2–2–1 Deux termes antinomiques ?

J. Ellul ne pose pas ces deux termes de façon antinomique puisqu’il part du principe que la propagande « fournit à l’homme un système global d’explication du monde et des motifs immédiats d’action 78  ». La propagande engage donc à faire l’action ou à la regarder faire (qui ne dit mot consent) « une masse d’individus psychologiquement unifiés par des manipulations psychologiques et encadrés dans une organisation 79  ». La propagande moderne exploite ce que David Riesman 80 nomme la situation de « foule solitaire », del’individu qui agit avec et dans la masse mais aussi sans elle (lire le journal, écouter la radio pour reprendre les exemples cités par l’auteur, mais aussi naviguer sur internet) pour influencer l’individu au travers des moyens de communication susceptibles de toucher un large public. La propagande s’appuierait sur un paradoxe pour se développer : «celui du sentiment d’auto-affirmation de l’individu » dans la « structure de masse 81  ».

Par ailleurs, le mythe est central à la propagande, dans la mesure où il produit une posture séculaire chez celui qui se l’approprie, et implique des attitudes totalitaires ne supportant pas l’altérité. Cette nécessité du mythe comme vecteur et moteur de la propagande se retrouve dans les conflits israélo-palestinien et nord-irlandais : les idéologies participent largement du mythe et donc de la croyance, que l’on soit d’un côté ou de l’autre de la barrière. Les articles dans les quotidiens de ces pays, les émissions de radio et de télévision, et peut-être plus encore les sites internet – puisqu’ils semblent moins sensibles au contrôle étatique – diffusent les symboles d’une lutte idéologique et manipulent à l’envi les mythes de la paix et de la guerre.J. Ellul différencie d’ailleurs mythes et idéologies mais les rend chacun nécessaire au développement de la propagande. Il oppose ces deux termes en attribuant au mythe un caractère sacré, affectif, fournissant « à l’homme une image fondamentale de sa condition et du monde 82  » et déclenchant directement l’action. L’idéologie serait plus doctrinale et moins permanente que le mythe ; c’est « d’abord une organisation d’idées, et même irrationnelles, elles restent des idées 83  ».

Pour J. Ellul, le but de la propagande moderne est de porter le propagandé à l’action et non plus à la modification ou au renforcement de certaines idées. Une propagande active n’est réellement efficace que précédée de ce qu’il nomme la « sub-propagande » qui « a pour but de mobiliser les individus, (…) de les rendre mobiles, de les rendre mobilisables afin de les lancer le moment venu 84 » Le mythe et le réflexe conditionné sont les moyens de cette pré-propagande. Par réflexe conditionné, nous entendons des attitudes et des actes qui ne sont pas le fruit d’une réflexion mais d’une impulsion, qui peut sembler naturelle de prime abord mais qui est en fait conditionnée par un « apprentissage idéologique » antérieur. Ce sont par exemple les réactions de liesse populaire des Palestiniens décrite par les journaux au moment des attentats du 11 /09/2001 aux Etats-Unis ; ce sont des réflexes conditionnés et exprimés en masse. Car, lorsque certains médias occidentaux ont interviewé des Palestiniens après le 11/09/2001, certains se déclaraient au contraire consternés par les attentats survenus sur le sol américain. Ce sont aussi les discours, ouvertement altéricides, du Democratic Ulster Party 85 (DUP) sur internet, qui mobilisent chez ses partisans des instincts grégaires de conservation et de peur de l’autre.

La propagande n’invente pas, elle récupère le matériel existant en s’appuyant sur les mécanismes psychologiques, les opinions et les stéréotypes, les idéologies donc et enfin les besoins de la population visée. Il suffit pour s’en persuader de consulter certains sites des partis politiques ; ainsi, le DUP, pour ne citer que lui, prétend offrir « LA RÉPONSE » aux besoins de la « société moderne » qui se déclinent, en Europe notamment, depuis des décennies sous le triptyque travail, patrie, famille !

J. Ellul associe à la propagande un autre terme central : celui d’actualité. Ce dernier est primordial au regard des conflits israélo-palestinien et nord-irlandais, dans la mesure où sont en jeu deux temporalités : celle du mythe qui est profonde et lointaine, et celle de l’actualité, superficielle et proche. « Ainsi la propagande ne peut avoir de réalité solide, de puissance sur l’homme que par sa relation avec les courants fondamentaux, mais elle n’a de séduction, de capacité d’émotion que par sa référence avec l’actualité la plus fugace 86 »

Prenons l’exemple de l’Irlande du Nord : l’opposition entre les populations d’Irlande et d’Angleterre est presque millénaire 87 , pourquoi alors la propagande britannique et la contre-propagande nationaliste n’ont-elles jamais été aussi présentes que dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ? Parce que mythes et réalité se rejoignaient en un point quasi-concordant de l’actualité ; le mythe de l’indépendance de la population catholique nord-irlandaise n’a jamais été aussi proche de sa concrétisation dans l’imaginaire collectif républicains 88 qu’au moment où les violences entre catholiques et protestants se sont radicalisées et systématisées.

