1-4 Etat, pouvoir et violence

H. Arendt définit le pouvoir par rapport à la violence : « (…) nous dirons que le pouvoir, mais non la violence, est l’élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est par nature instrumentale 23 » Dans les conflits au Proche-Orient et en Irlande du Nord, c’est la légitimité de l’action du pouvoir qui est en jeu ; et ces tensions entre pouvoirs légitimes et illégitimes, violence et contre-violence, se jouent au travers de logiques étatiques et médiatiques. Nous verrons notamment dans quelle mesure l’utilisation d’internet par les entités belligérantes peut éventuellement modifier cette donne.

Si, comme l’écrit H. Arendt, « tous les théoriciens politiques (…) s’accordent à reconnaître que la violence n’est rien d’autre que la manifestation la plus évidente du pouvoir 24  », il nous semble plus évident aujourd’hui encore, parallèlement à cela, que la médiatisation de cette violence et l’hypertrophie des enjeux symboliques du fait d’une sur-médiatisation, sont au centre d’une lutte pour le plein exercice ou, dans certains cas, le gain du Pouvoir.

Violence et pouvoir selon H. Arendt « s’opposent par leur nature-même ; lorsque l’un des deux prédomine de façon absolue, l’autre est éliminé. La violence se manifeste lorsque le pouvoir est menacé 25  ». En matière de violence étatique, celle-ci intervient généralement lorsque l’équilibre démocratique est mis en péril ; mais elle est rarement première et constitue d’avantage une réponse à une provocation. La vision quasi-monopolistique de la violence d’Etat proposée par H. Arendt, induite par la suprématie de ses instruments coercitifs, est questionnée par le terrorisme palestinien et surtout des attentats du 11/09/2001. D’un côté ce sont des ceintures d’explosifs qui arrivent à déjouer la vigilance israélienne, de l’autre se sont de véritables avions-bombes qui se jouent de l’Etat américain.

La violence, telle que l’envisage H. Arendt, devient un instrument rationnel dans le sens où il est fondé sur la raison d’Etat, capable d’asseoir le pouvoir de l’Etat. Elle se différencie de la violence des autres acteurs politiques du fait qu’une des fonctions de l’Etat, conformément à la déclaration universelle des Droits de l’homme et du citoyen, est le maintien de l’ordre public. L’Etat a donc le droit d’user des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, pour le garantir. Nous opposons ce qu’Y. Michaud nomme la violence réglée 26 et institutionnalisée de l’Etat, véritable « puissance publique », à la violence désordonnée des mouvements terroristes. Ces deux types de violence sont à l’œuvre dans les conflits israélo-palestinien et nord-irlandais. Les discours du pouvoir sur la violence intéressent notre propos dans la mesure où ils définissent la position de la violence (celle des acteurs) dans l’espace public. La violence est mise en marge de la société et définie comme non-sociale. Dans le cadre des violences terroristes, cette tendance est renforcée par le discours des acteurs politiques et des médias internationaux. Si nous reprenons la classification proposée par Y. Michaud dans son ouvrage, l’Etat adopte quatre types de discours face à la violence :

  • le discours de l’ordre : la violence est un lieu assignable en marge de la société, mais néanmoins inclus dans celle-ci ; elle se réfugie dans la criminalité. La violence est une subversion, un dérèglement, un désordre contre lequel il faut lutter. Plus que l’événement violent lui-même, c’est le principe de la transgression qui est condamnable.
  • le discours de l’agressivité, ou conceptus ex-machina, dans lequel la violence est transcendante à l’humain. Celui-ci intéresse moins notre étude, nous ne développerons donc pas cet aspect du discours.
  • le discours du réalisme politique : H. Arendt place les relations entre pouvoir et violence sur ce plan, puisque la violence y est envisagée comme un moyen nécessaire et rationalisé utilisé à des fins précises.
  • le discours de la révolte : face à ce qu’Arendt nomme la « déréliction du politique 27  » s’installe un quatrième type de discours sur la violence, celui d’une violence « bonne » et salutaire contre une violence « mauvaise » endémique et incarnée dans le social.

Cette grille est totalement applicable aux conflits israélo-palestinien et nord-irlandais.Il ne s’agit pas de trouver des exemples ad hoc à chacun des types de discours mais d’envisager plutôt les logiques étatiques en matière de gestion de la violence, pratiquement et symboliquement. Nommer et assigner la violence à un ordre de discours, n’est-ce pas une manière, sinon de la réduire, de la maîtriser partiellement ?

