4–2 Le choix méthodologique 

- le principe : le modèle variant-invariant

Nous vérifierons la validité de nos hypothèses par une analyse comparative des discours proposés par la presse écrite quotidienne et des discours des partis politiques sur leur site internet, étude au cours de laquelle il s’agira d’« identifier les variations associées à des variations dans les conditions productives, repérer les différences de point de vue du fonctionnement discursif ; décrire ces différences sous la forme d’opérations discursives ; reconstituer, enfin, à partir de cette description, les règles appartenant à une ou plusieurs grammaires 29 »

La pertinence d’une analyse des discours médiatiques sur les conflits nord-irlandais et israélo-palestinien réside dans le fait que la seule manière de « rendre visibles ces invariants est de faire varier les conditions (de production) 30  ». Ainsi, nous pourrons déterminer « les écarts inter-discursifs 31  », c’est-à-dire en quoi, dans des conditions de production proches, un discours peut différer d’un autre et inversement. Dans ces analyses de corpus, nous trouverons les indicateurs qui viendront confirmer ou infirmer nos hypothèses.

Dans La sémiosis sociale, la sémiosis qu’évoque Eliseo Veron « ne peut avoir d’autre forme que celle d’un réseau de rapports entre le produit et sa production (…) : tissu de liens entre le discours et son ailleurs, entre le texte et ce qui n’est pas lui, entre la manipulation d’un ensemble signifiant pour y déceler les traces d’opérations, et les conditions de production de ces opérations 32 »Nous nous efforcerons de faire de ceci notre « credo » méthodologique.

le choix délibéré d’une « mauvaise méthode »

Pourquoi vouloir comparer deux objets qui ne sont pas vraiment comparables dans la mesure où la presse écrite et les sites internet ne produisent pas la même chose. Nous employons à dessein le terme « chose », car c’est bien dans l’indéfinition de ce mot-valise que se trouve la raison de notre choix. La chose, l’information traitée par la presse écrite, l’est sur un support aisément identifiable, le papier, la page unique, la titraille, la maquette linéaire et sans profondeur (pas de tabularité possible) ; la chose, l’information traitée sur un site internet, l’est sur un support divergeant selon la taille de l’outil de consultation (un ordinateur ou un téléphone cellulaire), le texte y est hypertexte, la page tabulaire et la parole multi-médiatée.

Le but de notre étude n’est pas de procéder à partir d’une base comparative équivalente, mais de partir de deux types de dispositifs très différents et d’envisager comment avec des outils aussi dissemblables nous trouvons sur internet des discours redondant à la presse écrite, dont la puissance symbolique est démultipliée du fait du multimédia. Nous faisons allusion ici à l’ambivalence du discours internet, démultiplicateur d’émotions par l’usage du multimédia (vidéo, chants, photos, etc.) mais également restrictif en matière de réception du message (barrière de la langue, de symboles religieux ou guerriers que le lecteur lambda ne possède pas forcément). Le multimédia et l’hypertexte prennent le pas sur le commentaire de l’actualité. Sur les sites internet des partis politiques, l’autoréférence et la négation de l’Autre sont la conséquence d’une subjectivité exacerbée.

La méthode comparative est donc mauvaise si l’on considère que seuls des objets semblables peuvent être comparés, mais elle devient pertinente lorsqu’on part de cette faille méthodologique pour construire une comparaison fondée sur la différence et sur la complémentarité potentielle de cette différence, qui est ici de trois ordre : l’usage, le dispositif et la forme du discours produit. Partant de là, ne cherchant pas a priori de similitude formelle, nous sommes libérés de toute contingence matérielle induite. Les discours de la presse écrite et des acteurs du conflit ne doivent cependant pas être appréhendés comme du texte nu, car ce sont précisément aussi ces spécificités matérielles qui changent non pas le discours produit mais plutôt son temps de production et de réception, sa méthode de production et la façon dont nous le recevons.

l’application : la position des regards sur les conflits

Une fois le principe d’une étude comparative posé et la méthode variant-invariant choisie, nous avons déterminé notre corpus d’étude et notre parti-pris de recherche. Il nous a semblé opportun de proposer un double regard sur les événements du corpus, interne et externe aux territoires concernés. Le lectorat s’internationalise et se démultiplie dans ses formes d’accès à l’information, notamment avec le développement d’internet. Et c’est là peut-être l’originalité de notre approche comparative : mettre en parallèle conflits nord-irlandais / israélo-palestinien par une symétrie de l’événement et médias nationaux / internationaux par une asymétrie de « l’œil médiatique ».

Le choix de la presse écrite française comme élément central de notre corpus se justifie alors, car elle se situe à l’extérieur de l’espace public des deux conflits. Elle constitue le socle de la comparaison que nous réalisons entre le conflit nord-irlandais et israélo-palestinien, et permet de porter un regard externe sur les deux conflits. Et c’est précisément ce point de vue, en quelque sorte extra-diégétique, qui permet une comparaison pertinente entre les représentations internes des événements conflictuels. C’est par ce regard central qui met en avant deux types de relations différentes que nous analyserons les représentations médiatiques : presse française / journaux et sites nord-irlandais, presse française / journaux et sites israélo-palestiniens, et enfin journaux et sites nord-irlandais / journaux et sites israélo-palestiniens.

