2-1-1 La propagande : instrument d’idéologisation spécifique des régimes totalitaires ?

La propagande est « l’ensemble des stratégies d’information et de communication dont le but est d’influencer ceux à qui elles s’adressent 49  ». La finalité de la propagande est le pouvoir ; ce dernier en est aussi le moyen car sans pouvoir sur l’autre pas de pouvoir tout court. Le principe d’action de la propagande est l’inféodation de l’opinion publique. Le « viol des foules » pour reprendre l’expression de Sergeï Tchakhotine 50 met en avant la violence psychique qui est faite au public, même s’il convient de nuancer cet aspect. S’il est évident que des régimes extrêmes ont eu recours à la propagande pour « contraindre » ou plus exactement conduire les masses dans la direction choisie par le pouvoir et/ou le propagandiste, nous souhaitons nous éloigner un peu de la pensée qui agrège propagande et totalitarisme (ou régime dictatorial).

La propagande revêt des formes bien différentes et nous renvoyons à l’ouvrage de Jacques Ellul pour la description de chacune d’elles ; nous voulons ici la penser dans le contexte des conflits nord-irlandais et israélo-palestinien au regard de l’affirmation suivante : « Toute propagande moderne profite de la structure de masse mais exploite le sentiment d’auto-affirmation de l’individu 51 . »

Dans le dictionnaire encyclopédique des Sciences de l’information et de la communication, Bernard Lamizet et Ahmed Silem 52 définissent la propagande selon trois caractéristiques ; deux nous semblent applicables à l’ensemble des régimes démocratiques et, plus particulièrement, aux conflits qui nous préoccupent : le pragmatisme et l’opportunisme. La capacité de la propagande à mêler efficace de persuasion et adaptabilité à toutes les situations et techniques de communication nouvelles nous semble une évidence. Le cas d’internet est éloquent : depuis la seconde Intifada, les sites pro-israéliens ou pro-palestiniens fleurissent sur le réseau électronique ; de la radio à internet, en passant par la télévision, les techniques persuasives ont toujours eu un temps d’avance sur les méthodes répressives et sur la censure. C’est là d’ailleurs un problème nouveau posé par internet : car, s’il est assez aisé de réprimer par la force policière une manifestation, il est beaucoup plus délicat de réguler et de réglementer un système de diffusion dont les ramifications sont mondiales et le dispositif individuel 53 .

Les armes de la propagande sont la désinformation ou la surinformation et la rumeur ; par essence manichéenne dans la vision qu’elle propose du monde, elle s’adresse à la fois à l’individu et aux masses : « La propagande moderne est celle qui atteint des individus inclus dans une masse, et réciproquement qui vise une foule mais en tant qu’elle est composée d’individus 54 » La propagande s’inscrit dans une stratégie globale de conquête ou de maintien du pouvoir.

La logique de la propagande n’est pas seulement celle de l’orthodoxie, dont le but est avant tout de promouvoir une idéologie. La propagande fait passer d’un état de réflexion à celui de réflexe à travers l’action ; J. Ellul nomme cet état l’orthopraxie.La réflexologie pavlovienne, mentionnée par S. Tchakhotine dans son ouvrage, entretiendrait les oppositions identitaires présentes en Irlande du Nord et au Proche-Orient : il suffit pour s’en convaincre de visionner le reportage proposé par Canal Plus en février 2002 55 , mettant en scène plusieurs enfants israéliens et palestiniens.Cette émission produit un double niveau de propagande : d’une part, la mise en scène juxtapose les témoignages des enfants en les mettant, par l’artifice de la caméra, en face les uns des autres. Par ailleurs, le reportage souligne le conditionnement dès le plus jeune âge au discours politique dominant mais aussi au discours social de la famille, de l’école, au discours religieux 56 . La propagande est présentée comme étant celle des images à la télévision, des graffitis sur les murs, des journaux, des écoles, etc.