Le gouvernement britannique, depuis les accords de paix de 1998 en Irlande du Nord, semble être dans la logique de ce qu’Y. Michaud nomme « l’économie de la violence ». Pour l’auteur, « concevoir le social comme “économie de la violence” c’est y voir un système de circulation de la violence qui la rend à la fois marginale et centrale dans le processus politique ; reconnaître qu’elle y intervient soit ouvertement soit sous des formes symboliques, dans la continuité, en relais ou en substitution d’autres moyens de contrôle qu’elle garantit en dernier lieu mais qui, aussi bien, en un autre sens, permettent éventuellement d’en faire l’économie 28 . ». Le terme « économie de la violence » désignerait donc la gestion de la violence dans la société et les conditions de son emploi ou de son économie en son sein.

La violence entre Unionistes et Républicains ne s’est pas arrêtée au lendemain du Good Friday Agreement : l’attentat d’Omagh, perpétré par une branche dissidente de l’IRA, survenu en août 1998 et faisant 29 morts et 220 blessés en est la preuve. La violence en Irlande du Nord est marginalisée (par le pouvoir et les médias anglais) mais demeure néanmoins dans le processus politique. Le social est contraint en premier lieu par une économie de la violence qui se joue à un triple niveau : idéologique, économique et administratif. Y. Michaud nomme ces trois échelons les dépendances d’utilité. Examinons chacun d’eux : idéologique, nous faisons référence à la théorie de Louis Althusser sur les appareils idéologiques d’Etat, à travers l’école (les écoles en Irlande du Nord sont confessionnelles, catholique ou protestante, peu encore acceptent les deux confessions 29 ), qui distillent une idéologie communautariste. Cette Idéologie sera relayée au travail et dans le cercle familial et hypertrophiée dans les médias partisans. Administratif et économique : le gouvernement britannique gère depuis 2002 la province d’Ulster, après avoir suspendu l’administration autonome de la province. Londres a néanmoins transféré en Mars 2007 à l'Assemblée irlandaise les pleins pouvoirs en matière d'administration, à l'exception de secteurs comme de la défense, de la police et de la fiscalité. Toutes les lois irlandaises devront recevoir l’approbation du parlement de Westminster, qui pourrait alors opposer son veto. Quant au rôle de Peter Hain, secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord, il a la responsabilité de représenter les intérêts de l’Irlande du Nord au Conseil des ministres britannique. Autrement dit, l’Irlande du Nord fait encore partie du Royaume-Uni dont le Parlement ne perd aucune de ses prérogatives, notamment celle d’adopter des lois concernant l’Irlande du Nord.

Y. Michaud distingue trois paliers à « l’économie de la violence » : le premier consiste en « contrôles doux des appareils idéologiques, administratifs et économiques 30  ». Nous reviendrons ultérieurement sur cet aspect. Le second est celui « de la forme symbolique de la menace répressive 31  ».Si nous prolongeons notre comparaison avec la situation nord-irlandaise, ce degré se manifeste avec plus ou moins de force dans l’omniprésence du gouvernement britannique dans la gestion de l’Irlande du Nord, et même si la majorité des troupes anglaises s’est retirée, la menace de sanctions économiques et politiques en cas d’écarts des Unionistes ou des Républicains est tangible. Ce second palier nous conduit directement au troisième, qui est celui de la coercition. En effet, nous passons de la menace à l’exécution de la sanction qui, dans certains cas, est l’action militaire ou policière. Le 9 septembre 2005, la capitale Belfast et d'autres villes voisines, ont été secouées par un soulèvement qui se prolongea pendant trois jours entre les forces de l'ordre britannique et des protestants extrémistes. Le bilan de ce soulèvement fut de soixante policiers blessés et une cinquantaine d'émeutiers arrêtés.

Le pouvoir de l’Etat reposerait donc sur ce que Y. Michaud nomme « la petite épicerie de la violence » et s’exprimerait par des « contrôles sociaux (qui) s’exercent par trois médiations : on peut inciter économiquement, persuader par l’influence, contraindre par le pouvoir 32  ». La contrainte s’applique à travers la violence (physique et symbolique). Ces logiques se resserrent lorsque des pics de violence apparaissent, notamment lors d’attentats. L’Etat doit réduire ce facteur de désordre public et, pour ce faire, met en avant une logique des moyens, laissant (provisoirement) de côté la question de la légitimité des fins.

