il a d’abord été « créé pour rencontrer le public en parallèle du spectacle Vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas des moutons ? » 2596 (2005), lui-même dernier opus du triptyque L’Migri consacré à l’histoire de l’immigration. La première pièce, intitulée elle aussi L’Migri (1997) commence, par un montage de textes incluant des extraits de l’œuvre de Michel Azama et de Jean-Claude Grumberg, « à creuser un sillon […] sur la mémoire de l’immigration nord-africaine » 2597 en évoquant « les contributions diverses omises ou oubliées de l’immigration maghrébine à la grandeur de l’Etat français, notamment son économie et sa défense. » 2598 Saleté (2002), constitue la seconde étape : sur un texte de Robert Schneider et dans une mise en scène de Moni Grégo, Mohammed Guellati prend cette fois le rôle du comédien dans une « errance beckettienne d’un Irakien en Autriche, d’un Arabe en Europe », pour une « interrogation plus approfondie et universelle sur l’exil et l’accueil, sur le regard sur l’Autre, l’Etrange, l’Etranger. » 2599 Le titre même du troisième spectacle, Vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas des moutons ? s’inscrit dans la polémique, puisque M. Guellati rappelle que « quand Kateb Yacine lui apporta le manuscrit de Nedjma (roman initiatique et pamphlet anticolonialiste – 1956), son éditeur lui lança : "vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas des moutons ?" ». 2600 Mais ce spectacle témoigne surtout de la croyance profonde de M. Guellati dans « la guérison par le savoir » 2601 . Pour Y en a plus bon comme pour ces précédents spectacles, le travail « d’enquête sociologique et historique » 2602 , autrement dit le travail d’information et formation politique, a donc dans un premier temps été mené par l’équipe pour elle-même, comme l’explique l’auteur-metteur en scène M. Guellati :

‘« Ce spectacle s’appuie sur l’assemblage de textes historiques de pamphlets anticolonialistes, de témoignages de l’époque impériale française, d’aberrations scientifiques, de théories raciales, de dates clés, de poèmes enflammés. Il s’agit d’un surplus historique qu’on a du mal à mettre dans les livres scolaires, d’un amas de savoir essentiel à transmettre absolument et qui ferait tant de bien. » 2603

Le savoir fait du bien aux immigrés mais aussi à l’ensemble de la communauté nationale, parce qu’il permet non seulement d’éviter que n’enfle encore l’abcès qui infecte les relations entre « français de souche » et français issus de l’immigration, mais aussi de l’opérer proprement, de faire place nette pour des relations assainies entre l’ensemble des citoyens français. Le spectacle s’appuie pour ce faire sur un montage de différents textes des plus grands pourfendeurs littéraires et politiques du colonialisme : deux textes de Kateb Yacine, Nedjma et Le Poète comme un boxeur, le Journal 1955-1962 de Mouloud Ferraoun, le Livre noir du colonialisme de Félicien Challaye, et bien sûr les incontournables : Les Damnés de la terre de Frantz Fanon et le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. C’est notamment par le biais de ce dernier ouvrage que le spectacle monte en généralité et attaque le colonialisme non seulement en tant que tel, mais en tant que manifestation de la lutte plus générale qu’il faut mener encore et toujours contre les exploiteurs et contre le capitalisme :

‘« Une nation qui colonise est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte… C’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est propagée, la malchance de l’Afrique a voulu que ce soit cette Europe là qu’elle ait rencontrée sur sa route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire. L’Europe colonisatrice est déloyale à légitimer a posteriori l’action colonisatrice. » 2604