D’autre part, la réalisation du reportage de Canal Plus dévoile un second niveau de propagande qui « ne se nomme plus officiellement ; cependant, (qui) est bien présent(e), sous couvert d’euphémisme et d’ellipse 57  ». La stratégie éditoriale de cette émission vise ici à convaincre le téléspectateur que la propagande – qu’elle que soit la forme qu’elle prend – est fondamentalement négative, puisqu’elle entretient une situation endémique de violences et de haines. Le choix d’interviewer des enfants n’est pas innocent non plus si nous nous référons au fait que « deux milieux ont (…) de tous temps été particulièrement favorables à la pénétration propagandiste : l’armée et la jeunesse 58 ». Nous assistons donc, à travers ce reportage, à une double propagande : la seconde – en illustrant la position des démocraties occidentales sur la gestion du conflit israélo-palestinien - sert à dénoncer la première (celle de deux nations en crise) et à délimiter les territoires idéologiques entre « Eux » - le Proche-Orient - et «Nous » - la société occidentalisée.

Ces quelques lignes autour de la propagande nous permettent de nous demander si les nouvelles techniques de persuasion – voilées par la mercatique, par la communication politique, et favorisées par le développement des NTIC, sont par nature différentes de la propagande totalitaire dénoncée par H. Arendt dans Les origines du totalitarisme 59 .Un élément de réponse pourrait être dans le constat suivant : les sociétés occidentales produisent non pas une propagande unique et totalisante mais de multiples propagandes partielles et le danger serait, selon Francis Balle, le même à long terme: « Si l’ordre totalitaire se définit comme cette unanimité contrainte, les médias lui ouvrent la voie dans deux éventualités : lorsqu’ils cessent au nom du consensus, de représenter la diversité sociale, ou bien, à l’inverse, quand ils rêvent de multiplier indéfiniment des lieux de parole, prenant ainsi le risque de paralyser l’exercice du pouvoir légitime 60 » Mais définie ainsi, est-ce encore de la propagande ?

Par ailleurs, la multiplication des moyens de diffusion de l’information, l’étendue des audiences désormais touchées, les enjeux économiques et politiques structurant les démocraties sont autant de facteurs susceptibles de faire des NTIC, le terrain de prédilection des propagandistes. Néanmoins, étant donné l’accès aujourd’hui facilité et individualisé à ces NTIC, il est fort probable qu’elles constituent aussi un moyen efficace de contourner une propagande, exclusivement définie sur la notions de foule et d’action des masses.

Notes
49.

Lamizet Bernard, Silem Ahmed, Dictionnaire encyclopédique des Sciences de l’Information et de la Communication, Paris, Ellipses, 1997, p. 452.

50.

Tchakhotine Serge, Le viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard, 1992.

51.

Ellul Jacques, Propagandes, Paris, Economica, 1990, p. 20.

52.

« Dans son déploiement, trois caractéristiques récurrentes peuvent être relevées (…) Il s’agit de : - son pragmatisme, - son opportunisme, sa capacité d’adaptation, - son machiavélisme, son cynisme. », Lamizet B. et Silem A., op.cit., p. 453.

53.

Par cette affirmation, nous signifions qu’internet concerne à la fois l’infiniment grand puisqu’il touche à l’universel, et l’infiniment petit puisque nous sommes généralement seul devant notre écran d’ordinateur.

54.

Ellul J., op.cit., p. 18.

55.

Reportage réalisé par E.Z. Goldberg entre l’été 1997 et l’été 2000, « Israël-Palestine : paroles d’enfants », Canal Plus, février 2002.

56.

Nous faisons ici allusion aux Appareils Idéologiques d’Etat mentionnés par L. Althusser, notamment dans Sur la reproduction. Nous les évoquerons ultérieurement dans notre thèse.

57.

Lamizet B., Silem A., op.cit., p. 457.

58.

Ibid., p. 454.

59.

Le triptyque d’H. Arendt sur le totalitarisme se décline comme suit : Sur l’antisémitisme, Paris, Calman-Lévy, 1973, L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982 et enfin Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972.

60.

Balle Francis, Médias et sociétés, Paris, Editions Montchrestien, 1999, p. 751.