iii. Bloody Niggers : élargissement et radicalisation de la portée de la critique contre l’Occident et contre l’Afrique. 2636

Le dernier spectacle mis en scène par Jacques Delcuvellerie 2637 est moins imposant par sa durée comme par le nombre d’acteurs que Rwanda 94, mais tout aussi ambitieux dans ses choix esthétiques comme dans son propos politique. La grande richesse littéraire du texte, écrit cette fois en solo par Dorcy Rugamba, ainsi que les choix esthétiques opérés par le metteur en scène Jacques Delcuvellerie, sont mis au service de la dénonciation de la colonisation envisagée non pas sous l’angle racial mais sous l’angle politico-économique :

‘« Sur une scène ouverte trois acteurs investissent le terrain politique comme on entre dans une bagarre. En prenant position. En toisant l’adversaire. En distribuant des coups ! Dans les querelles en cours sur le rôle positif de la colonisation, il s’agit de faire entendre une voix forte et sans concessions, celle des "bâtards" nés du mariage forcé entre les anciens colons et leurs anciens administrés. Au nom de quoi un peuple se permet-il de disposer d’un autre ? Par ailleurs, qu’ont fait les Africains de quarante ans d’indépendance ?
Au moment où l’on oppose les mémoires, la shoah contre la traite négrière, n’y a-t-il aucun lien qui unit entre eux les grands crimes contre l’humanité ? N’y a-t-il aucun rapport entre l’extermination des peuples amérindiens et les génocides du XXe siècle ?
A l’heure du Revival chrétien et de l’Islam militant, de la terreur d’Etat contre le terrorisme suicidaire, de la guerre des mondes et des civilisations, nous voulons interroger ce « Dieu » qui réinvestit de nouveau la sphère publique, dicte de plus en plus les choix politiques. Méticuleusement, nous allons étudier le casier judiciaire de ce candidat à la magistrature suprême.
Maintenant que l’ultralibéralisme règne en maître sur le monde, nous allons questionner les rapports que le capital entretient avec la vie humaine, avec la religion, avec la souveraineté des peuples et des nations, avec la guerre et la paix !
Avec humour et poésie, colère et lucidité, nous allons tenter de parcourir l’histoire et les débats majeurs de notre époque du point de vue des serfs, des ouvriers, des esclaves, des moujiks, des métèques, des immigrés, des aborigènes, des indiens d’Amérique, des « nègres » d’Afrique et d’ailleurs , des « youpins », des « bougnouls »,… de tous ceux qui, au cours de l’histoire, ont du payer de leur sang et souvent de leur existence la marche forcée du monde.
Le terme « Bloody niggers » n’est pas ici utilisé pour désigner une « race» particulière mais une communauté de destins. Il s’agit de tous ceux qui un jour ou l’autre furent considérés comme une humanité mineure et traités comme tels. » 2638

Ce spectacle manifeste une parenté forte non seulement avec Rwanda 94, mais aussi avec L’Instruction et avec Vive la France 2639 . Le spectre de la lutte est élargi, de la France à l’Occident, des colonisés aux exploités, de la colonisation au capitalisme, et plus précisément de la dénonciation de la colonisation entendue comme un phénomène isolé à sa mise en cause en tant que face cachée mais fondatrice des démocraties capitalistes. Mohammed Rouabhi partait des émeutes des banlieues françaises en 2005, Dorcy Rugamba prend quant à lui pour événement déclencheur de la réflexion les attentats du 11 septembre 2001, et cette fois ce sont des images silencieuses qui défilent sur l’écran accroché en haut à gauche du mur de couleur grise recouvert de traces de peinture noire et blanche et soutenu sur les côtés par des troncs d’arbre, qui sert de fond de scène. Les trois acteurs s’installent sur la scène dans un rôle de spectateurs et regardent cet écran rempli de flammes et de fumées ; l’on a l’impression que c’est leur regard qui progressivement précise les images et leur donne sens. Un travelling révèle que la fumée provient de deux tours, et en split-screen on voit un avion passer, avant qu’une autre image ne revienne sur le ciel, constellé de particules sombres – des débris d’avion, de bâtiments, d’hommes peut-être. Les images du 11 septembre sont donc d’abord montrées comme fascinantes, c’est-à-dire annihilant toute réflexion – et c’est ainsi qu’elles ont été diffusées en boucle par les médias. Mais précisément, tout l’enjeu du spectacle va être de briser leur aura mystique et de les réintroduire dans l’univers du sens. Les trois acteurs prennent alors la parole, dans un premier temps pour dénoncer de manière unilatérale les attentats et l’intégrisme de ceux qui les ont commis, avant de s’interroger :