M. Guellati s’est en outre inspiré de la lecture de nombreux ouvrages d’historiens, et le dossier de presse du spectacle comporte d’ailleurs – chose assez rare – une bibliographie ainsi qu’une filmographie d’ouvrages non plus littéraires mais universitaires, d’historiens essentiellement. Culture et impérialisme d’Edward W Saïd 2605 , Les Femmes au temps des colonies d’Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier 2606 , La Guerre d’Algérie 1954-2004. La fin de l’amnésie de Mohamed Harbi et Benjamin Stora 2607 et La Gangrène et l’oubli du même Benjamin Stora 2608 , Sociologie d’une révolution de Frantz Fanon 2609 , La mémoire télévisuelle de la guerre d’Algérie 1962-1992 de Béatrice Fleury-Vilatte 2610 , La Fracture coloniale 2611 et De l’indigène à l’immigré 2612 de Pascal Blanchard et Nicolas Bancel ou encore Marianne et les colonies 2613 de Gilles Manceron ont ainsi nourri la réflexion de la compagnie, de même que les films Les Oliviers de la justice 2614 , France-Algérie : une histoire en perspective 2615 , La Bataille d’Alger 2616 et Le Ciné colonial 2617 . Le spectacle constitue donc le second temps de la démarche : après l’assimilation il s’agit pour l’artiste de transmettre son savoir sous une forme artistique, dans un spectacle destiné à pallier les manques de l’école. Le spectacle est en effet conçu comme une forme très légère, destinée à tourner dans des lieux publics non théâtraux et notamment… dans des écoles. La scénographie exige d’ailleurs l’absence de scène surélevée ainsi qu’une jauge maximale de 60 personnes, et l’éclairage « s’adapte à l’équipement électrique de n’importe quelle salle (de classe, de café, de réunion. ) » 2618 Mohammed Guellati a par conséquent choisi l’esthétique la plus adaptée à cette ambition. « Le spectacle-débat Y en a plus bon est l’occasion d’aborder nombre d’images et de clichés qui […] fondent encore aujourd’hui, bien souvent malgré nous » 2619 « nos représentations de l’Autre » 2620 et notamment de « l’Arabe », et l’ambition pédagogique se manifeste d’ailleurs dans le fait que cette forme choisie est celle du « spectacle-débat », l’intention de M. Guellati étant que « la parole du poète provoqu[e] la parole du citoyen. » Deux questions reviennent de manière privilégiée : « L’histoire coloniale est-elle connue, enseignée, bien enseignée ? » 2621 et « l’histoire des représentations et de l’imagerie coloniale, thème » 2622 , M. Guellati précisant que ce deuxième thèse « amène régulièrement sur des aspects très pédagogiques de la lecture télévisuelle et autres médias. » 2623 Par le biais de l’esthétique documentaire comme par celui du rire, l’objectif de M. Guellati est d’informer le spectateur mais aussi de former son esprit critique, de faire œuvre d’éducation populaire. Et, comme chez Rachida Khalil et Nasser Djemaï, si l’accusation des torts de la France se veut sans concessions, « il ne s’agi[t] pas de faire de Y en a plus bon un spectacle victimaire avec les gentils indigènes d’un côté et les méchants colons de l’autre… » 2624 non plus que d’opposer au présent les méchants français et les gentils immigrés. D’ailleurs « un concours de la victime historique : caïds coloniaux, pied-noirs, immigrés » est organisé « sous forme de cabaret » dans le spectacle Vous avez de si jolis moutons, qui représente tout en la mettant à distance cette tentation. L’enjeu clé de tous les spectacles de M. Guellati, plus encore que ceux de Fellag, de Rachida Khalil et de Nasser Djemaï, c’est de lutter contre la guerre des mémoires en faisant œuvre d’histoire, l’auteur renvoyant dos à dos les deux propagandes que constituent la mémoire victimaire et l’« histoire » officielle :

‘« Histoire
Mécanisme des événements, mécanique, on prend,
On mesure on compare on jette ou on asservit, on flatte,
On encense, on jette et on oublie.
L’histoire c’est le théâtre de nos agissement,
La machine humaine qui se raconte,
Comme cela l’arrange car il faut bien s’en sortir
Il faut bien garder le pouvoir.
Bel outil de propagande cette histoire ;
Un peu de mémoire beaucoup d’oubli
C’est normal disent les historiens mais à qui profite l’oubli ?
Moi je voudrais raconter des bribes et des réminiscences
J’ai besoin de comprendre d’où vient cet habit que je porte depuis ma naissance (1962) sans savoir,
Recoller les morceaux,
Puisque j’étais prévu comme le produit du nouveau monde postcolonial, né en plein mois de juillet,
Espoir ». 2625

Ce refus de la victimisation et de la guerre des mémoires et cette ambition de compenser les « oublis » de l’histoire officielle par un véritable travail sans concession sur l’histoire de la colonisation et de l’immigration, de même que le travail d’articulation du colonialisme à une lutte plus générale des exploités contre les exploiteurs se retrouvent de manière encore plus marquée dans deux autres spectacles, Vive la France ! de Mohammed Rouabhi et Bloody Niggers du Groupov.

Notes
2596.

Mohammed Guellati, « Démarche », dossier de presse du spectacle Y en a plus bon.

2597.

Mohammed Guellati, « Genèse », dossier de presse du spectacle Y en a plus bon.

2598.

Idem.

2599.

Idem.

2600.

Mohammed Guellati, « Synopsis », dossier de presse du spectacle Vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas des moutons.

2601.

Mohammed Guellati, cité par Isabelle Gérard, L’Est Républicain, 16 novembre 2005.

2602.

Mohammed Guellati, « Démarche », dossier de presse du spectacle Y en a plus bon.

2603.

Mohammed Guellati, « Ecriture », dossier de presse du spectacle Y en a plus bon.

2604.

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, extrait cité dans le spectacle. Source : « Extraits », Dossier de presse du spectacle Y en a plus bon.

2605.

Fayard, 2000.

2606.

Stock, 1985.

2607.

Robert Laffon 2004.

2608.

La Découverte, 1991.

2609.

La Découverte, 1975.

2610.

L’Harmattan, 2001.

2611.

La Découverte, 2005.

2612.

Gallimard, 1998.

2613.

La Découverte, 2003.

2614.

Réalisation et adaptation James Blue, Jean Pélégrini.

2615.

Pierre Vidal-Naquet, Raoul Girardet, Benjamin Stora.

2616.

Gillo Pontecorvo, 1966.

2617.

Moktar Ladjimi.

2618.

Mohammed Guellati, « conditions de spectacle », dossier de presse du spectacle Y en a plus bon.

2619.

Mohammed Guellati, « Propos », dossier de presse du spectacle Y en a plus bon.

2620.

Idem.

2621.

Idem.

2622.

Idem.

2623.

Idem.

2624.

Idem.

2625.

M. Guellati, texte non publié, cité dans le dossier de presse du spectacle Vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas des moutons.