Conclusion. Les spectacles de lutte politique, entre lecture et réécriture des classiques du théâtre de lutte politique et du monde actuel.

Après le triomphe dans les années 1980 de ce que P. Ivernel a nommé « l’idéologie esthétique », l’on assiste à un renouveau d’un théâtre de lutte politique dont l’année 1989 peut être considérée comme un catalyseur, puisque plusieurs spectacles (Gatti, Kateb etc.) retournent comme un gant l’ambition célébrative des cérémonies du Bicentenaire pour interroger avec intransigeance le décalage entre le principe de la devise républicaine et la réalité de la liberté, mais aussi et surtout la réalité de l’égalité entre les citoyens français et au-delà, à l’échelle de la planète, l’universalité de fait des droits de l’homme. Le théâtre de lutte politique qui semble revenir en force surtout à partir de la deuxième moitié des années 1990, se caractérise par plusieurs thématiques privilégiées. Il peut réagir à des événements politiques précis : le génocide rwandais en 1994 (Rwanda 94 et L’Instruction), la guerre en ex-Yougalavie (Requiem pour Srebrenica), le contre-sommet du G8 en juillet 2001 (Gênes 01, Peanuts et Le jeune Homme exposé), les attentats du 11 septembre 2001 (Bloody Niggers), les émeutes dans les banlieues françaises en 2005 (Vive la France). Deux thématiques reviennent de manière privilégiée dans de nombreux spectacles, qu’ils partent d’exemples précis ou les abordent d’emblée en tant que phénomène global. Le théâtre de lutte politique semble particulièrement soucieux d’interroger les évolutions du monde du travail, prenant en charge non plus seulement la cause des ouvriers, en les représentant (L’Usine, Flexible, hop, hop, Daewoo, A la sueur de mon front) voire en leur donnant directement la parole (501 Blues, Mords la main qui te nourrit) – mais aussi celle des cadres qui, d’agents du capitalisme, en sont devenus les nouveaux perdants. Second thème privilégié des spectacles de lutte politique : les manquements de la France à ses principes républicains à travers le questionnement de l’immigration et de la colonisation. La Vie rêvée de Fatna, Une étoile pour Noël se concentrent sur la première et sur la notion d’intégration, tandis que Le Dernier Chameau sur une tonalité assez légère, et Y en a plus bon/Vous avez de si jolis moutons, Vive la France !, Bloody Niggers et Elf la pompe Afrique la questionnent de manière beaucoup plus radicale en l’articulant à l’histoire de la colonisation. Ces derniers spectacles se caractérisent tous par leur ambition de compenser par un travail d’éducation populaire les « oublis » de l’histoire officielle, non pour opposer les mémoires et les communautés mais au contraire, par un travail rigoureux et sans complaisance ni pour la France ni pour ses anciennes colonies et ses anciens colonisés, d’œuvrer à une intégration véritable de la population immigrée au sein de la communauté civique et de la République Française.

Nos analyses ont en outre révélé que le monde du travail comme la question bifrons de l’immigration et de la (dé-)colonisation induisent deux types de spectacles : certains se fondent uniquement sur une définition de la politique comme double processus de montée en généralité et de conflictualisation, tandis que d’autres paraissent plus hybrides au regard de notre catégorisation en cités et ressortissent autant au théâtre de lutte politique qu’à la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique, en ce qu’ils définissent le politique comme vivre ensemble et entendent en faisant participer directement telle ou telle population stigmatisée ou en difficulté (ouvriers, immigrés) les réintégrer de manière concrète et symbolique à l’ensemble de la communauté à l’échelle locale (Ils nous ont enlevé le h, La Fourmilière, Mords la main qui te nourrit, La Femme jetable, 501 Blues). Cette ambivalence s’explique dans le cas des spectacles traitant du monde ouvrier par le fait que les personnes représentées sont présentes, mais elle s’explique de manière plus fondamentale par une distance sociale entre les artistes et ceux dont ils parlent, qui semble susciter un sentiment de supériorité sociale et de culpabilité et une gêne à parler de l’extérieur et d’en haut – il est d’ailleurs à noter que les cadres suscitent à la fois moins de fascination et moins de malaise pour les artistes, à partir de cas individuels traités comme des exemples, les spectacles montent en généralité plus facilement (Push Up, Top Dogs, Sous la glace). A l’inverse, et c’est assez logique, les artistes issus du groupe dont ils parlent n’éprouvent aucun sentiment d’illégitimité et n’éprouvent aucune gêne à traiter les situations vécues et représentées sur la scène comme de simples exemples. Cette remarque est particulièrement vraie pour les artistes d’origine africaine et nord-africaine qui traitent de la colonisation et de l’immigration.

