Quelle « image » des conflits, les médias renvoient-ils aujourd’hui à la société contemporaine ? En quoi l’usage banalisé d’internet par les différents protagonistes des conflits est-il susceptible de constituer un enjeu stratégique croissant ?
Dans les conflits, les instances habituellement en présence - Etat / opposants à l’Etat, pouvoir / contre-pouvoir, dominants / dominés - doivent, aujourd’hui plus encore qu’hier, compter avec les médias. Même si l’importance des instances de presse dans la régulation médiatée de la violence conflictuelle n’est pas nouvelle, ce qui pose question c’est l’ampleur prise par ce phénomène, ainsi que l’intensification des rôles institués jusque là entre médias, opinion publique et acteurs d’un conflit. Le but de notre étude est de nous interroger sur la nature de cette place et son évolution avec, notamment, le développement d’internet. En dépit de freins techniques importants 7 , l’usage d’internet se généralise, de façon inégale cependant, selon les territoires, mais il devient surtout un élément essentiel des stratégies discursives des acteurs d’un conflit.
Partant de ce constat, nous devons nous poser les questions suivantes : pourquoi, comment et avec quelles retombées, ce jeu triangulaire – médias, opinion publique et acteurs d’un conflit - s’est renforcé au cours des deux dernières décennies et se réalise encore en ce moment-même ? En termes de techniques d’information et de communication, la guerre du Golfe et la généralisation de l’information en continu constituent un tournant incontestable dans la mesure où elles ont contribué à renouveler la « donne » médiatique.
Néanmoins, ces assertions sont à préciser et ces changements à nuancer : « la couverture médiatique de la guerre n’a en certains domaines, pas sensiblement progressé en termes d’informations de l’opinion, par rapport à la guerre de 1914-1918 8 ». En effet, les mécanismes médiatiques dans les situations conflictuelles n’ont guère évolué ; la persistance des campagnes de propagande et des moyens de censure classiques est prégnante dans les deux conflits ; ce sont l’intensification et le développement d’une information « subjective 9 » et technicienne à la fois qui sont nouveaux. Plus que les médias eux-mêmes, c’est le processus de représentation induit par eux qui sera la base de notre réflexion.
Cependant, la potentialité du réseau internet et son universalité peuvent modifier l’utilisation des médias comme instrument de propagande. Sans parler d’ « arme redoutable », il peut sembler légitime de penser qu’internet pourrait jouer un rôle de premier plan d’ici quelques années sur la scène des conflits internationaux, et sinon proposer un discours révolutionnaire - dans les deux sens du terme, du moins transformer notre accès aux conflits et donc la représentation que nous en avons. Internet, son hypertextualité et son interactivité, sans renouveler complètement l’information, nous conduit de plus en plus à participer activement – par un dispositif technique spécifique 10 - à la production de l’information, en tout cas à sa co-production. De même, notre accès aux conflits et aux belligérants est plus direct, contrairement au discours médiaté de la presse ; notre rapport à l’autre est différent, notre regard individuel et collectif est modifié. Néanmoins, cette entrée nouvelle dans les conflits procurée par internet ne doit pas nous faire oublier que l’information véhiculée par ce média 11 est potentiellement conditionnée par notre degré de connaissance (médiatée également) de la situation et par notre capacité critique.
La comparaison que nous ferons avec les discours de presse, même si les conditions de production ne sont pas les mêmes, nous amène à nous poser un certain nombre d’autres questions : quelles peuvent être les types de représentations supportés par internet ? Le discours proposé ne porte pas a priori l’empreinte de la censure et permet de parier sur l’alternative suivante : les sites internet des partis politiques constitueraient une forme d’amplification médiatique de l’événement ou ne produiraient pas autre chose qu’un redoublement du discours de presse traditionnel.
Nous nous interrogerons donc sur les caractéristiques de la relation tripartite médias, opinion publique et acteurs des conflits. Pour ce faire, nous avons choisi d’emprunter à Michel Wieviorka et Dominique Wolton le schéma qu’ils proposent dans Terrorisme à la une : « Aussi existe-t-il au moins deux triangles différents de relations. Le premier est constitué par les terroristes, les média et les victimes ; ici les médias sont proches de l’opinion publique qui s’identifie aux victimes. Le second est constitué par les terroristes, les médias et les pouvoirs publics : ici le public suit instinctivement le pouvoir, rendant parfois délicate la tâche de la presse. Loin d’être un acteur univoque, la presse est donc au cœur d’un jeu complexe de contradictions et d’ambiguïté 12 . »
Ce double triangle conceptuel pose les bases de notre recherche et nous permet de soutenir les fondements de notre problématique par cinq hypothèses ; il s’agira pour les trois premières de vérifier, pour les trois premières, la permanence de leur validité épistémologique.
