Conclusion

Au terme de notre long parcours des cités du théâtre politique en France de 1989 à 2007, il n’est pas inutile d’en rappeler les enjeux initiaux. Il s’agissait de saisir les différentes significations que peut prendre sur cette période une expression aussi omniprésente dans la pratique et dans le discours des différents acteurs du théâtre – artistes, directeurs de salles de théâtre, pouvoirs publics 2714 – que polysémique, celle de « théâtre politique ». Refusant une approche normative et téléologique, fondée sur un principe de dépassement chrono-logique d’une définition par une autre, et parce qu’il nous paraissait que coexistait sur cette période une pluralité mais non une infinité de significations différentes à l’expression « théâtre politique », nous avons adapté à la sphère théâtrale un concept emprunté au champ de la sociologie et plus précisément aux travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, le concept de cité. Nous avons défini chaque « cité du théâtre politique » comme un discours théâtral cohérent, le terme discours désignant aussi bien les spectacles que les propos tenus par les artistes et par la critique sur les spectacles. Ce discours se fonde sur une vision du monde induite par une conception spécifique de l’histoire et du politique, et déterminant une légitimation du théâtre et de l’artiste au sein du champ théâtral – de son histoire et de ses institutions – et au sein de la société. Et nous avons distingué quatre cités du théâtre politique qui nous paraissaient actives sur la période 1989-2007, quoiqu’à des degrés d’existence et de notoriété variables. L’un des enjeux du recours au concept de cité tient d’ailleurs précisément au fait qu’il permet de neutraliser pour partie la question du poids quantitatif de telle ou telle définition en acte du théâtre politique, au profit d’une distinction privilégiant les spécificités qualitatives. Chacune de ces cités se fonde sur une définition du politique, une interprétation de l’histoire politique et de l’histoire théâtrale, une définition de l’artiste et donc une définition du théâtre et du théâtre politique différentes. L’un ou l’autre de ces critères constitue le principe supérieur commun spécifique à chacune des cités, et chacune active de manière privilégiée une ou plusieurs des terminologies connexes à l’expression « théâtre politique » : « théâtre populaire », « théâtre militant », « théâtre d’agit-prop », « théâtre d’intervention », « théâtre citoyen », et même « théâtre d’art ». Ces différentes expressions sont diverses par leur contenu sémantique, par leur épaisseur historique, par leur origine et par leurs utilisateurs (artistes, pouvoirs publics, journalistes, universitaires, grand public.)

Parce que sa conception du politique, de l’histoire et de l’histoire théâtrale l’inscrit dans un principe de rupture avec les modèles antérieurs, et parce que les pratiques, spectacles et discours qui nous semblent en être constitutifs jouissent d’une forte reconnaissance dans le champ institutionnel comme dans le champ de la critique, nous avons commencé notre étude par la « Cité du théâtre postpolitique ». Cette cité se fonde sur un pessimisme anthropologique et politique radical, qui invalide les notions de progrès de l’humanité et d’évolution positive de la société, et par ricochet invalide également toute tentative de changement par l’action politique, y compris pour le théâtre. Cette cité se fonde sur une interprétation de la chute du Mur de Berlin en 1989 comme une rupture irréversible, cet événement étant entendu non seulement comme le symbole de l’effondrement de l’idéal révolutionnaire, mais également comme un écho sismique du Mal déjà révélé par la Shoah, puis par la réalité totalitaire de l’Empire Soviétique. Prédomine dans cette cité une conception de la politique et de l’histoire pensées désormais sur le mode de la fin, de l’échec, en rupture avec le passé et n’ouvrant sur aucun avenir qui chante. Le théâtre, englué comme le reste dans le présentisme (Hartog), dans un présent indéfini et incompréhensible, ne met plus à distance, mais exprime cette vision du monde et de l’homme, criant ce