Le discours sur la violence comme révolte concerne davantage les acteurs politiques ; il s’agit généralement d’une action violente contre la violence de l’Etat. Celle-ci nous intéresse car elle est à l’œuvre partiellement dans les conflits israélo-palestinien et nord-irlandais. Pourquoi partiellement ? Parce que les violences d’acteurs y sont un complexe mêlant économie de la violence et violence d’éclat. Il y a une sorte de routinisation du processus « attaques – représailles – cessez-le-feu ». La violence d’éclat pourrait être celle qui intervient après une période plus calme. Ce fut le cas de l’attentat d’Omagh en 1998, et ce fut également le cas d’un des derniers attentats palestinien dans un commerce d’Eilat survenu le 29 janvier 2007, après neuf mois d’accalmie. Le mode opératoire des attentats palestiniens, l’action kamikaze, le rendrait proche de cette violence d’éclat, « gratuite, et sans espoir, immédiate 33  ». L’attentat kamikaze serait un acte absolu : l’homme tue des personnes et se tue en même temps pour réparer ce qu’il estime être une injustice. Mais cet absolu cesserait, selon H. Arendt, au moment de sa rationalisation qui deviendrait « irrationnelle au moment même où elle est rationalisée 34  ». Dans le cas de l’attentat kamikaze palestinien, ce passage à la rationalisation de l’acte absolu se situerait à l’instant où il y a une médiation politique (récupération de l’attentat par un groupe armé, un parti politique ou l’Etat) et/ou médiatique, car, dès cet instant, l’événement est happé par des logiques d’acteurs qui dépassent la logique propre du kamikaze.

Enfin, et ce sera là la conclusion de cette subdivision, « la violence, instrumentale par sa nature-même, est rationnelle dans la mesure où elle atteint le but qu’elle s’était fixé et qui doit la justifier. Or, du fait que nous ne nous pouvons jamais prévoir avec certitude les conséquences finales de nos actes, la violence ne saurait être rationnelle que si elle se fixe des objectifs à très court terme 35  ». En ce sens, la violence « rationnelle » fonctionnerait donc sur les mêmes logiques temporelles que son traitement médiatique mais serait en porte-à-faux avec celles de l’action de l’Etat. En effet, les tensions existant entre médias et Etat viennent, entre autres, de temporalités différentes face à l’événement violent. Dans les situations conflictuelles mais pas seulement, la mémoire médiatique est souvent diminuée par des contraintes extérieures à l’événement représenté, telles que la présence ou non de correspondants locaux permanents susceptibles de suivre l’action de l’Etat sur plusieurs mois, ou la rentabilité de certains sujets en termes d’audience. La logique étatique est double : son action répressive peut être immédiate ; elle met alors en avant la capacité de réaction du pouvoir - les incursions de l’armée israélienne dans les territoires autonomes après un attentat en sont un exemple. Elle peut également intervenir sur le long terme – par exemple, l’infiltration de réseaux terroristes par les services secrets en Irlande du Nord ou en Israël-Palestine. L’action répressive de l’Etat, pour les raisons évoquées plus haut, serait donc plus ou moins rationalisée et rationalisable ; les médias joueraient un rôle important dans le relais de ces réactions étatiques et dans la temporalisation de leur représentation.

Yves Michaud résume ainsi le rapport entre violence et médias: « la violence a, dans ces conditions, partie liée avec sa figurabilité par les médias : on ne peut pas figurer ou diffuser n’importe quoi. Les formes de la violence se voient ainsi déterminées et classées a priori 36 »

Notes
23.

Arendt H., op.cit., p. 151.

24.

Ibid., p. 135.

25.

Ibid., p. 154.

26.

Cette violence est réglée en tant que son exercice est prévu par des textes législatifs, qui règlent l’action répressive de l’Etat.

27.

Michaud Y., Violence et politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 176.

28.

Michaud Y., op.cit., p. 157.

29.

Nous dessinons là une tendance générale. Il est néanmoins notable que depuis quelques années, des initiatives d’écoles bi-confessionnelles ou aconfessionnelles, dites intégrées (ouvertes à tous les enfants), ont vu le jour en Irlande du Nord. Le Monde a produit le 08/03/2007 un article sur le sujet, intitulé « En Irlande du Nord, des écoles jouent la carte de l’intégration »

30.

Ibid., p. 158.

31.

Michaud Y., op.cit;, p. 158.

32.

Ibid., p. 160.

33.

Ibid., p. 180.

34.

Arendt H., op.cit., p. 172-176.

35.

Michaud Y., op.cit., p. 179.

36.

Ibid., p. 81.