I) L’évolution de la notion d’espace public est le corollaire d’une massification de l’opinion publique et de son élargissement. Le concept de masse est fondateur des logiques contemporaines de la production médiatique :
- la notion de masse est centrale et conditionne notre vision de la sphère publique et des moyens de communication qui s’y rapportent ;
- face à un espace public élargi mais parcellisé en de multiples micro-espaces publics, l’espace social s’est redéfini dans des logiques communautaires, et les moyens de communication moderne avec lui. Ce double phénomène a induit une donne inédite en matière d’information ;
- un nouveau partage des pouvoirs économiques, politiques et sociaux se joue dans la société contemporaine, ces pouvoirs agissent directement sur la production médiatique, ses contraintes de diffusion et son contexte de réception ;
le sujet de la communication s’est déplacé et avec lui les rapports de représentation. Le discours médiatique actuel serait donc composé à la fois de technicité et de subjectivité. Le traitement médiatique de l’événement pose le sujet comme élément central de sa réalisation. Avec internet, le sujet peut se poser à la fois en producteur de sa propre information et en lecteur de cette information. L’événement médiaté se déréalise dans cette méta-subjectivité interactive.
La nouveauté de ces hypothèses réside dans le fait que l’évolution technique des médias, internet inclus, recompose nos rapports à l’espace public, à la société, à l’individu et à l’information. Nous nous référons à internet et aux journaux quotidiens en ligne. Ces nouveaux instruments de diffusion de l’information renouvellent le territoire de notre accès à l’actualité.
II) En dépit de cette évolution de l’espace public et des moyens de communication, la notion de pouvoir reste centrale à l’acte de communication et au discours journalistique :
- le discours scientifique sur le sujet est unanime à reconnaître le jeu difficile des médias dans la société contemporaine. En leur sein, les enjeux symboliques, politiques et sociaux coexistent mais nous assistons à une hypertrophie des moyens de communication ;
- dans le cas des situations conflictuelles, les médias sont considérés comme acteurs du consensus social. Ils produisent un discours légitimant l’action de l’Etat dans la société civile et s’inscrivent ainsi sur la scène conflictuelle comme « le passage obligé où se rencontrent provisoirement, autour du spectacle de la violence, des acteurs un instant réunis 13 ».
III) Les médias sont l’enjeu de stratégies de pouvoir de la part des différents acteurs d’un conflit
- si l’assujettissement des médias en temps de crise correspond à une certaine réalité au nom de l’équilibre démocratique, il est erroné d’envisager le rôle de la presse par le seul biais de son instrumentalisation, par un Etat ou ses opposants ;
- les médias ont un rôle primordial de créateur de lien social, notamment dans le cadre des conflits ;
- depuis la guerre du Golfe, contrôler la production médiatique par une censure ouverte ne semble plus, dans le cas de crise extrême 14 , être sujet à polémiques. Le problème est ailleurs : il se situe dans le traitement nouveau de l’information du fait des NTIC ;
- dans les démocraties à économie libérale (hors temps de crise), la censure se situe, aujourd’hui, davantage du côté de la loi du marché. Nous rejoignons ici l’hypothèse sous-tendue par John Keane 15 dans Media and Democracy : libre marché et liberté de la presse ne sont pas interdépendants ;
- l’ambiguïté et la difficulté probable des opposants à un régime étatique à séduire une large opinion publique résideraient dans leur incapacité à considérer les médias autrement que comme instrument d’idéologisation et de propagande « traditionnelle » ;
- la notion de propagande est néanmoins inhérente à ces affirmations. La propagande n’est plus considérée aujourd’hui comme le seul fait des régimes autoritaires. La propagande des « démocraties modernes », comme la nomme Jacques Ellul 16 est une « réalité » nécessaire à l’équilibre démocratique. C’est le cas en Grande-Bretagne et en Israël qui sont des pays démocratiques ; néanmoins, nous verrons dans le développement de notre thèse que lorsque ces deux pays sont en situation de crise armée, la propagande revêt un aspect ouvertement autoritaire.
la redéfinition de l’espace propagandé 17 modifierait-elle le statut d’appareil idéologique d’Etat attribué aux médias par Louis Althusser 18 ? A cet égard, internet peut-il être considéré à moyen ou à long terme comme un appareil idéologique d’opposition à l’Etat ?