désenchantement sur trois modes possibles. Ce que nous avons appelé le « théâtre poélitique » consiste dans un repli sur l’autotélicité du théâtre, consécutif à l’idée qu’il ne saurait plus exister aujourd’hui de révolution que formelle, dans le travail sur la matière poétique du texte et de la scène. Il s’agit là pour l’essentiel d’un discours de légitimation théorique, qui prend parti pour un théâtre politique restreint au champ de la lutte pour les formes. Ce discours, qui ne permet pas de décrire l’intégralité de la pratique théâtrale des artistes qui le tiennent, n’en est pas moins fondamental à analyser, en ce qu’il tend par contraste à invalider toute revendication de faire du théâtre politique défini – entre autres – par son contenu, considérée comme une instrumentalisation de l’art. Ce type de discours a été abondamment repris dans les années 1980, par les artistes mais aussi par les pouvoirs publics. Le théâtre postpolitique n’équivaut cependant pas toujours – ni même le plus souvent – à un repli sur la sphère esthétique. Au contraire, la référence au monde et au politique y demeure omniprésente, mais sur le mode du paradoxe : le deuxième mode d’existence du théâtre postpolitique, particulièrement présent depuis le tournant du XXIe siècle, consiste ainsi dans la théorisation d’une impossibilité à dire le monde contemporain, tandis que la troisième option consiste non plus à le représenter de manière critique (distanciée et cohérente), mais à l’exprimer dans son caractère contradictoire et violent (et de ce point de vue l’œuvre d’E. Bond nous paraît constituer un paradigme du théâtre postpolitique.) Comme la référence au politique et à l’horizon révolutionnaire, la référence aux formes théâtrales préexistantes est présente sur un mode paradoxal, qui tient moins de l’héritage – y compris de l’héritage critique – que du recyclage, de la citation mise à distance, récusée en même temps qu’elle est énoncée. Cette mise en crise des modèles politiques existants est donc indissolublement une mise en crise des modèles dramatiques et scéniques, et cette cité se marque par une mise en crise des notions de fable, de personnage, et de représentation.

Les ambitions et tensions internes de la Cité du théâtre politique œcuménique sont quant à elles résumées par l’imposante formule « théâtre d’art-service public » (SYNDEAC), qui suppose une foi dans les pouvoirs du théâtre et de l’art en général, comme dans ceux de l’idéal républicain français et de la démocratie – ce qui la différencie de la cité du théâtre postpolitique. Cette cité prend pour référence fondatrice une mythification de l’histoire du théâtre populaire, dont la tragédie antique et le TNP de Vilar constituent l’alpha et l’omega. Dès lors, le théâtre y est pensé comme ontologiquement politique : quels que soient les thèmes abordés dans les spectacles, quelle que soit la réalité sociologique de la composition de « l’assemblée théâtrale » et citoyenne, le théâtre est politique en ce qu’il constitue « l’assise mentale du politique » (Meier.) Dans cette cité, le terme politique est à entendre au sens d’une « politique de la pitié » (Boltanski), et le théâtre célèbre des valeurs, prend fait et cause pour les victimes et dénonce les bourreaux. De fait, 1989 est dans cette cité perçue comme l’année du Bicentenaire de la Révolution, qui vient achever la sanctification de la référence aux Droits de l’homme comme vérité révélée par l’effondrement de l’idéal communiste, et qui vient aussi sanctifier une conception de la culture et du théâtre héritée de l’ère Vilar-Malraux. Les cérémonies du Bicentenaire sont un moment où se catalyse la fonction du théâtre politique œcuménique, qui articule une portée critique à sa vocation essentiellement célébrative des idéaux moraux contenus dans le modèle démocratique et républicain La fin de l’histoire est dans cette cité considérée comme un achèvement positif en soi, parce que coïncidant avec l’avènement de la démocratie libérale, mais aussi comme un achèvement toujours menacé par des forces moralement (plus que politiquement) coupables. C’est ce qui explique l’attention particulière portée au respect des