La plupart des spectacles dont il a été question dans ce chapitre se caractérisent non seulement par leurs thèmes mais par leur mode de traitement et par les prises de position politiques explicites des artistes. Il s’agit non seulement pour eux de décrire d’un point de vue faussement objectif, mais d’informer le spectateur et de former sa conscience politique. Et c’est pour ce faire que ces spectacles recourent à des formes privilégiées, pour la plupart héritées de l’histoire du théâtre de lutte politique, que ces spectacles mettent en scène des classiques du théâtre politique (Sainte-Jeanne des Abattoirs ou La Mère de Brecht, L’Instruction de Peter Weiss), ou qu’ils recourent à des procédés utilisés de longue date, comme le comique (le one-man show témoigne de la dialectique entre formes passées et présentes) mais aussi et surtout l’esthétique documentaire. Mais les spectacles procèdent également à une instrumentalisation d’esthétiques a priori au service d’une idéologie opposée. C’est notamment le cas de la référence à la forme tragique, dont l’inscription dans une vision du monde régie par l’existence d’un fatum est mise à distance par des spectacles qui entendent combattre l’idée d’une fatalité, et qui ne se focalisent plus uniquement sur les grandes figures mais sur les anonymes, réévaluant le statut dramaturgique et scénique ainsi que la composition sociale du chœur (Gênes 01, Rwanda 94). Au-delà de leur diversité, toutes ces formes ont pour dénominateur commun de se fonder sur un principe de montée en généralité à partir du cas particulier. Chaque question abordée est traitée comme un exemple d’une lutte politique plus vaste qui s’inscrit dans une conception clivée du monde qui entend intégrer les critiques qui ont été faites aux concepts marxistes d’ « exploitation » et de « lutte des classes » pour mieux les actualiser (La Mère, Sainte-Jeanne des Abattoirs, Rwanda 94, L’Instruction, Y en a plus bon, Vous avez de si jolis moutons, Vive la France, Bloody Niggers). Le théâtre de lutte politique se caractérise donc par sa dimension pédagogique, parce que les spectacles sont souvent le fruit d’un important travail de documentation historique (notamment le travail de Mohammed Guellati, Mohammed Rouabhi et du Groupov), parce qu’ils sont parfois destinés à former les comédiens eux-mêmes (particulièrement pour La Mère, Sainte-Jeanne des Abattoirs, Peanuts/Gênes 01 et Vive la France, qui ont pour point commun d’être interprétés par des jeunes gens, comédiens professionnels en formation ou amateurs) mais également dans bien d’autres qui se destinent à la jeunesse et entendent faire œuvre d’éducation populaire, reprenant le travail laissé en friche par l’école républicaine (Y en a plus bon et Vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas des moutons ?). Ce théâtre de lutte politique s’articule donc au renouveau du projet critique de contestation et d’alternative aux démocraties capitalistes. C’est ce qui explique qu’il mette en scène l’altermondialisme (dans Gênes 01/Peanuts, mais aussi de manière implicite dans L’Histoire de Ronald, le clown de Mac Donald, spectacle dans lequele R. Garcia se livre à une critique radicale de la société de consommation et la met en parallèle avec la torture sous la dictature en Argentine), et explique aussi qu’il prenne en compte les difficultés actuelles à formuler un projet critique (Sous la glace) ainsi que la force de l’idéologie dominante qui invalide les fondements idéologiques de la contestation de même que son existence en tant que force politique – raison pour laquelle le théâtre de lutte politique se caractérise souvent également par une articulation à la lutte politique proprement dite.