‘« Mais pourquoi ne condamner que celui-ci et laisser prospérer son compère, son grand frère, son modèle ?
Pourquoi ne pas mettre sur la sellette tous ceux qui règnent par le fer et par le sang ? Pourquoi ne pas mettre à l’index toutes les religions qui avancent au fil de l’épée ?
Rejeter tous ensemble dans une sainte horreur toutes les entreprises démoniaques
d’extermination d’êtres humains !
Pourquoi ne ferions-nous pas une guerre totale contre toutes les terreurs ? »’

Et c’est à cette tâche que s’attelle le spectacle concçu comme une démonstration, qui va dans sa première partie concentrer sa cible sur la face obscure de l’Occident, autoproclamé modèle démocratique à suivre, alors que ses ennemis officiels ne font que suivre ses préceptes officieux, et particulièrement sa rapacité – la devise chrétienne des Etats-Unis est par un jeu de mots renvoyée à son statut de cache-sexe du capitalisme « In gold we trust » – et sa logique impérialiste – « l’extermination n’est pas une conséquence malheureuse de la conquête de l’Occident, elle en constitue l’essence ». La traite négrière et l’impérialisme des puissances coloniales sont ainsi analysées comme des exemples de capitalisme dans la séquence intitulée « Bois d’ébène » :

‘« Une fois la majorité des Amérindiens massacrée, s’ouvraient devant les Colons et les pays européens, de vastes étendues de terres et un cruel besoin de main d’oeuvre. Commencent alors le commerce et le sacrifice de l’homme noir. Ca y est, la machine est lancée, les fourneaux tournent à grand régime ! Vroummmm ! Dans les royaumes de l’ouest africain, des roitelets locaux se chargent d’approvisionner les colonies d’Amérique de chair fraîche. On récolte à l’intérieur des terres africaines de jeunes gens et de jeunes filles impubères que l’on destine à la mer. […]
A l’autre bout de l’océan, dans les îles caraïbes et aux Amériques, on construit des fermes spécialisées dans l’élevage du Nègre servile. On le dresse comme un cheval à réagir au fouet. Les mâles les plus membrés sont accouplés aux filles les plus fertiles […]
Des familles prospèrent et construisent des fortunes. Les compagnies maritimes bâtissent des empires. On vend. On achète. On spécule. On crée des valeurs. Des pertes et des gains. De la plus value. La machine tourne à grand régime. L’esclave Noir devient un rouage central de l’économie occidentale. Dès lors sa vie, sa mort, sa survie ne dépendront plus que des seuls indices économiques. »’

Et Dorcy Rugamba entend également prouver que les actes barbares commis par les pays occidentaux à l’égard des colonisés n’ont pas soulevé la même horreur que ceux dont ont été victimes les occidentaux, alors qu’ils leur sont pourtant extrêmement liés, non seulement dans leur principe, mais dans les faits historiques. L’auteur rappelle ainsi que les allemands ont testé le principe des camps de concentration de 1904 à 1908, exterminant la plus grande partie de la population Herero (sur 80 000 avant 1904, seuls 15 000 survivront.) Les méthodes seront reprises par les nazis d’autant plus logiquement que le père de Goering était déjà à l’œuvre dans ces camps, et que le Docteur Mengele a bénéficié pour ses « recherches » sur les juifs de celles menées sur les Hereros par le Professeur Fischer, dont il était l’assistant. Auschwitz est d’ailleurs présenté comme l’aboutissement de la logique de domination et d’extermination à l’œuvre chez les puissances coloniales :

‘« La déportation des Africains annonçait la déportation des Juifs d’Europe.
Le bateau négrier dont la cale a été conçue pour transporter X têtes de nègres, empilés comme des harengs, annonçait quatre siècles plus tôt les wagons plombés conçus par Eichmann pour transporter y têtes de Juifs à travers l’Europe.
Le code noir de Colbert annonçait le code de l’Indigénat de Jules Ferry qui annonçait les lois anti-sémites de Pétain. »’

