4–2 Le sacré et le territoire

Dans l’événement politique que constitue la guerre, le statut de la terre ne serait pas le même en Irlande du Nord et au Proche-Orient. Nous souhaitons relier ici les notions de sacré et de territoire. Tout d’abord, le sacré ne peut se définir sans référer au profane ; ces deux termes n’ont d’existence que l’un en opposition à l’autre mais aussi l’un en relation avec l’autre. Selon E. Durkheim, « ils forment un cadre essentiel de la pensée, posé pour ainsi dire a priori. […] On peut dire aussi que dans la plupart des cas, les êtres et les choses sacrées sont ceux qui défendent et protègent les interdictions, tandis que les êtres et les choses profanes sont ceux qui sont soumis à ces interdictions et qui doivent n’entrer en contact avec les premiers que suivant des rites définis 108 . » Poser en termes dialectique, le sacré et le profane est très intéressant dans la mesure où, rapportée à la terre, cette définition permet de penser aussi le territoire comme élément profane. Appliquons cette exemple à l’Irlande du Nord : nous avons le territoire géographique (l’Irlande est une île de 450 km de long sur 300 km de large, et l’Ulster une des quatre provinces irlandaise) politique et économique qui relève donc du monde humain. Il y a le territoire administratif « qui est rejeté », celui qui fait de l’Ulster une partie du Royaume-Uni. Et enfin, il y a le territoire symbolique de l’Ulster qui est inviolable, protégé par les Républicains d’un côté et les Unionistes de l’autre.

Nous l’énoncions précédemment, les enjeux dans le conflit nord-irlandais peuvent s’inscrire dans une perspective historique, nous ne sommes pas dans une conflictualité transcendante à l’existence politique de l’homme et du territoire. La possession de la terre en Irlande du Nord est un enjeu politique et identitaire, dans lequel la religion n’a pas de lien transcendant à la terre. Les tensions dans le conflit israélo-palestinien se lisent dans une perspective politique et religieuse. La terre palestinienne est la fois réelle, symbolique et imaginaire ; les mythes de ces deux cultures religieuses (juive et musulmane) sont ancrés là. Cette triple dimension de la terre en Palestine est renforcée par le fait que la Palestine est une nation et non un Etat. On peut ainsi comprendre pourquoi la question symbolique de la terre ne pourra être ici résolue que par un acte profondément politique, celui de la reconnaissance de la nation palestinienne comme Etat.

Le caractère sacré de la terre ne se décline donc pas de la même manière mais il est très présent dans les deux conflits. En Irlande du Nord, cette sacralité du territoire peut être envisagée également par le biais de l’insularité : l’Irlande est une île, et la distance géographique avec l’Angleterre (encore une île) ajoute potentiellement à la distance politique. L’insularité définit une modalité particulière du rapport à la terre pour les républicains nord-irlandais que nous pouvons penser sous le registre « d’une île = une nation ». C’est d’ailleursainsi qu’ils définissent leur identité : une unité géographique et politique (et éventuellement confessionnelle rendue possible par la réunion des vingt-six comtés de l’Irlande et les six d’Ulster.

Cette autonomie et cette clôture du lieu sont revendiquées notamment à travers l’identité visuelle du Sinn Féin qui représente la carte de l’île d’Irlande frappée du sigle SF. De la même façon, sur la page d’accueil de son site, le SDLP affiche ostensiblement son parti-pris politique par une carte d’Irlande avec le slogan « North-South makes sense ».

La logique des deux partis unionistes est elle-aussi révélatrice des stratégies politiques et des revendications identitaires puisque les deux partis sur leur site internet signent leur identité visuelle des couleurs du drapeau anglais. L’UUP est le seul à reproduire la carte de l’Irlande du Nord, et non plus celle de l’Irlande unie.

Ces indices visuels montrent que les Protestants auraient un rapport beaucoup plus politique au territoire que les Républicains, qui construisent leur identité sur une terre d’Irlande réunie et non plus scindée en deux. C’est d’ailleurs le combat dont se réclament ces mêmes - Républicains : la pleine réalisation de leur identité passe par l’autonomie de l’Ulster et le rattachement à l’Irlande. La terre est pour eux un absolu et acquiert ainsi son caractère sacré.

Cependant, les sites des partis politiques israéliens n’affichent pas aussi ostensiblement la marque visuelle d’appartenance à un territoire. Dans le conflit proche-oriental, la terre acquiert un double statut, religieux et sacré, qui renvoie au mythe de la terre promise ; mythe que partagent Israéliens et Palestiniens.

Nous voyons ici que fixer la terminologie, religieux et sacré pour cette section, ou territoire et identité pour la précédente, est un travail nécessaire ; il permet de préciser des termes au sens ordinairement très flottant et de contextualiser ceux-ci à notre objet de recherche. Il apparaît également que donner du sens à un mot, définir une notion, arrêter un concept est un travail symbolique fort qui, dans le cadre particulier des représentations conflictuelles, devient un enjeu politique déterminant.

Notes
108.

Définition proposée par E. Durkheim dans Le Dictionnaire de la Philosophie, sous la direction d’André Lalande, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 937-938.