1-1 La société de connivence

La communication de masse s’est développée dès l’instant où « un pouvoir s’est approprié les moyens matériels et symboliques de communiquer, a tenté par là-même d’édicter les catégories de la réception, de la perception : les moyens de communication de masse (…) font aussi partie de l’ensemble de ces appareils que tout pouvoir socialise, par la contrainte ou la persuasion 116 »

Les propos de P. Beaud renvoient aux enjeux des médias comme moyen de diffusion du pouvoir et du contre-pouvoir, et comme lieu de redéfinition des rapports sociaux. Dans sa tentative de replacer la problématique de la communication dans l’évolution générale des rapports sociaux, P. Beaud insiste sur le fait qu’étudier les médias, requiert une connaissance des sociétés danslesquelles ils opèrent. Les médias occupent une fonction d’organisation rhétorique des représentations et, avec elles, du discours consensuel « de » et « sur » la classe dominante. La théorie de l’agenda setting trouve pleinement sa place ici : ce sont les médias qui contribuent à fixer des cadres de références – ce à quoi il faut penser ; en dehors de ceux-ci, tout discours est jugé sinon illégitime, du moins inintelligible pour le public. G. Derville s’interroge au sujet de l’agenda setting sur la relation d’interdépendance entre médias et opinion publique : « est-ce le public qui incite les médias à traiter certains problèmes en réponse à la demande, ou est-ce les médias qui jouent un rôle de vigie en attirant l’attention du public sur ces thèmes 117 ? » Faut-il conclure à l’influence mutuelle des préoccupations du public et des médias ? Nous ne le pensons pas dans la mesure où médias et opinion publique ne sont pas toujours en symbiose quant au traitement de l’actualité, les premiers devant répondre à des contraintes (financière, politique et idéologique) que les seconds n’ont pas.

Selon P. Beaud, les médias, « tribunal des mots et des idées, (…) n’instruisent que des procès de connivence, pas des procès de rupture, sous peine de scandale » 118 . Cette assertion questionne notre problématique dans la mesure où elle sous-tend la thèse des médias comme porte-paroles du pouvoir, comme «dynamique de la légitimation sociale» 119 des discours dominants. Le jeu des représentations induit par les médias n’est qu’une partie de la mécanique complexe des enjeux des rapports sociaux et de lutte pour le pouvoir.

De ces procès de connivence entre les médias et la société, P. Beaud déduit une nouvelle forme d’information qu’il explicite ainsi : il existe deux grands types de faits, ceux qui dépendent de la politique et l’économie, et les faits de société. La part croissante des derniers dans les magazines et les quotidiens illustre bien la tendance actuelle à se replier sur la privatisation de l’espace public, sur l’information dite « intimiste ». Par ailleurs, l’information ne doit plus se contenter de montrer mais doit expliquer pour être entendue (aux deux sens du terme). Le journaliste joue un rôle essentiel dans la diffusion du savoir « sur » et possède, selon P. Beaud, une rationalité qui échappe à l’économique et au politique.

La prétention des médias à se considérer comme un quatrième pouvoir, les fait entrer de plain-pied dans des logiques de consensus et de dissensus, de luttes internes et d’enjeux idéologiques forts. Néanmoins, ils ne peuvent accéder à ces différentes logiques au même titre que les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, dans la mesure où ils n’ont pas été mandatés par la société civile pour exercer ce pouvoir.

P. Beaud définit ainsi la place des médias dans la société contemporaine : « l es média sont aujourd’hui, comme hier l’école, l’un des lieux essentiels où le pouvoir social se concrétise, par la parole, par le symbole, sa propre définition du social, qu’il explicite : par leur intermédiaire, la connaissance que la société se donne d’elle-même, la représentation lui revient et devient partie de sa réalité, elle contribue à la transformer 120 .» Nous retrouvons ici esquissée la théorie de L. Althusser sur les Appareils Idéologiques d’Etat que sont l’Ecole, l’Information, et la façon dont l’idéologie produite par ces entités constitue le ciment de la société.

Nous verrons ultérieurement, en mettant en parallèle les conceptions de P. Beaud et L. Quéré sur le rôle des médias dans la société et leurs rapports avec le discours dominant, en quoi ces deux thèses se recoupent et divergent à la fois.

Notes
116.

Beaud P., op.cit., p. 148.

117.

Derville Grégory, Le pouvoir des médias, Grenoble, Presses Universitaire de Grenoble, 1997, p. 64.

118.

Beaud P., op.cit., p. 292.

119.

Ibid. , p. 292.

120.

Baud P., op.cit., p. 333.