Sur fond d’une musique lancinante, suit un « florilège » de propos racistes, d’autant plus choquants qu’ils émanent de dignes représentants de l’Occident et ont pour certains été tenus à une date très récente. Le 1er commissaire de l’Inquisition côtoie ainsi nombre de « penseurs des Lumières », Montesquieu, Voltaire, Rousseau, mais aussi Kant et Saint-Simon, « ancêtre de la doctrine socialiste », Jules Ferry, pour qui « les races supérieures ont un droit sur les races inférieures », ou encore Darwin, « théoricien de l’évolution et de la sélection naturelle. » « Les blancs sont supérieurs à ces nègres », qui n’ont « pas de justice », sont « plus sodomites que les autres peuples ». Les hommes noirs sont caractérisés par la « niaiserie » et la « barbarie » voire par une « existence végétative », une « sensualité abjecte », la « cruauté » et « la paresse ». Ils sont « plus stupides que des ânes », « il n’y a rien qui les élève au-dessus des singes », « biologiquement inférieurs », leur « race [est] remplie de vice et de bestialité ». Le procédé utilisé pour mettre en scène ce florilège joue sur la surprise et le choc du spectateur : le propos raciste est d’abord donné à voir et à entendre, et l’attribution d’un auteur se fait après un temps de suspens dramatisé par la musique. Au premier choc du propos s’ajoute donc un second pour le spectateur qui découvre ainsi un pan méconnu de l’idéologie de personnalités occidentales illustres et perçues aujourd’hui encore comme non polémiques. Et ces propos, dont on été victimes les noirs autant que les juifs et les asiatiques sont présentés comme d’autant plus terribles qu’ils ont été parfois intégrés par les dominés, et Dorcy Rugamba cite ainsi les propos de Léopold Sedar Senghor qui estimait que « l’émotion est nègre, la raison hellène ». Toutefois, après un ou deux exemples, la liste s’achève sur un retour aux propos d’occidentaux, ce qui a pour effet de les présenter comme premiers et principaux responsables. Et, pour faire contrepoids aux dominés complices de ceux qui les dominent, Dorcy Rugamba enchaîne immédiatement avec l’évocation des Damnés de la Terre et du Discours sur le Colonialisme :

‘« Ce que le très distingué, très humaniste et très chrétien bourgeois du XXe siècle ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. » Aimé Césaire. Discours sur le colonialisme, 1955. ’

C’est donc la réalité de l’Occident, des agissements des Etats-Unis et de l’Europe « civilisée » « remplie de poncifs sur la liberté, l’égalité », que les artistes entendent confronter aux nobles principes dont il se prévaut. Les acteurs se mettent en chemise et retroussent leurs manches, avant de venir à l’avant-scène mettre en question les idéaux démocratiques et républicains, pendant que sur l’écran défilent des extraits de publicités mixés à des images de dollars et de machines à sous. Le poing levé, les acteurs entraînés par Pierre Etienne, slameur professionnel, entament un slam contre « l’amnésie internationale », et le choix même de cette forme d’expression contemporaine qui peut être considérée comme celle des dominés, de ceux qui n’ont pas accès à la culture officielle, sert à dire la continuité du combat en même temps que le renouvellement des causes et des formes politiques mais aussi esthétiques de la lutte. Le combat se fait plus frontal et plus direct, à l’égard du spectateur, qui peut se sentir directement interpellé comme représentant de cette hypocrisie criminelle par un « vous » sans appel : « Vous opposez le bien et le mal. C’est qui le bien, c’est quoi le mal ? » La suite du propos vient mettre quelque peu à distance l’accusation, puisqu’il est visiblement question au premier degré des Etats-Unis : « Comment vous suivre dans votre guerre quand vous êtes si amnésiques ? » Il n’empêche que l’accusation est brutale, comme l’est selon l’auteur l’inadéquation entre les principes des idéaux et la réalité.