J. Ellul évoque également la force des mots, nous verrons dans la troisième partie de notre thèse que celle-ci est prépondérante : « c’est l’actualité qui fournit les mots activés, c’est l’actualité qui charge la plupart des mots de leur capacité explosive et affective 89 » L’actualité médiatique d’un mot fait sa force sémantique, c’est pourquoi hier, la seconde guerre mondiale produisait des « collaborateurs » - même si ce mot a encore une forte connotation historique – aujourd’hui, ce sont les « terroristes » et les « kamikazes » qui sont activés dans les discours médiatique et politique. Nul doute que les attentats du 11 septembre 2001 ont encore radicalisé dans les discours officielles et dans les médias, la terminologie du terrorisme puisqu’au-delà du sens, le champ sémantique du terrorisme semble s’ancrer dans une impasse géographique et religieuse : les Etats et les médias occidentaux liant le plus souvent terrorisme et Orient, terrorisme et Islam.

La lutte idéologique se situe donc autant au niveau des mots que des idées ; l’ancrage de ceux-ci dans l’actualité politique, et médiatique, renforce leur caractère symbolique et leur force émotive.La décision de l’Union Européenne de classer, fin décembre 2001, certains mouvements islamistes palestiniens comme « terroristes », s’opposant ainsi à toute forme de violence quelle que soit sa justification, est une preuve du phénomène décrit par J. Ellul. Le 15 janvier 2002, Josep Piqué, ministre espagnol des Affaires étrangères, défendait la position de l’Union Européenne dans un communiqué de l’Agence France Presse : « A la question, s’il considérait les opérations de l’armée israélienne (…) comme du terrorisme, M. Piqué a répliqué que l’Union Européenne avait condamné les différentes actions menées par l’armée israélienne durant les mois derniers 90 » L’actualité occasionne donc la production – ou le refus de la production - de certaines occurrences lexicales dans le discours politique et dans celui des médias. Ces dires et non-dires sont à eux-seuls des actes politiques et symboliques forts, que nous analyserons dans la troisième partie de notre thèse.

L’information est nécessaire à la réalisation de la propagande. La démocratie est a priori le lieu de la libre circulation des idées, de la liberté de parole et de la fluidité de l’information. Elle se fonde en tout cas sur la liberté d’expression. J. Ellul revient sur l’opposition « classique » entre une propagande passionnelle et non-rationnelle et une information rationnelle car factuelle. Ne nous trompons pas, la propagande est parfaitement rationnelle dans les objectifs qu’elle vise et les moyens qu’elle met en place pour parvenir à ses buts. J. Ellul, en évoquant une propagande passionnelle et non-rationnelle, se place du point de vue de ceux qui la reçoivent. Le vrai-faux charnier de Timisoara, l’interview « truquée » de Saddam Hussein par un journaliste français, les photos truquées du Daily Mirror 91 dévoilant des soldats anglais en train d’infliger sévices et humiliations à des prisonniers iraquiens, montrent qu’il s’agit de créer une situation irrationnelle, impliquante sur le plan émotionnel, grâce à des éléments rationnels et factuels – dans les cas présents, le traitement de l’actualité conflictuelle par un reportage d’images ou une interview. Les images du charnier yougoslave réactivent la tragique réalité de l’extermination du peuple juif durant la seconde guerre mondiale ; sont ici étroitement intriqués faits historiques, actualité et « pathos audiovisuel ».

Les médias et internet avec eux n’ont fait que développer la manipulation du factuel pour créer non plus seulement de l’irrationnel mais de « l’illusion et du rêve » – celui notamment d’« une paix sans partage»  au Proche-Orient ou en Irlande du Nord. Par l’expression « une paix sans partage », nous jouons de l’ambiguïté du mot partage, renvoyant à une paix absolue mais aussi au partage et à l’autonomie des territoires tant en Palestine qu’en Irlande du Nord. Nous faisons ici référence à la formule « la paix contre les territoires », leitmotiv des revendications au Proche-Orient. L’information est donc une condition essentielle de la propagande et les moyens de diffusion massive ont facilité l’information de la population, la rendant paradoxalement plus apte à « recevoir la propagande ». Les medias ont largement contribué à cette standardisation de l’information et ont permis au public de se croire « au-dessus de la propagande » car surinformé et donc libre de ses choix politiques et idéologiques.

