Nous allons notamment envisager dans notre étude les relations entre Etat, médias et pouvoir(s).Selon I Garcin-Marrou, « […] la confrontation entre l’Etat et les médias représente un paroxysme […] qui aura tendance à « éclipser » toutes les autres confrontations. […] même si cette confrontation révèle, en fait, une opposition entre, essentiellement, le pouvoir exécutif et les médias. Nous parlerons, cependant, plus volontiers de l’Etat : car cette dénomination plus abstraite nous permettra d’envisager des conceptions et des processus ayant à voir avec le fonctionnement général de la démocratie 6 . » La nature de notre sujet – les conflits armés – nous impose de centrer notre propos sur l’action de l’Etat essentiellement à travers le pouvoir exécutif, et sa capacité répressive à l’encontre des groupes armés. Nous empruntons par ailleurs le parti-pris terminologique de l’auteur, évoquant sous l’appellation Etat, l’action du pouvoir exécutif.
Dans son ouvrage Du mensonge à la violence, H. Arendt lie la notion de pouvoir à celle d’action et l’attribue dans la pratique à celui qui gouverne 7 . Elle y regroupe cinq notions qu’elle considère comme les moyens de domination de l’homme sur l’homme : le pouvoir, l’autorité, la puissance, la force et la violence. La définition qu’elle propose du pouvoir est intéressante, car elle l’associe à l’action collective ; il « correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle (…) (potestas in populo – s’il n’y a pas de peuple ou de groupe, il ne saurait y avoir de pouvoir) » 8 .
Cette définition renvoie aux démocraties anglaise et israélienne dans lesquelles le pouvoir est entre les mains du gouvernement du premier ministre et dans celui de l’assemblée parlementaire, démocratiquement désignée par le peuple.Il s’agit d’un pouvoir de représentation au sens politique.H. Arendt oppose la notion de pouvoir (issu d’un collectif) à celle de puissance (dont l’origine est individuelle). La violence se distinguerait notamment du pouvoir par son caractère instrumental et se manifesterait lorsque celui-ci est menacé. Nous reviendrons sur leurs rapports ultérieurement.
Elle rapproche en outre le pouvoir et la paix, en les qualifiant d’absolus : « Le pouvoir appartient à la même catégorie (que la paix) : on peut dire qu’il trouve en lui-même sa propre fin. (Certes, cela n’empêche pas les gouvernements d’avoir une certaine politique et de se servir de leur pouvoir en vue d’atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés. Mais la structure du pouvoir lui-même est antérieure à tous ces buts et leur survit, de sorte que, loin d’être un moyen en vue d’une fin, le pouvoir est en fait la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et d’agir en termes de fins et de moyens) 9 . » Le pouvoir serait donc transcendant à l’action du pouvoir exécutif, et par conséquent de l’Etat ; selon H. Arendt, il est la condition sine qua non, symbolique et atemporelle, de l’existence, réelle et temporelle, du gouvernement.
E. Balibar nuance la position d’H. Arendt en postulant, qu’aujourd’hui, les facteurs économiques de la mondialisation, « la perte de la souveraineté des Etats et leur assujettissement à des contraintes financières transnationales pulvérise la figure d’un pouvoir de l’Etat qui serait opposable à tous les autres et qui, pour ses sujets, serait pratiquement absolu 10 . »E. Balibar évoque un Etat contraint, dont le pouvoir serait entravé par des logiques externes, sur lesquelles il n’a pas de prises directes.