‘« Civilisation, démocratie, droits de l’homme
Trois fois rien
Trois coups d’esbroufe et de magie
Trois fois la haine et le mépris
Trois fois le silence et le déni […]
Pour trois mille américains
Cris et hurlements
Deuil international et châtiment planétaire
Pour des centaines de milliers de Soudanais, rien
Pour des centaines de milliers de Tchétchènes, rien
Pour des centaines de milliers d’Algériens, rien
Pour un million d’Irakiens affamés, que dalle
Pour un million de Rwandais égorgés, rien […]
Droits de l’homme, bonjour
Que veulent dire ces mots dans la bouche de ceux qui ne pleurent que les leurs ?
Quel sens ont-ils pour ceux que n’indignent que les crimes d’en face ?
C’est quoi les droits de l’homme quand on est à ce point sourd au sort d’autrui ?
Liberté, égalité, fraternité
Surdité, anesthésie, amnésie
A quoi servent ces rimes creuses qui rythment vos messes
Vos leçons bon marché pour la terre entière […]
Je t’extermine, je t’asservis, je te civilise
Je te pille, je t’affame, je te bombarde, je te démocratise » ’

Conscients de tendre à l’extrême le fil de la complicité nécessaire avec le public, les artistes prennent en charge l’interrogation voire la critique que certains spectateurs leur adressent sans-doute mentalement à ce moment du spectacle :

‘« Vous les Nations dites civilisées
Comment vous suivre dans votre guerre contre la terreur
Quand vous masquez votre terreur
Que vous relativisez vos crimes
Que vous les classez sans suite
Oui, on sait tout cela dites vous, oui ceci, oui cela
Le massacre des Indiens, l’esclavage des Noirs
Tout ça c’est du passé et alors
Et alors ? Et alors ? Et alors ? Et alors ?
Alors quel avenir
Quel avenir ensemble si ce passé-là vous laisse de marbre ?
Quelle conscience peut émerger d’une telle amnésie ?
Quel Bien attendre d’une oreille aussi sourde ? »’

Malgré l’agressivité apparente, il ne s’agit pas pour les artistes de prôner la vengeance, comme vient immédiatement le préciser la séquence suivante qui interroge « la Loi du Talion ». Il ne s’agit pas cependant de ménager le spectateur, car le propos consiste à démontrer que l’Occident use lui-même aujourd’hui encore de cette loi barbare et archaïque. Certes, ce sont davantage les Etats-Unis qui sont visés que l’Europe, mais la mise en symétrie du comportement de la plus grande puissance démocratique avec celui de groupes unanimement reconnus comme barbares et monstrueux n’en est pas moins une accusation indirecte de la faiblesse de la critique que le comportement américain a suscité. Et, au-delà de la « war on terror », c’est également le principe « tolérance zéro » qui est mis en parallèle avec la Loi du Talion. L’ironie porte et fait rire – jaune il est vrai – mais la pression se relâche tout de même un peu quand il s’agit d’examiner « ce que serait la véritable application de la loi du Talion », tableau des victimes à l’appui pour une petite leçon de comptabilité ubuesque des victimes des camps respectifs :

‘« Partons pour le Congo. Je ne sais pas exactement combien de vies humaines doit la Belgique au Congo mais si on veut mettre les compteurs à zéro, tous les Belges, femmes, enfants et personnes âgées doivent partir dès maintenant pour les travaux forcés. Selon des chiffres récents, aucun ne devrait revenir. A moins que pour rendre justice aux Congolais, il suffise de raser la famille royale. Après tout, les pires atrocités ont été commises au temps du royaume du Congo, naguère propriété privée du Roi Léopold II. On pourrait, par exemple, faire planter du caoutchouc dans le parc de Laeken à Philippe, Albert et Laurent sous la garde d’une bonne machette. On coupera tout de suite les mains de Fabiola dont le rendement de toute façon ne satisferait personne. Paola sera placée dans un lupanar du port de Matadi pendant qu’Astrid et Mathilde combattront la solitude des guerriers Maï Maï dans le maquis de l’est. Quant à la portée fourmillante, à travers toute l’Europe, des princes consorts, concubines et mignons, cousins, cousines, petits enfants, enfants naturels et surnaturels, tous à la chicotte pour extraire à mains nues les minerais du Katanga. En cadence morveux, plus bas, encore plus bas ! »’

L’humour très noir et l’absurdité des arguments font rire, avant que le spectateur ne se souvienne ou comprenne qu’ils ont pu être utilisés et réellement appliqués, notamment par les Etats-Unis en Irak :

‘« Et si la loi du Talion était beaucoup plus économe de vies humaines que la "Tolérance Zéro", nouvelle conception de la justice en Occident ? Un journaliste de la télévision américaine fit un jour remarquer à Madeleine Albright, alors Secrétaire d'État américain, que les sanctions contre l’Irak avaient tué plus d’enfants – cinq cent mille à l’époque - que les bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Ce à quoi lui répondit cette mère de trois enfants que c'était "le prix à payer" pour avoir la paix au Moyen Orient. Nous y sommes, le massacre des innocents finance la paix dans le monde. Nous devrions tous consommer la "paix américaine" avec modération, c’est un produit de luxe !’