droits de l’homme (dont procède le soutien aux sans papiers puis aux réfugiés) ainsi que la condamnation sans faille de toute manifestation de la « barbarie » (racisme, antisémitisme, massacre de la population civile à Srebrenica, accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en 2002). Mais, s’il défend de nombreuses « causes », le théâtre politique œcuménique se caractérise par un rejet catégorique de la référence au « militantisme » et plus encore au « théâtre militant », et l’engagement « citoyen » de l’artiste est dissocié de son œuvre artistique. Dans cette cité, le théâtre oscille entre critique et célébration de la société, de même qu’il oscille entre vocation civique et primat de l’esthétique. Des artistes comme Ariane Mnouchkine et Olivier Py conçoivent le théâtre comme élément du débat public, et revendiquent le fait de prendre position dans les affaires de la cité en tant qu’artistes, se rangeant par là dans la catégorie des intellectuels. Si l’espace-temps de la représentation théâtrale ne fonctionne pas selon les critères et principes de l’espace public, les artistes entendent y participer activement. Le théâtre est envisagé comme une hétérotopie, lieu de la Cité et lieu extérieur qui lui tend un miroir distancié et a pour vocation de représenter le monde et de le questionner, mais qui, contrairement à la cité du théâtre de lutte politique, se situe non pas dans le contre-modèle mais au contraire dans le rappel du modèle et la critique des éventuels et parfois radicaux décalages entre ce modèle idéal et la réalité. Pour autant, les artistes revendiquent le primat absolu de l’esthétique dans leurs œuvres comme dans leur évaluation. Cette cité procède donc à une répartition des missions qui distingue clairement le discours des artistes, dans lequel se manifeste la vocation d’un « théâtre citoyen », et les spectacles, toujours conçus comme des manifestes du « théâtre d’art ». L’engagement théorisé est donc celui de l’artiste, non de l’œuvre. 1989 constitue de fait également l’achèvement de la politique culturelle telle qu’elle fut mise en place par le premier Ministère socialiste de la Culture depuis 1981. Les artistes acceptent le cadre de l’Etat et singulièrement celui de l’Etat culturel, se définissant comme un théâtre de service public. Les termes connexes employés sont donc ceux de « théâtre populaire », qui associe ambition esthétique et ambition civique, ainsi que les expressions « théâtre citoyen » et « théâtre engagé. » Du fait de ses fondations historiques – le modèle républicain et le modèle du théâtre d’art de service public – et de la crise de ces deux modèles, la cité du théâtre politique œcuménique se trouve relativement ébranlée sur la fin de notre période, et les contradictions constitutives de cette cité, entre la prééminence de l’engagement artistique et le souci d’un engagement citoyen, entre le souci de défendre des valeurs et le rejet d’un théâtre politiquement clivé, entre l’ambition de faire un théâtre populaire et la réalité de la composition quantitative et qualitative du public de théâtre, tendent à s’exacerber.

Seule cité à ne pas se référer à l’ambition de produire un discours critique sur le monde, et à préférer le panser plutôt que le penser, la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique résout la contradiction à l’œuvre dans la cité du théâtre politique œcuménique en l’évacuant, et prend acte quant à elle de la composition du public de salle ainsi que de la dissolution du lien dans une société individualiste et de la dissolution de la communauté civique, ainsi que du risque que le vide laissé par la disparition de cette dernière ne cède la place à l’apparition d’un faux-frère, le communautarisme. En ce sens, cette cité peut se définir à la fois comme l’émanation d’un monde post-politique et comme théâtre pré-politique, qui vise à recréer les conditions de possibilité de la chose politique. Le principe supérieur commun de cette cité est la recréation du lien politique défini comme vivre ensemble, et de la chose politique définie comme bien commun. Pour que le théâtre permette cette refondation, il faut qu’il retrouve lui-même sa