Les caractères de « légitimité » et de « justification » sont également des points centraux dans les relations entre Etat, acteurs politiques et médias et dans leurs représentations médiatiques. Selon H. Arendt, le pouvoir ne peut se passer de légitimité – fait initial du rassemblement d’un collectif – alors que la justification se situe plutôt au niveau de l’action en aval, donc, du pouvoir. Examinons ce postulat au regard du conflit israélo-palestinien ; ainsi, si la coercition exercée par l’armée israélienne à Jénine en avril 2002 est justifiable aux yeux de la population israélienne, c’est parce que le gouvernement mené par Ariel Sharon possède un pouvoir légitimé, entre autre, par les élections législatives. Néanmoins, au regard des réactions d’une partie de la population israélienne et de la mise en place de manifestations contre le gouvernement Sharon et pour la paix, la justification des actions répressives au nom de la sécurité engage la légitimité d’un gouvernement. Prenons un exemple plus récent avec le conflit israélo-libanais intervenu en juillet-août 2006 : « Le “ front ” israélo-libanais s'est brusquement embrasé, mercredi 12 juillet, après l'enlèvement par le Hezbollah de deux soldats israéliens dans la zone frontalière. Depuis, les échanges de tirs entre l'armée israélienne et la formation chiite libanaise ont pris une ampleur depuis longtemps inégalée. Aux premières heures de la journée du jeudi 13, l'aviation israélienne a étendu ses raids à la banlieue sud de Beyrouth, en bombardant les pistes de l'aéroport 11 . »Depuis la fin des hostilités entre Israël et le Liban en , Ehud Olmert doit faire face à une crise profonde de légitimité provoquée non seulement par la remise en cause du bien-fondé des opérations militaires de la part des parlementaires israéliens, mais aussi par la défiance de l’opinion publique israélienne à l’égard de son premier ministre. Il y a donc a posteriori un double rejet du pouvoir à travers l’action politique : l’absence de « reconnaissance » de l’action politique de sécurité met en équilibre la légitimité du gouvernement. C’est à ce double niveau (légitimité-justification) que se situe également la confrontation entre médias et Etat ; les médias jouent un rôle important dans la légitimation du pouvoir et la justification de la violence qu’il peut éventuellement produire.
Le postulat avancé par H. Arendt est cependant à amender. E. Balibar introduit une nuance de taille à la question de la justification de la répression (donc de l’action du gouvernement) au nom de la sécurité des citoyens. A la transcendance du pouvoir et de l’Etat, il renvoie celle de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui prône non pas la sécurité mais la sûreté du citoyen. E. Balibar postule que « la sécurité, c’est ce que devient la sûreté lorsque les citoyens la reçoivent de l’Etat 12 ». Ce point est important, car il replace l’Etat au centre de la société civile et non pas seulement le pouvoir, comme garant de la sûreté du citoyen. Si nous reprenons la terminologie d’E. Balibar, la sécurité est ordre public mais aussi protection sociale. Il ajoute que « la dérive sécuritaire commence dès que la sécurité est prise en charge par l’Etat. […] Il faut donc une correction permanente, et une lutte correspondante. 13 » Si nous appliquons cette grille d’analyse à la guerre israélo-libanaise de 2006, la réaction de protestation et de décrédibilisation d’E. Olmert peut se comprendre comme une réaction de la société civile contre une dérive du pouvoir sécuritaire. La société civile israélienne réagit au fait que la riposte du gouvernement Olmert est perçue par elle, comme une contre-violence à la violence provenant du Liban (du Hezbollah mais aussi de la société civile libanaise et des politiques amalgamées au Hezbollah comme groupe à risque), et non comme une contre-violence contre le Hezbollah seul (groupe armé, considéré comme groupe à risque). Il y a donc là, aux yeux de l’opinion publique israélienne, un problème de légitimité des opérations successives lancées par le gouvernement Olmert contre le Liban, puisque ces opérations ont touché des cibles civiles alors que l’effort de répression aurait dû être ciblé, dans la logique d’un contre-pouvoir défensif, au groupe armé agresseur.
Au regard des paragraphes précédents, l’Etat se présenterait comme une forme limitée et rationalisée du pouvoir. Notons que, parallèlement au pouvoir politique, coexistent également d’autres formes de pouvoirs, religieux (notamment au Proche-Orient mais également en Irlande du Nord) et économique, qui constituent la société. Ceux-ci seront évoqués ponctuellement dans notre thèse.
Garcin-Marrou I., Discours et Pratiques journalistiques en démocratie, op. cit., p. 55.
Arendt Hannah, Du mensonge à la violence, Paris, Pocket, 1994, p. 136.
Ibid., p. 144.
Arendt H., op.cit., p. 152.
Balibar Etienne, Droit de cité, Paris, Presses Univeritaires de France, 2002, p. 34.
Extrait de l’article « Après Gaza, le Liban : Israël en guerre sur deux fronts », Le Monde, 14/07/2006.
Balibar E., op.cit., p. 29.
Ibid., p. 29.