Le spectacle combine des procédés esthétiques différents – l’esthétique documentaire et le comique de l’absurde – pour défendre sa thèse, et le travail d’articulation se poursuit, entre passé et présent, entre le particulier (la colonisation) et le général (les processus d’exploitation), le travail d’information historique fourni par les artistes visant à servir d’outil pour le spectateur dans la lutte contre « l’esclavage déguisé » qui continue à sévir « aujourd’hui dans le monde », puisque « la mondialisation en cours aujourd’hui, ne tend à rien d’autre qu’à la congolisation du monde entier, autrement dit, au sacrifice de milliards d’êtres humains pour le bénéfice d’une poignée d’hommes ». Mais cette dénonciation de l’Occident pour ses actes passés (la colonisation) et présents (via la mondialisation), mis en relation en tant que continuité de l’exploitation capitaliste, n’exonère nullement les « exploités », et la construction du spectacle permet, après avoir accusé sans circonstances atténuantes l’Occident, de faire un procès tout aussi intransigeant des pays Africains, de leurs dirigeants mais aussi de l’ensemble de la population de ces pays. L’ultime séquence du spectacle, intitulée « Biso na biso. Entre nous », fait subir un glissement dans l’énonciation qui se répercute dans la relation scène/salle puisque le « vous » disparaît, et ce faisant le spectateur occidental n’est plus mis en situation de cible virtuelle et réelle du texte et du spectacle :

‘« Pendant qu’on la crucifie à gros rivets, l’Afrique tripote ses plaies […].Nous, nous sommes comme ceci, eux, ils sont comme cela […] Qu’avons-nous à être ceci ou cela, qu’il nous suffise d’être unis ! Quand notre âme s’échappe des mailles du clan, c’est pour embrasser le mirage de la race. "Black is beautiful." Ha, quelle connerie ! Jamais aucun prisonnier ne s’est autant attaché aux murs étroits de sa cellule […] A vrai dire nous n’avons jamais eu besoin de personne pour nous pendre pis que mangues sur les arbres, ni des Blancs, ni des Verts ni de Mauves, touts seuls biso na biso. C’est à se demander pourquoi les Européens sont venus nous tuer à notre place. Nous le faisions si bien avant qu’ils n’arrivent. Nous tuons autant qu’eux depuis leur départ. N’avaient-ils pas mieux à faire ces Blancs, que de porter le poids de notre culpabilité. Rien à faire d’autre que de nous exonérer de nos crimes, de nous donner l’illusion d’avoir toujours été des victimes. Victimes de la maternité à la tombe, tous ? Victimes les trafiquants d’armes, Victimes les proxénètes et les négriers, Victimes les acheteurs d’aliments avariés, Victimes les vendeurs de pétrole à bas prix, Victimes les poètes mendiants et perroquets, Victimes les importateurs de déchets toxiques, Victimes les dirigeants décrépis et lèche-bottes […] Victime le petit peuple, sa bêtise crasse, sa mesquinerie, ses lâchetés, Ses trahisons de tous les jours qui rendent la tâche facile à tous les criminels, Victimes tous ces bourreaux de toujours, collabos sous tous les jougs ? Non vraiment, pourquoi les Européens sont-ils venus nous tyranniser, nous qui avions sur place des tyrans compétents ? […] Nan, voilà, c’est ainsi ! Du développement nous n’en voulons point, c’est une résolution définitive et mûrement réfléchie, tous comptes faits nous n’en avons rien à cirer du progrès, basta ya ! Nous avons décidé de nous en empêcher par tous les moyens, rien à faire, vous pouvez nous dire tout ce que vous voulez. Non, vous n’arriverez pas à nous convaincre. Même sous la torture nous ne céderons à personne la dernière place »’

