1–6 « La violence comme dilemme d’acteurs 40  »

Nous souhaitons préciser ici brièvement les logiques d’acteurs en situation de violence ; nous y reviendrons plus longuement dans la seconde partie de notre thèse. Dans les deux conflits, la violence répressive est envisagée par les médias comme une contre-violence de l’Etat, répondant à une violence contestataire. La violence de l’Etat n’y est jamais envisagée comme le primat de l’action ; les représentations – médiatiques notamment - assignent à l’Etat un rôle défensif. La violence terroriste palestinienne des Brigades Ezzedine Al Qassam 41 – rattachée au Hamas -ou des Brigades des Martyrs d’Al Aqsa – proche du Fatah, et le terrorisme de l’IRA sont toujours perçus par l’opinion publique et représentés par les médias, comme une provocation. Cet aspect est central dans la mesure où la légitimité de la réplique de l’Etat s’appuie, entre autres, sur la temporalité de l’événement violent.

Du côté de l’Etat, comme de celui des terroristes 42 et de certains acteurs politiques qui « revendiquent » le droit à la violence comme moyen ultime de lutte, l’acte violent pour être validé par tout ou partie de l’opinion publique, doit remplir deux conditions : l’efficacité de l’action et sa légitimité. Les « violences de haute intensité » (Braud) que sont les attentats fonctionnent comme des « messages politiques » (Braud) forts, adressés à l’adversaire mais également à son propre camp. Dans le premier cas, il y a une défiance avérée envers un ordre établi (l’Etat) et, de l’autre, il y a réaffirmation de l’identité du groupe terroriste auprès de l’opinion publique (favorable ou non à ces violences).Quels liens y a-t-il entre ces violences terroristes et les acteurs politiques ? P. Braud répond à cette question : « Si les nationalistes […] nord-irlandais peuvent exciper d’une réelle base politique, elle demeure insuffisante pour leur permettre d’atteindre leurs objectifs par le seul suffrage universel 43 » Sans appliquer totalement ce modèle au terrorisme palestinien, nous pouvons néanmoins constater que le Hamas, comme parti politique démocratiquement élu et comme producteur avéré de violence terroriste, reprend largement ce schéma dans son fonctionnement. En revanche, les logiques à l’œuvre au sein du Sinn Féin se sont radicalement inversées depuis les accords du Good Friday Agreement en 1998 et surtout depuis sa victoire devant le Social Democratic and Labour Party en 2003 et le désarmement de l’IRA en 2005. Le second parti politique d’Irlande du Nord, codétenteur avec le Democratic Ulter Party depuis mai 2007 du pouvoir exécutif, a acquis une légitimité et une force politique par les voix du suffrage qui l’oblige à tenir une posture radicale de refus de la violence terroriste contestataire, à l’égard des gouvernements britannique et irlandais mais aussi vis-à-vis de la population irlandaise catholique (Eire et Ulster).

Le dilemme auquel se trouvent confrontés les acteurs qui ont recours à la violence (offensive ou répressive) prend donc racine dans la question de l’efficience de ces violences. S’agit-il de faire plier durablement l’adversaire et de passer d’une position symbolique de faible à fort ? Ou est-ce davantage un moyen d’arriver à une fin plus politique, qui pourrait être « l’ouverture de négociations (avec) un adversaire (l’Etat d’Israël et le gouvernement britannique) déçu d’une lutte sans résultat sur le strict plan policier 44  » ? P. Braud illustre les conséquences de ce dilemme en prenant l’exemple de l’opinion publique israélienne. Lassée et « effrayée par l’insécurité latente », cette dernière se situe soit en faveur de négociations pour la paix avec « l’ennemi » - et de nombreuses manifestations pour la paix organisées depuis le début de la seconde Intifada l’attestent, soit elle fait consensus autour de son gouvernement et de sa politique de contre-violence. Le dilemme des acteurs rejaillit donc sur l’attitude de la société civile à leur égard, et sur l’opinion qu’elle se fait d’eux et de leurs actions.

Un autre point du dilemme des acteurs face à la violence tient à sa justification. Nous avons évoqué la position de l’Etat par rapport à cet aspect, mais comment se justifie la violence des acteurs politiques à l’égard du Pouvoir ?P. Braud convoque à juste titre le terme de « mobiles idéologiques » et d’arguments qui puisent leur efficacité dans un contexte culturel, idéologique et politique fortement ancré dans les mentalités. C’est le cas en Irlande du Nord et au Proche-Orient où les rivalités sont anciennes. Les attentats en Ulster et aujourd’hui encore en Palestine trouvent une justification, car une majorité de Catholiques nord-irlandais et de Palestiniens sont des « militants convaincus de la justesse de la cause et du bien-fondé des moyens employés 45  ». La « justification des attentats » en Palestine comme en Ulster est indissociable de ce postulat fin/moyen mentionné d’ailleurs par H. Arendt. Dès l’instant où les moyens politiques (négociations) s’avèrent plus efficaces que la violence, la violence terroriste perd sa légitimité aux yeux des acteurs politiques. Le Sinn Féin est le parfait exemple de cette évolution ; en effet, G. Adams adresse une lettre aux membres de l’IRA, publié sur le site du Sinn Féin le 06 avril 2005, qui pose justement l’alternative des armes et de la politique :

‘« Dans le passé j'ai défendu le droit d'IRA pour s'engager dans la lutte armée. J'ai agi ainsi parce qu'il n'y avait aucune alternative pour ceux qui ne plieraient pas l’échine, ou ne fermeraient pas les yeux sur l'oppression, ou pour ceux qui ont voulu une république nationale. Maintenant il y a une alternative. J’ai clairement exposé mon point de vue sur ce qu’est cette alternative. La voie du progrès réside dans la construction d'appuis politiques pour des objectifs républicains et démocratiques à travers l'Irlande, et dans le fait de gagner des appuis pour ces objectifs sur le plan international 46 . »’