fonction de « lieu commun », et cette cité va refonder du même mouvement la communauté théâtrale, en remettant en question les notions de lieu théâtral et de représentation. Le théâtre se joue hors des théâtres et réinvestit les lieux publics, la ville, il s’ouvre sur la Cité, mais aussi sur les cités, quitte à ne plus mettre au cœur de la démarche le spectacle. Le travail d’Armand Gatti avec ses « loulous », celui de la compagnie de théâtre de rue Kumulus, ou encore les Passerelles du Théâtre du Grabuge, compagnie moins connue mais qui pousse très loin le travail de transfiguration de l’assemblée théâtrale en une communauté civique véritable, nous paraissent constituer trois exemples emblématiques de l’ambition de refonder du même mouvement la communauté théâtrale et politique. Ce qui se joue dans cette cité c’est avant-tout la relation à l’espace public – quoi que ce terme prenne un sens beaucoup plus concret que dans la cité du théâtre politique œcuménique – et au public, ou plus exactement au « non-public. » Cette cité prend acte de la triste découverte faite depuis les années 1970, que la décentralisation théâtrale n’a pas abouti à une démocratisation conséquente, que le non-public ne désigne plus uniquement, comme on aimait encore à le penser au temps de la Déclaration de Villeurbanne (1968), ceux qui sont au bas de l’échelle sociale – voire ceux qui n’accèdent pas même à la première marche – mais bien, aujourd’hui, plus de quatre-vingt pour cent de la population, ce qui incite certains à douter de la légitimité de la référence à un service public qui ne concernerait que seize pour cent de la population, et ces deux non-publics sont visés dans cette cité. D’une part, le public très étroit des « exclus » ou à tout le moins des « marginaux » de la société – RMIstes, chômeurs, délinquants, prisonniers, femmes battues – que l’argent public (des politiques de la ville davantage que de la culture) permet au théâtre d’intervention de toucher au travers d’ateliers dont le spectacle n’est pas la seule raison d’être. D’autre part, et presque à l’inverse pourrait-on dire, est ciblée, dans le théâtre de rue notamment, la « plus large bande passante » que constitue le « public-population » circulant dans l’espace public et que le théâtre de rue se donne pour charge de capter et de constituer en spectateurs. Cette coexistence de deux types de publics visés coïncide avec la complémentarité de deux héritages et de deux galaxies terminologiques au sein de cette cité, qui la rendent poreuse avec la cité du théâtre politique œcuménique (théâtre populaire pour l’ensemble des citoyens libres, frères et égaux de l’Etat-Nation républicain, théâtre citoyen) mais aussi avec celle du théâtre de lutte politique (théâtre militant, théâtre pour les opprimés). Comme pour la cité du théâtre politique oecuménique, les tensions constitutives de cette cité tendent sur la fin de notre période à s’exacerber. Dès les années 1980 le changement d’échelle des financements induit une instrumentalisation croissante par les pouvoirs publics locaux des pratiques théâtrales en prise sur la/les Cité(s), et l’on voit poindre deux dérives, du fait d’une gestion qui peut sembler plus électoraliste – acheter une paix sociale à bon compte, et évaluer la culture uniquement en fonction de son potentiel d’attraction touristique – que soucieuse de laisser aux artistes la marge de manœuvre qu’ils réclament. Ce phénomène s’est considérablement accru à partir de 2003, du fait de la nouvelle orientation de la politique de la ville lancée par J.-L. Borloo, ce qui prouve que ce sont non seulement le transfert de charge financière de l’échelle nationale à l’échelle locale, mais également les choix politiques impulsés au niveau national, qui conditionnent les pratiques mêmes – et qui mettent en pièce la subtile dialectique sur laquelle se fonde cette cité, qui réussit sa mission de cohésion sociale précisément parce que les artistes se lancent dans ces projets sur la base d’un volontariat et d’un engagement politique plus que d’une nécessité économique, et qu’ils ne se sentent ni ne sont jugés en tant que travailleurs sociaux comme les autres.

