1–2 La relation pouvoir / Etat

La nécessité d’une mise au point sur la notion de pouvoir et sa relation à l’Etat ressort du constat précédent. Ce second terme mériterait que nous nous y arrêtions longuement mais nous préférons passer outre dans la mesure où ce travail a déjà été effectué de façon très complète par I. Garcin-Marrou dans sa thèse 14 . Nous avons jusqu’ici mentionné le terme de pouvoir au singulier par commodité ; I. Garcin-Marrou convoque à juste titre les trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire et les associe dans le titre d’une sous-partie « Etat, pouvoirs et Pouvoir ». Ces trois éléments « doivent être définis comme agents de l’existence sociétale 15  ». Nous nous intéresserons ici à l’action répressive de l’Etat, dont le pouvoir exécutif serait la manifestation concrète dans « le réel social », car celle-ci concerne directement les situations conflictuelles et le cas particulier du terrorisme : « (…) le pouvoir exécutif, avec les pouvoirs judiciaire et législatif, organise le cadre concret du fonctionnement d’une société démocratique. Mais le pouvoir exécutif est (…) ce par quoi l’Etat se manifeste et organise la gestion de cette société démocratique 16  ».Le pouvoir exécutif incarne la capacité d’action de l’Etat.

Le premier « se présente donc comme étant une entité fortement liée à l’Etat mais également ancrée dans le système politique. (…) L’Etat demeure donc bien l’agent de répression dans la société, mais ce statut ne confère pas pour autant la capacité d’action nécessaire à cette répression. Cette capacité d’action doit s’incarner dans des personnes physiques qui prennent des décisions légitimées par l’Etat 17 »

L’Etat se présente donc comme une notion complexe et équivoque ; selon I. Garcin-Marrou 18  :

il s’agit « d’une construction humaine relevant à la fois du politique, du sociétal et de l’historique », dont l’Etat serait « l’entremetteur » et « l’unificateur » à tour de rôle. (p.38-39) ;

l’Etat ajouterait à la complexité de son ontologie en étant à la fois « le “ maître” des pratiques de la vie sociale et le recours face à ces pratiques qui peuvent s’avérer oppressives.» (p.41) ;

enfin, la représentation que nous avons de la « réalité de l’Etat dans la société » vient du fait que « l’Etat est perçu (…) comme une entité à la fois présente et lointaine, puissante et entravée dans son action, autonome et soumise à des intérêts dominants. » (p.47-48).

La complexité de la notion d’Etat aurait donc à voir avec sa vocation à organiser la société ainsi que la représentation que nous avons de cette compétence. Il y a là une double  interaction : l’Etat serait pris entre l’Être – logiques d’acteurs politiques et sociaux - et le Paraître – la représentation médiatique notamment. L’articulation entre ces deux postulats dans la cadre des situations conflictuelles nous intéresse particulièrement.

Cette « complexité » est appuyée par le fait que, selon les pays, la notion d’Etat diffère politiquement et ne véhicule pas les mêmes représentations, notamment en termes d’actions répressives contre la violence terroriste. En effet, I. Garcin-Marrou souligne qu’entre la France et la Grande-Bretagne il existe deux traditions étatiques différentes qui « peuvent jouer dans les modes de réaction aux violences terroristes 19  » produits par ces nations, notamment dans le cadre du terrorisme indépendantiste. Il en va de même pour les cas de la Grande-Bretagne et d’Israël. Si les violences en Irlande du Nord et en Israël ont des motivations (lutter contre l’oppresseur et revendiquer la création d’un Etat dans un cas et le rattachement à un Etat existant dans l’autre cas) et des modes opératoires (l’attentat à la bombe) assez similaires, si les caractéristiques de la répression étatique anglaise et israélienne sont proches, la notion d’Etat est ontologiquement différente. Ainsi, au Royaume-Uni, Etat et Eglise sont distincts de facto et de jure, ce qui n’est pas le cas en Israël où la seule judaïcité suffit pour être citoyen israélien.

Que dire alors de la Palestine qui n’est pas un Etat déclaré mais une nation avec l’appareil législatif, exécutif et judicaire d’un Etat ? Il ne s’agit pas non plus de la qualifier d’Etat-Nation dans la mesure où, bien qu’une certaine homogénéité culturelle et linguistique existe, les frontières territoriales politiques sont extrêmement fluctuantes et n’ont pas aujourd’hui de légitimité unilatéralement reconnue. La Palestine est une nation, car elle réunit en son sein une communauté humaine – faite d’identités différentes - et politique se revendiquant d’un même territoire. Nous qualifierons donc d’Etat la Grande-Bretagne et Israël, et de nation la Palestine. Cette terminologie maintenant fixée, nous conclurons en notant que la vision des Etats israélien et britannique est celle d’une entité forte, armée et dotée d’un pouvoir exécutif agissant comme moteur de l’unité sociale face aux violences conflictuelle. La notion d’Etat se heurterait donc à une double complexité qui « se trouve (…) dans ce que peut être la notion d’Etat d’une société à une autre ; et cette complexité s’ajoute à celle qui existe dans une même société 20  ».

Cela étant, il s’agit à présent de mettre en parallèle les notions de pouvoir et d’Etat en Irlande du Nord et au Proche-Orient. La situation est là-aussi délicate car, comme nous le signalions précédemment, trois entités différentes sont à prendre en compte :

l’Ulster avec son parlement semi-autonome et la tutelle de l’Etat britannique,

l’Etat d’Israël,

et la nation palestinienne.

Dans les deux premiers cas, il s’agit d’un Etat démocratique composé des trois pouvoirs « classiques » : législatif, judiciaire et exécutif. Notons que le pouvoir exécutif agit en amont des deux autres dans la majorité des cas de l’action répressive : il est rare en effet que des lois soient votées et des mesures pénales prises en prévision de violences terroristes, bien que, en la matière, Israël soit partisan de cette politique préventive. Le pouvoir exécutif est donc celui qui organise et matérialise la réponse de l’Etat dans le cadre des situations conflictuelles ; nous nous intéresserons précisément à ce dernier, car c’est lui qui est mis en avant par les médias dans l’urgence de l’actualité conflictuelle. Cette médiatisation de la capacité de « réaction » de l’Etat est constitutive de l’autorité dont fait preuve celui-ci en temps de crise.

Notes
14.

Garcin-Marrou I., op.cit., p. 37-58.

15.

Ibid., p. 49.

16.

Ibid., p. 50.

17.

Ibid., p. 50.

18.

Ibid., p. 38 à 48 : nous renvoyons à la subdivision « La complexité de la notion d’Etat » pour le détail de chacun de ces niveaux. Afin d’éviter une litanie de « notes » en bas de page, nous mentionnerons exceptionnellement les pages de référence à la suite de la citation.

19.

Garcin-Marrou I., op.cit., p. 47-48.

20.

Ibid., p. 48.