IV) L’écriture médiatique conflictuelle met en jeu des discours et donc des représentations collectives qui ont évolué avec la modernisation des moyens de communication dans les médias traditionnels.
- la multiplication des (micro) conflits dans le monde et leur couverture médiatique immédiate déconstruisent le territoire des oppositions traditionnelles (Est-Ouest) depuis la guerre froide. Nous assistons au retour du religieux comme symbole moderne dans un monde où la technologie et l’économie de marché dominent ;
- les attentats du 11 septembre 2001 ont largement accéléré cette déconstruction de l’axe Est-Ouest, déplaçant le problème d’une opposition fondée sur un « statu quo sur la base de rapports de force constitués par l’accumulation de part et d’autre d’hommes armés, de chars […] et de missiles balistiques 19 » à une opposition entre sociétés occidentales ou occidentalisées et terrorisme. Les discours politiques et médiatiques 20 après attentats du 11 septembre 2001 ont placé la religion comme axe central de division du monde, mobilisant des oppositions séculières. Nous faisons ici référence aux termes « guerre de religion », « croisade » qui sont apparus dans les discours médiatiques et politiques depuis le 11 septembre 2001.
- outre ce nouveau découpage géopolitique, les attentats du 11 septembre 2001 ont radicalisé les positions institutionnelles, politiques et médiatiques pour faire consensus contre le terrorisme. Dans le vocabulaire politique et médiatique, le terrorisme est devenu un terme générique, abolissant du coup les différences existant entre le terrorisme indépendantiste de l’ETA 21 ou de l’IRA, le terrorisme palestinien et enfin le terrorisme « al-quaïdien », assimilable à une guerre de croisés contre l’Occident. Il y a donc au lendemain du 11 septembre 2001, resserrement des représentations médiatiques autour d’une conception manichéenne du monde.
- on assiste alors à une hypertrophie des représentations symboliques et identitaires dans les discours médiatiques. Internet en faciliterait la production et la diffusion, s’adressant à une large audience et proposant de nouvelles formes de discours et d’accès à celui-ci.
V) La multiplication des sites internet constitue-t-elle un niveau de représentations symboliques supplémentaire ou ce nouveau média ne fait-il que reproduire un discours déjà existant ?
- internet ne semblerait pas faire preuve d’une grande originalité discursive en matière de représentations symboliques, c’est ce que nous analyserons ;
- l’originalité de ce média se jouerait davantage au niveau de la production du discours. La nouveauté d’internet serait donc à saisir au niveau du médium (l’ordinateur et les réseaux), des potentialités discursives formelles qu’il offre, de la mémoire discursive qu’il propose, et de l’absence de censure a priori dans sa production et dans sa réception. Avec le développement d’internet se pose également le problème des sources d’information ; cet aspect n’est pas à négliger dans la mesure où la presse écrite trouve dans ce média un nouveau lieu d’informations et de développement. Ces caractéristiques impliquent de penser différemment l’information, de la concevoir comme potentiellement vraie mais aussi comme potentiellement fausse. La véracité d’une information n’est plus la condition de sa diffusion. Avec internet, nous passons de la crédibilité de l’information à sa dicibilité technique et cela rejaillit sur les médias traditionnels, qui parfois désinforment plus qu’ils n’informent. C’est le cas de la diffusion par France 3, le 06 décembre 2006, d’images présentées comme étant celles de snipers américains visant puis abattants des miliciens talibans en Afghanistan. Rapidement, des internautes dénoncent la supercherie et prouvent que l’information diffusée est fausse. En effet, les images utilisées par France 3 étaient extraites d’un DVD d’un club de chasse du Wyoming. Les snipers n’étaient pas du tout des snipers, mais des chasseurs américains et les cibles des animaux ;
- la navigation hypertexte transforme notre réception du message dans la mesure où nous devenons « techniquement » co-créateurs (avec l’éditeur du site) de l’information ; elle nous invite à des parcours de lecture et donc de compréhension du contenu différents de ceux de la presse traditionnelle ;