Contre l’idée que n’existe plus aucun modèle idéologique et politique alternatif, et contre ce qu’elle nomme « l’idéologie esthétique », la cité du théâtre de lutte politique refuse quant à elle d’abandonner l’espoir que la situation politique présente puisse être changée, et que le théâtre puisse participer à la lutte pour ce changement. Cette cité se fonde sur une définition de l’histoire entendue comme processus d’émancipation, articulée à une définition processuelle du politique, fondée sur les deux critères de montée en généralité et de conflictualisation. Cette cité réactive une conception clivée du monde et de la société, et maintient la possibilité du projet critique et de la lutte politique, et réaffirme corrélativement la possibilité que le théâtre participe à ce projet critique et à cette lutte politique, sous des modalités renouvelées, comme le sont celles du militantisme au sein du « mouvement social » et de la nébuleuse altermondialiste. C’est donc une définition « impure » du théâtre au regard de l’objectif artistique, aux antipodes de celles à l’œuvre dans la cité du théâtre politique œcuménique et dans le discours de légitimation du théâtre que nous avons nommé « théâtre poélitique », qui prévaut dans cette cité. C’est donc au titre de son objectif double, à la fois pleinement artistique et pleinement politique, qu’il convient d’analyser ce théâtre de lutte politique. Dans la partie consacrée à cette cité nous avons donc fait une large place aux événements et phénomènes politiques décrits, ainsi qu’à leurs modalités de représentation, dans et par les spectacles – preuve que les différences entre les objets que constituent chacune des cités nécessitent des outils et des angles d’analyse distincts. Cette cité s’inscrit dans le débat politique, mais entend également s’inscrire dans l’histoire théâtrale, envisagée elle aussi comme un lieu du combat politique. A travers l’ambition d’un théâtre comme « mise en scène du monde », qui en fournit une représentation critique et entend ainsi susciter chez le spectateur une prise de conscience propédeutique à l’action politique, c’est la filiation directe avec Brecht et le théâtre épique qui se trouve assumée et revendiquée, mais aussi avec toutes les formes et techniques du théâtre politique entendu comme « minorité au service des opprimés » (Ivernel) que l’on a pu recenser au fil du XXe siècle : l’ activation politique des pièces classiques ou des pièces contemporaines sociales et réformistes – déjà proposée par le théâtre (pour la classe) populaire à la fin du XIXe siècle, les pièce-procès et les chœurs parlés de l’agit-prop, mais aussi les techniques du théâtre documentaire à vocation de contre-information, formulées par Piscator et développées dans les années 1960 autour de Weiss, et le théâtre-forum (Boal.) Sont alors revendiquées, plus que les expressions « théâtre engagé », « théâtre citoyen », et aux côtés de l’expression « théâtre d’intervention » restreinte ici aux pratiques théâtrales s’inscrivant dans un projet de lutte politique, des terminologies qui fonctionnent par ailleurs comme repoussoir pour la majorité des artistes, de la critique et du public, le « théâtre militant », voire – très rarement – le « théâtre de propagande. » Loin du passéisme que lui reprochent à l’envi ses contempteurs divers et nombreux, le discours produit dans cette cité se veut en phase avec les évolutions contemporaines des clivages d’hier. La cible demeure le capitalisme, puisque le capitalisme est toujours le cadre économique dominant, et nombre de spectacles qui s’inscrivent dans cette cité s’appuient d’ailleurs sur les ouvrages d’historiens et de sociologues. Les évolutions récentes du libéralisme sont mises en question, ainsi que les transformations du monde du travail. Le sort des « cadres jetables » notamment arrive sur le devant de la scène, sans pour autant supplanter la description du monde ouvrier. De même, l’immigration et la (dé)colonisation font l’objet d’un véritable travail d’investigation de la part des artistes, et le recours au théâtre documentaire comme aux formes comiques (one-man/woman-show notamment) vient servir ce travail d’éducation populaire destiné à pallier aux « oublis » de l’histoire officielle. L’examen des nouvelles formes d’exploitation aboutit en définitive au portrait d’une lutte des classes métamorphosée certes, mais toujours agissante, et peut-être d’autant plus qu’on la dit dépassée, à laquelle va tenter de répondre « l’altermondialisme » – terminologie qui désigne une forme de critique du capitalisme nouvelle par son mode d’organisation des militants (« nébuleuse » ou « galaxie ») comme par certaines de ses techniques de lutte et par certains thèmes, mais qui travaille surtout l’héritage des formes et structures antérieures d’engagement, les mouvements de 1989 et de 1995 pouvant à ce titre s’interpréter comme les prémisses de ce renouveau. Ce théâtre, qui veut croire qu’ « un autre monde est possible », ou à tout le moins qu’il est possible de produire une critique constructive du présent monde, destinée à proposer des alternatives à une échelle plus ou moins globale, se fonde sur une conception du politique articulée autour des notions de conflits entre groupes sociaux, et d’action collective. La cité du théâtre de lutte politique comporte elle aussi des points de porosité avec les autres cités : avec la cité du théâtre œcuménique et la cité du théâtre de refondation de la communauté politique et théâtrale, elle partage la prise de conscience des décalages entre les idéaux républicains et démocratiques et la réalité de la situation politique et sociale en France. La grande différence tient au fait que la cité du théâtre de lutte politique met la notion d’adversaire politique au cœur de son combat, et non pas le couple moral innocence/mal. De même, si elle peut paraître rejoindre la cité du théâtre postpolitique dans la mise en accusation du pouvoir et des hommes politiques, la différence tient au caractère non ontologique de la critique, qui veut juger des actes précis et non des essences, et à l’ambition d’inscrire cette critique dans une perspective politique.

