1-Les enjeux de la communication moderne

Nous débuterons notre réflexion en mettant en perspective les points de vue de Paul Baud et de Louis Quéré, qui confrontent dans leurs ouvrages respectifs, deux courants théoriques, la sociologie fonctionnaliste américaine des médias et l’Ecole de Francfort. Les deux auteurs comparent ainsi l’école américaine, attachée à quantifier et à qualifier les effets des médias sur la population, et l’épistémologie européenne, centrée davantage sur la compréhension globale des phénomènes culturels. Ces courants envisagent les médias à travers une société, qu’ils se représentent comme une entité systémique massifiée et uniformisée. Cette vision qu’ils ont, à leurs débuts, de la société et des publics, nous semble intéressante dans la mesure où elle a un lien étroit avec la littérature sur la propagande.

Revenant donc sur ces deux courants scientifiques, P. Baud et L. Quéré les critiquent pour l’absence de prise en compte de la nature symbolique de l’échange social, et l’absence de référence à l’idéologie et au pouvoir derrière les représentations médiatiques. P. Beaud pose la notion de médiacentrisme, inhérente à la sociologie des médias américaine, comme le « pré-requis d’une société consensuelle où comme l’écrivent Peterson, Jensen, et Rivers ‘ les systèmes de communication ont un double rôle : assurer le contrôle social et un changement social harmonieux 110  ».

Par ailleurs, L. Quéré reproche à la recherche américaine des années quarante-cinq, une «approche empiriste (qui) s’en tient à la structure de surface. (…) A l’intersubjectivité du rapport social, le modèle substitue un système de relations d’interdépendance fonctionnelle, quantifiables et formalisables entre éléments empiriques décomposés en variables 111 Il critique également la sémiologie structurale européenne qu’il considère cependant moins « naïve » que l’empirisme américain dans sa prise en compte de l’acte de communication ; il l’accuse néanmoins de rendre « impossible toute prise en compte de la dimension pragmatique ou générative du rapport social tel qu’il s’auto-institue dans le milieu de l’intersubjectivité linguistique. (…) Il se réduit au partage d’un instrument commun et d’un sens toujours déjà prévu par la convention 112  ».

Ce jugement pose question par ce qu’il sous-entend : une recherche sur la communication, en l’occurrence la représentation médiatique d’un événement, ne prendrait son sens plein que rapportée non seulement à la façon dont il est énoncé (le discours sur l’événement) mais aussi dans sa nature même (replacé dans son histoire collective, sujet d’une médiation ou d’une représentation symbolique. Pour L. Quéré, il y aurait donc deux niveaux dans l’énoncé d’un événement : le premier correspondrait au contenu prépositionnel et le second à « la relation interpersonnelle dans laquelle la signification du premier peut être comprise et acceptée 113  ».

Cette remarque de l’auteur nous conduit à envisager un autre élément fondateur de sa réflexion : la notion de tiers symbolisant. Celui-ci est sous-jacent à l’acte de communication. Le tiers symbolisant est ce qui relève de la mise en mots et donc de la mise en sens dans l’espace public. Il correspond par conséquent à la constitution du champ symbolique de la communication et est donc primordial à tout échange. L’interaction sociale le met en jeu ; L. Quéré le définit comme une position de référence pour les interlocuteurs, « le pôle extérieur d’un neutre, qui, n’étant ni (pour) l’un, ni (pour) l’autre, […] les conjoint dans leur différence. Le neutre qui fonde la communication n’est pas un donné mais un construit. Il procède d’une élaboration collective permanente (non imputable à des agents déterminés) des conditions de mise en forme du rapport social 114  ». Trois points nous semble essentiels dans la définition du tiers symbolisant : il s’agit d’un construit, il est un processus d’objectivation, une altérité qui permet la communication entre les sujets sociaux, et enfin les agents de son élaboration ne sont pas déterminés. Or, aujourd’hui, la tendance de la société contemporaine est de faire du tiers symbolisant, un « neutre » élaboré uniquement par les médias : c’est un des effets pervers du médiacentrisme. Il a pour conséquence de déséquilibrer les rapports sociaux qui ne semblent pouvoir s’objectiver que par l’intermédiaire des médias.Nous verrons dans la troisième partie de notre thèse en quoi cela joue sur les représentations des acteurs politiques dans les conflits.Louis Quéré déclare ainsi qu’« un conflit n’existe pas sans représentation de lui-même, sans discours sur lui-même 115 . »

Notes
110.

Beaud P., op.cit., p. 135.

111.

Quéré Louis, Des miroirs équivoques, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p. 18.

112.

Ibid., p. 21.

113.

Ibid., p. 30.

114.

Ibid. p. 33.

115.

Quéré L., Les miroirs équivoques, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p. 116.