P. Braud formule deux types d’arguments visant à légitimer l’usage de la violence : « celui qui préconise le droit de se défendre et celui qui admet son emploi au service d’une ‘cause juste’ 47 » L’action de l’Etat se situe plutôt dans la revendication d’un droit à l’auto-défense, alors que les Palestiniens comme les Républicains nord-irlandais se réclament des deux. Pour ces deux entités, il y a provocation avérée des gouvernements israélien et britannique, et la seule réponse envisageable pour ces militants est une contre–violence à une violence d’Etat, physique et symbolique. Dans ce cadre précis, l’IRA et le Hamas – à travers l’action des Brigades Ezzedine Al Qassam - présentent la violence comme un moyen de légitime défense contre un Etat oppresseur.Lorsque cette violence devient endémique et routinière, comme en Irlande du Nord et au Proche-Orient depuis le début de la seconde Intifada et qu’il devient difficile de déterminer qui a eu l’initiative des combats, la violence devient par ailleurs un matériau idéologique au service d’une « cause juste ». La violence devient plus universelle et se démodalise ; ainsi, la lutte des républicains contre les unionistes et le gouvernement anglais évolue vers une résistance contre l’oppresseur et pour l’indépendance d’un peuple. A ce moment précis, il y a un rapprochement idéologique des acteurs politiques qui se retrouvent dans ces schémas discursifs, rapprochant groupes armés et acteurs politiques : le Sinn Féin fait ainsi de nombreuses références dans son site à Nelson Mandela mais aussi à l’Apartheid. La lutte contre l’oppresseur produit des affinités identitaires et les acteurs politiques se définissent souvent à partir de la revendication d’un combat pour la liberté et l’indépendance. Cette position idéologique est étayée par des références aux grands héros ou aux grands combattants ; il n’est pas rare de retrouver dans les discours des républicains nord-irlandais des références aux Palestiniens, ou aux Basques, et vice et versa.

Par ailleurs, la violence est un instrument de négociation avec le pouvoir : même si celui-ci se défend de vouloir traiter avec les terroristes, force est de constater que l’arrêt des violences est un moyen d’action politique des acteurs contre l’Etat. Le Sinn Féin a pu largement infléchir la position britannique (et, par effet indirect, le gouvernement britannique celle des Unionistes) parce qu’il était présenté comme le bras politique de l’IRA, et donc, du fait de sa légitimité politique, le seul interlocuteur légitime aux yeux des gouvernements anglais et irlandais. Le Sinn Féin occupait donc une position intermédiaire entre les instances étatiques, les partis politiques unionistes et l’IRA.

En matière de gestion de la violence, les logiques d’acteurs sont fluctuantes et complexes. Le cycle pervers de la violence, provocations/répressions/mobilisations, est au centre des stratégies des différents acteurs. Les attentats terroristes, vecteurs forts de violence physique et symbolique, raccourcissent le temps de réaction de l’Etat et provoquent un resserrement des cadres d’interprétation et une radicalisation des discours d’altérité.

Ce développement sur les notions de pouvoir et d’Etat, et sur les logiques d’acteurs met donc en évidence la complexité des liens qui les unissent ; il laisse entrevoir que, du fait de la relation consubstantielle 48 entre Etat et pouvoir, se joue dans la stratégie de médiatisation des conflits en Irlande du Nord et au Proche-Orient autre chose que la seule instrumentalisation des médias par l’un ou l’autre camp. Les médias sont notamment contraints dans leurs discours par des logiques d’auto-responsabilisation face à l’événement violent, mais aussi par l’opinion publique et par le développement d’autres moyens de diffusion de l’information (internet par exemple). L’intensification du rôle des médias dans ces conflits consacrerait des rapports de confrontation non pas nouveaux mais répondant à une logique autre. Cette logique se réalise notamment au travers de stratégies de pouvoir au sein desquelles la propagande moderne tient une place à part entière.

Notes
40.

Braud Philippe, Violences politiques, Paris, Points, 2004. Le terme « acteurs » est pris ici dans son sens général, et inclut l’Etat et les acteurs politiques.

41.

Les Brigades Ezzedine Al Qassam sont le bras armé du Mouvement de la résistance islamique (Hamas).

42.

Nous employons ce terme pour qualifier les auteurs des violences perpétrées contre les sociétés civiles israélienne, nord-irlandaise et anglaise. L’attentat à la bombe ést le mode opératoire le plus fréquemment utilisé par les terroristes nord-irlandais ou palestiniens.

43.

Braud P., op.cit., p. 58.

44.

Braud P., op.cit., p. 60.

45.

Ibid., p. 64.

46.

Afin de différencier dans le texte de la thèse les citations en traduction des citations en langue originale, nous employons une police de caractères différente ( Calibri au lieu Times New Roman). « In the past I have defended the right of the IRA to engage in armed struggle. I did so because there was no alternative for those who would not bend the knee, or turn a blind eye to oppression, or for those who wanted a national republic. Now there is an alternative. I have clearly set out my view of what that alternative is. The way forward is by building political support for republican and democratic objectives across Ireland and by winning support for these goals internationally. »

47.

Braud P., op.cit., p. 71.

48.

Garcin-Marrou I., op.cit., p. 56 : « Ce qui fait ultimement, l’autonomie de l’Etat dans la société, c’est ce Pouvoir qui lui est consubstantiel et qui survit à ses changements de forme. »