On peut donc globalement noter une identité de certains des constats initiaux à l’intérieur de chaque cité et ce sont les interprétations, voire les réponses apportées qui diffèrent, comme diffèrent les moyens employés, ce que révèlent à la fois le discours des artistes, les références qu’ils revendiquent et rejettent, et le contenu de leurs spectacles. Chacune des cités se fonde, nous l’avons vu, sur une certaine interprétation de 1989 mais aussi sur différentes interprétations de l’évolution du contexte politique, idéologique et théâtral depuis cette date, et il semble que le milieu des années 1990 (1994-1995) constitue un premier tournant notable, significatif pour la cité du théâtre politique œcuménique, pour la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique, et pour la cité du théâtre de lutte politique. La fin de notre période (depuis 2001) constitue un autre tournant à la fois pour ce qui concerne les politiques culturelles, et les transformations du contexte politique international (2001) et national (2002, 2005, 2007.) A ce titre, la date de 2007, si elle constitue un terme de facto pour notre travail, pourrait constituer elle aussi une rupture significative. Il est impossible d’avoir le recul nécessaire pour évaluer la portée des transformations les plus récentes observées dans chacune des cités du théâtre politique, et s’aventurer à pronostiquer une orientation tiendrait de la voyance plus que de l’hypothèse scientifique. Seule la poursuite de notre observation de cette matière vivante pourra permettre d’étudier le devenir des différentes cités, et particulièrement celui des « crises » que nous avons pu repérer dans la cité du théâtre politique œcuménique et dans la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique. De même, il nous semble important de poursuivre la réflexion sur la question des porosités et des frottements entre les différentes cités – question qui constitue l’aboutissement de notre distinction entre les quatre cités du théâtre politique, et qui mériterait à présent de plus amples développements. Nous insistons d’ailleurs sur le fait que le présent travail est lui-même à envisager comme une matière vivante, non seulement parce qu’il traite d’une période à cheval entre l’actualité et l’histoire, mais aussi et surtout, parce que notre projet initial consistait à mettre en relation les différentes définitions, les différents types de discours (philosophiques, politiques, historiques) et d’acteurs (artistes, pouvoirs publics, institutions culturelles, critique universitaire public), et les différents lieux d’analyse du « théâtre politique » (discours publics des artistes, pratiques théâtrales, spectacles) pour le constituer en un champ de recherche aussi vaste qu’actuel. C’est donc non comme une fin en soi, mais en tant qu’outil, que ce travail souhaite être considéré, et qu’il voudrait être approfondi par les dialogues et les recherches qu’il espère susciter.

Notes
2714.

Le discours du public est abordé dans notre travail de manière plus ponctuelle, au gré de telle ou telle analyse de spectacle. La question du public, centrale quant à elle, est donc abordée pour l’essentiel au travers du discours sur elle que tiennent les acteurs sus-nommés.