A ce long cri de rage porté par le souffle de Younouss Dialo succède l’ultime scène du spectacle interprétée quant à elle par l’auteur-comédien Dorcy Rugamba, la bouche maquillée et vêtu d’un tissu chamarré enroulé comme une robe. Tandis qu’à l’écran défilent des images de dictateurs africains, il décrit « le supplice du mortier, spécialité rwando-burundaise », qui fait pendant aux actes de tortures commis par les colons décrits au début du spectacle (« la cage », « les fauves », « le gazage »). Puis le comédien enlève son habit, et, torse nu, prend un immense pilon et commence lui aussi à frapper sur un mortier. L’écho avec le récit qui précède est insoutenable pour le spectateur, car il est impossible de ne pas imaginer à chaque coup l’enfant écrasé devant les yeux de sa mère pour la rendre folle « en peu de temps » et « pour toujours ». Mais, entre les coups, émerge un poème d’une grande beauté adressé à une Afrique-femme, qui renoue avec les plus beaux et les plus grands textes de la négritude :

‘« VICTOIRE, écoute le Styx qui ronfle, qui moud la sainte journée de méchantes amertumes, torrent de cadavres d’hommes et de chiens, repère de brigands, litière cerclé de pourpre, bouquet de fléaux, mille et une nuits blanches de vies noires de tourments, magma de chairs et de bris, crasse qui suinte de poux, de pus, de ne plus en pouvoir, de petite et grande laideur, de sombres affaires, cortège de larmes sonores, cris obscènes de coups secs, de hurlements, de ricanements d’hyènes, de ricanements tout court, ah misère, ah famine qui s’énerve, qui n’en peut plus, qui crève d’en finir, d’en venir aux armes s’il le faut, rhaa et puis merde à la fin, au mur scélérats, en face cannibales, tous dans la lunette qu’on vous limace, monstres marins, monstres à bedaines, monstres à crochets, aux étals tous tels que vous êtes, aurore écarlate, sève salpêtre oui, salve semeuse, salve sésame, salve accoucheuse, salve alchimistrale et plantureuse, foyer de mèches qui brillent de mille fièvres qui traînent nous entraînent de vrille en délires de rimes en dérives, reptile amiral qui court de cave en cave, qui gonfle, qui bulle, qui bout, qui sourd sa mère, GORGE, gorge canon, BOUCHE, bouche boulet, LANGUE, lave incendiaire, VENTRE, Vésuve de bile, de bave, de pisse, de morve, de larmes de sueur, de sperme et de sang ! »’

L’essoufflement du comédien comme des coups de pilon, rendent inaudible une partie de ce texte qui tient autant du poème que de la transe, nécessaire pour le comédien comme pour le spectateur au terme de ce coup de poing de deux heures. Puis ses deux compagnons empoignent D. Rugamba, sans que l’on sache s’ils tentent le maîtriser ou l’apaiser. C’est sur cette étreinte ambiguë que le noir se fait sur un spectacle aussi beau que violent, aussi intransigeant que désespéré, beaucoup moins optimiste que les autres spectacles analysés précédemment, peut-être du fait de l’ampleur de la montée en généralité géographique et temporelle. Mais l’existence même de ce spectacle, incitant le spectateur à la réflexion et à la lutte contre la perpétuation des injustices décrites, se veut signe et source d’optimisme.

Notes
2636.

Nous remercions Dorcy Rugamba pour sa relecture et les précisions qu’il a apportées à cette analyse.

2637.

Bloody Niggers n’est pas un spectacle du Groupov même si l’auteur-comédien Dorcy Rugamba, le metteur en scène Jacques Delcuvellerie et un des deux autres comédiens, Younous Dialo, font partie du Groupov. Le spectacle est une production du Festival de Liège et du Théâtre National, en co-production avec le Groupov. 

2638.

Dorcy Rugamba, « Note sur le spectacle », préface au texte de Bloody Niggers. Ce texte, qui devrait être publié aux éditions Actes Sud Papiers en 2008, nous a été confié par l’auteur.

2639.

Dorcy Rugamba, que nous avons rencontré à Valence le 12 mai 2007 lors des représentations du spectacle dans le cadre du festival Etats d’Urgence au théâtre Le Bel Image, n’avait pas encore vu le spectacle de Mohammed Rouabhi, mais revendiquait une parenté forte avec cet artiste.