- la spécificité d’internet tient également à la question de la temporalité de l’événement, différente des médias traditionnels. Celle-ci serait réduite par rapport aux autres médias, lorsqu’il s’agirait de traiter une information « à chaud ». Avec internet, en effet, les intermédiaires de la presse écrite ou audiovisuelle tomberaient, puisque le collecteur de l’information est à la fois le producteur et le diffuseur de celle-ci ;
- internet a donc un impact sur la représentation de l’événement et modifie les relations entre temps de l’événement et temps de l’information. Le paradoxe de la relation entre les deux tient au fait qu’avec internet le temps de l’information est à la fois un temps court et un temps long. Un temps court, car avec le média électronique se rétrécit donc la distance entre le moment de la réalisation de l’événement et sa représentation, du fait du support de consultation de l’information par le lecteur (un ordinateur ou un téléphone portable) et de la diminution d’intermédiaires dans la production puis la diffusion du discours médiaté. Un temps long, car les capacités de mémoire et d’archivages d’internet, et surtout la facilité de consultation des archives, modifient notre rapport à l’information et à sa temporalité ;
- l’universalité a priori d’internet remet en cause les « lois » traditionnelles de la propagande et de ses différents niveaux d’exercice : propagandes nationales, de partis ou de religions. Le territoire de sa diffusion s’élargit considérablement avec internet. Cependant, nous assisterions aujourd’hui à une forme de réinvestissement du nouveau média dans des logiques de propagandes ultra-classiques.
- comment donc se construit l’identité d’un parti avec ce média ? Les partis politiques engagés dans les conflits israélo-palestinien et nord-irlandais s’affranchissent-ils, sur internet, de la symbolique de l’événement médiaté par la presse ?
Accéder à internet implique de posséder ou en tout cas d’avoir accès à un ordinateur ou un téléphone portable, une connexion via un réseau de fournisseur d’accès à internet, et forcément l’électricité (quelque soit sa forme, branchement direct ou batterie).
Bertho-Lavenir Catherine, La démocratie et les médias au XXème siècle, Paris, Colin, 2000, p. 228.
Par subjectif, nous entendons une place accrue donnée au sujet de l’information par opposition à une information centrée sur le fait. Nous développerons cet aspect dans le chapitre 2 de la thèse.
Nous entendons par là : l’ordinateur, la souris, les logiciels de navigation, etc. Ces nouveaux outils nécessitent un certain nombre de compétences techniques à acquérir si nous voulons « activer » le mécanisme informationnel.
Nous précisons ici que nous considérons internet comme un média à part entière, aux côtés des médias traditionnels que sont donc la presse écrite et audiovisuel. Nous les distinguons cependant dans notre écriture : ainsi, lorsque nous écrivons « médias » nous faisons référence à la presse écrite et audiovisuelle.
Wieviorka Michel, Wolton Dominique, Terrorisme à la Une : média, terrorisme et démocratie, Paris, Gallimard, 1987, p. 243.
Wieviorka M., Wolton D., op.cit., p. 175.
Nous pensons ici aux attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, suivis d’une demande d’auto-censure forte adressée aux médias américains par Georges Bush, et acceptés unanimement par eux au lendemain des attentats.
Keane John, Media and Democracy, Londres, Polity Press, 1991.
Ellul Jacques, Propagandes, Paris, Economica, 1990.
J. Ellul dans son ouvrage Propagandes, parle de propagandiste, l’auteur de la propagande, et de propagandé, les « victimes » de celle-ci. Par « espace propagandé », nous entendons donc l’espace soumis à la propagande.
Nous revenons sur la notion d’appareils idéologiques d’Etat dans le chapitre 1 de la thèse.
Noyer Jean-Max (sous la direction de), Guerre et stratégies, Paris, Hermès, 2002, p. 85.
Pour une étude détaillée des discours médiatiques tenus au moment et après les attentats du 11 septembre 2001, nous renvoyons à l’ouvrage dirigé par Marc Lits, Du 11 septembre à la riposte, Louvain, De Boeck Université, 2004.
ETA est le sigle pour Euskadi Ta Askatasuna qui signifie en basque, « pays basque » et « liberté » ; l’ETA est une organisation terroriste séparatiste, militant pour la séparation du pays basque d’avec l’Espagne.