La comparaison entre les deux conflits prend son sens avec un élément central stable, les représentations de la presse française. Par exemple, la question de la religion en Irlande du Nord est un élément saillant dans la désignation du conflit dans la presse française mais apparaît de façon très atténuée en Irlande du Nord où il est d’avantage question d’Unionistes opposés aux Républicains. Les termes Catholiques et Protestants servent davantage à différencier les deux communautés qu’à préciser le caractère religieux du conflit nord-irlandais.Il en va de même avec le conflit israélo-palestinien. Et ce sont précisément ces constatations qui font l’intérêt d’un élément stable dans notre comparaison.

la difficulté à réunir un corpus électronique cohérent

En dépit des barrières linguistiques évoquées précédemment, nous avons choisi un corpus international mais pas exhaustif. Et cette non-exhaustivité, encombrante au début de notre recherche, nous semble aujourd’hui entrer pleinement dans notre logique de travail. En effet, nous nous intéressons aux logiques d’acteurs mises en perspective dans les représentations médiatiques ; dans la mesure où la base de notre corpus de presse écrite est française, que nous vivons en France, notre position d’étude et d’observation se doit de respecter cet ancrage géographique, culturel et politique. Notre point de vue sur les conflits israélo-palestinien et nord-irlandais est celui d’un lecteur de médias qui ne parle ni ne lit l’hébreu ou l’arabe, qui sélectionne donc pour sa recherche des informations sur des critères subjectifs (sites bilingues, ou traduisibles par des traducteurs automatiques, presse anglophone et francophone). Ces biais rendent totalement pertinente notre recherche. Nous gardons cependant à l’esprit que nous ne réalisons pas dans cette thèse une étude sur la réception, mais il demeure évident que les médias (internet en tête) tiennent compte de ces imperfections perceptives. Notre propos est de nous arrêter aux logiques discursives de production, aux choix éditoriaux de ces médias qui, comme The Jerusalem Post par exemple, choisissent de publier en Anglais un quotidien puis en Français un hebdomadaire dans un pays dont la langue officielle est l’hébreu.

La comparaison croisée du corpus entre la France, la Grande-Bretagne, Israël et le Liban a donc été motivée par des choix méthodologiques impliquant la langue, l’accessibilité du corpus, l’espace public de la production médiatique et l’orientation éditoriale des quotidiens sélectionnés. En conclusion, ces biais linguistiques associés au principe de la symétrie et de l’asymétrie devraient nous permettre de mesurer de façon relativement fine le jeu médiatique dans les conflits étudiés.

La comparaison des discours internet des partis politiques israéliens et britanniques est-elle utile à notre problématique ? Oui, mais c’est un choix difficile. Difficile, car cela implique de comparer frontalement des stratégies discursives formelles très différentes : la langue est l’aporie principale de cette comparaison. Le sens de lecture (de droite à gauche pour l’hébreu) diffère, ce qui induit une spatialité différente de la page dans les sites israéliens. Par ailleurs, pour les sites qui sont disponibles en plusieurs langues, cela implique une rigidité formelle : le site Kadima par exemple est strictement identique visuellement en hébreu et en anglais. Enfin, la difficulté de la traduction pour les sites israéliens qui ne sont pas bilingues, ne nous offre pas un terrain d’analyse aisé. Il est donc évident que ces apories linguistiques ne nous permettent pas de produire un travail d’analyse d’une qualité égale entre les sites britanniques et les sites israéliens, et nous ne pouvons en l’état que le regretter.

Mais cet obstacle méthodologique est aussi une richesse en terme de représentations, car si nous nous sommes heurtés à ces difficultés, d’autres également y sont confrontés. Et ces freins à la consultation sont une sorte de méta-discours, dans la mesure où il est parfois aussi intéressant de produire une analyse sur les conditions de production du discours que sur le discours lui-même ; conditions qui sont elles-mêmes un discours sur le discours.

A cause des freins à l’accessibilité aux médias que nous venons d’énoncer, la comparaison la plus stable peut se faire sur le conflit nord-irlandais. Le corpus électronique israélo-palestinien devrait nous permettre d’analyser des éléments saillants de la violence conflictuelle mais dans une temporalité légèrement décalée par rapport au conflit nord-irlandais. En effet, au Proche-Orient, la période 2000-2005 correspond à l’épicentre du conflit alors qu’à cette même période, l’Irlande du Nord tend d’avantage à une résolution politique du conflit.

Notes
29.

Veron Eliseo, La sémiosis sociale, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 135.

30.

Ibid., p. 135.

31.

Veron Eliseo, op.cit , p. 135.

32.

Ibid., p. 136.