Selon J. Ellul, « l’information donne à la propagande la base des faits sans laquelle rien ne serait possible, mais bien plus, c’est elle qui donne à la propagande l’occasion de s’exercer : car c’est l’information qui est créatrice des problèmes que va exploiter la propagande et auxquels elle prétendra apporter une solution 92 » Ce phénomène est flagrant lorsque nous examinons de près les situations en Irlande du Nord et au Proche-Orient : au cœur de la violence terroriste, les informations se multiplient et l’exhibition télévisée des victimes et des kamikazes est devenue courante. Les victimes des attentats kamikazes palestiniens et des représailles israéliennes sont montrés blessées, certaine fois gravement mutilées, ou mortes. Les morts sont parfois « préparés » pour l’objectif comme cela semble être le cas pour le bombardement de Cana afin d’hypertrophier l’émotion. D’autres fois encore, comme ce fut le cas dans Libération et dans Le Monde lors de l’attentat perpétré par un kamikaze palestinien à Eilat, la scène de l’attentat 93 est représenté par une vitre brisée et un sauveteur à l’arrière plan, comme si le vide (l’absence de cadavres montrés) traduisait le trop plein d’images violentes.

De la même manière, la ritualisation des enterrements en Palestine a été largement mise sur le devant de la scène au début de la seconde Intifada. Ces cérémonies seraient, selon nous, la continuation de l’acte terroriste palestinien : avant lui, la vidéo du kamikaze dédiée à ses proches, l’acte en lui-même – le sacrifice singulier au nom d’un collectif, et enfin la procession dans les rues : le kamikaze est récompensé par la « liesse » publique. Le sacrifice est doublement médiatisé : par la presse et par la célébration de l’acte par la population. Cet acte terroriste à « trois niveaux » ne procède pas de la même logique qu’en l’Irlande du Nord où, sauf accident, les membres des organisations paramilitaires 94 n’ont jamais explosé avec leur bombe. Le rapport avec la mort est très différent dans l’un et l’autre contexte : au Proche-Orient, les médias assignent à la représentation de l’acte terroristepalestinien, une signification essentiellement religieuse alors qu’en Irlande du Nord, il est traduit comme un acte beaucoup plus politique. Nous employons à dessein l’adverbe « essentiellement » car, selon nous, la revendication religieuse de ces kamikazes est extrêmement ambiguë dans lamesure où, le Coran comme la Bible condamnent le suicide. Ce paravent est le moteur de l’action individuelle mais cache des motivations éminemment politiques.Chaque camp exhibe donc – c’est le mot – ses victimes pour montrer l’inhumanité de l’autre.

Ces exemples montrent que la propagande, ouverte ou fermée, est une nécessité pour l’Etat propagandiste et pour l’individu. Elle donne à ce dernier le sentiment de participer activement aux décisions de l’Etat ; inversement, elle permet à l’Etat de justifier sa politique et donc de la légitimer aux yeux de l’opinion publique. C’est pourquoi propagande et démocratie ne sont pas antinomiques.

Notes
78.

Ibid., p. 22.

79.

Ibid., p. 75.

80.

Riesman Denis, La foule solitaire, Paris, Arthaud, 1971.

81.

Riesman Denis, op.cit ., p. 20.

82.

Ellul J., op.cit., p. 134.

83.

Ibid., p. 134.

84.

Ibid., p. 42.

85.

Le Democratic Unionist Party, avec à sa tête le révérend Paisley, a été l’un des plus farouches opposants à la partition de l’Irlande du Nord. Il a du aujourd’hui se résigner à partager le pouvoir avec les Républicains, mais son discours reste cependant assez hostile à cette partition.

86.

Ellul J., op.cit., p. 56.

87.

C’est en 1175 que débute la colonisation anglaise de l’Irlande.

88.

Nous utilisons à dessein l’expression « concrétisation dans l’imaginaire collectif » pour mieux faire entendre à nos lecteurs la proximité sémantique et symbolique de ces deux termes à ce moment de l’actualité nord-irlandaise.

89.

Ibid., p. 59.

90.

Dépêche Agence France Presse, « Piqué défend le classement des groupes islamistes palestiniens comme terroristes », mardi 15 janvier 2002

91.

La Une du Daily Mirror du 01/05/2004, affichant des photos truquées de prisonniers irakiens soumis à des mauvais traitements, a été largement commentée dans le monde politique et médiatique occidental. La BBC et The Guardian ont dénoncé la supercherie du Daily Mirrror.

92.

Ellul J., op.cit., p. 132.

93.

Voir annexe 7-1, p. 501.

94.

Par organisations paramilitaires, nous entendons les factions armées de l’IRA et de Ulster Volunteer Force, responsables de la majorité des attentats survenus.