1-2-1 L’information moderne : entre technicité et subjectivité

P. Beaud, dans son ouvrage, cite Régis Debray, constatant, dans la deuxième moitié du XXème siècle, « l’apparition, dans la sphère publique, d’une couche intellectuelle nouvelle, […] à laquelle appartiennent les journalistes et tous ceux qui leurs manifestent leur entrée dans cette sphère publique par ce fait, entre bien d’autres, que les médias sont aujourd’hui pour eux, selon ses termes, appareil idéologique dominant 121 » Plus que la critique faite ensuite par P. Beaud sur la pertinence du propos de R. Debray, c’est la façon dont sont ici pensés les médias qui nous intéressent. Dans les représentations de la société contemporaine, les médias sont devenus un élément central et centralisateur, sujet à toutes les convoitises de la part des pouvoirs politique, économique et culturel.

Selon L. Quéré, les médias assurent la gestion du tiers symbolisant, entité propre à une société historique. Leur travail serait pour une part d’ordre social, dans la mesure où la lecture d’un quotidien, la navigation sur internet (puisque ce sont nos supports d’étude) sont toujours plus ou moins le fruit d’une médiation entre un singulier – l’individu, qui est en train de lire un article, de consulter une page web, ou de dialoguer dans un forum – et un collectif – l’individu a aussi une lecture de l’événement en référence à des construits sociaux dépendant de ses logiques d’appartenance collective.

Le propre des médias est à la fois d’être une représentation (une sémiotisation) et une médiation (un choix politique singulier - collectif). C’est ce phénomène qu’Andréa Semprini explique dans son ouvrage Analyser la communication 122 , à travers la trichotomie monde réel-monde textuel-monde possible.Il s’inspire d’ailleurs de la théorie que développe Umberto Eco dans Lector in Fabula 123  ;A. Semprini divisele monde médiatique en trois catégories, le monde réel, le monde monde possible et le monde textuel. Selon A. Semprini, le sujet singulier (le lecteur-télespectateur) s’approprierait l’information (monde réel) diffusée par les médias (monde textuel) en fonction de sa propre expérience et construirait sa vérité de l’événement (monde possible du lecteur). La notion de vérité telle qu’elle est ici envisagée par A. Semprini n’est pas opposée à la réalité ; elle peut se comprendre comme la représentation d’une réalité perçue par le lecteur à partir d’un certain nombre de médiation (celle de son environnent socio-culturel, celle des journaux qu’il lit, etc.) Le processus de lecture d’un quotidien impliquerait donc le sujet dans sa singularité et pas seulement dans son indistinction collective (l’opinion publique). Nous verrons dans le sous-chapitre suivant que cet aspect est accentué avec internet, dispositif qui s’avère à la fois support et co-producteur du message.

Pour L. Quéré, la communication serait productrice de lien social, lorsqu’elle mettrait en jeu une logique d’équivalence entre les sujets ; pour qu’il y ait compréhension réciproque entre ceux-ci, la médiation d’un tiers symbolisant serait nécessaire. Le tiers symbolisant serait générateur de « la symbolique à l’aide de laquelle les sujets sociaux trouvent accès au réel, construisent leur identité et leur communauté 124  ».Mais cela n’est possible que s’il y a une distanciation de la société par rapport à elle-même ; identiquement, la mise en scène du pouvoir procèderait d’un principe d’altérité. En d’autres termes, le réel représenté ne serait jamais vraiment le réel « de référence », dans la mesure où se joue dans sa représentation une symbolique de l’identité et du lien social.

Selon l’auteur, cette thèse met en avant le rôle primordial des médias dans la gestion des représentations symboliques : « La croyance est désormais liée à la vision qu’organisent les média. Alors que la transcendance des idées conduisait à croire ce qui était inaccessible, la fiction propre à la simulation localise le croire dans le voir et identifie ce qui doit être cru à ce qui doit être 125 . » La pléthore d’images dont nous sommes nourris, notamment sur le conflit israélo-palestinien, illustre ce phénomène. Plus formellement et plus généralement, les journaux eux-mêmes – Le Monde y compris – s’ouvrent très largement aux photos ; l’exemple de la couverture médiatique au début de la seconde Intifada est révélateur.

L. Quéré souligne là une étape essentielle dans la construction de l’actualité médiatique. Si nous reprenons le schéma communicationnel défini par A. Semprini, l’important, aujourd’hui, n’est plus tellement de montrer la réalité mais une vérité qui nous rende l’événement proche, sans distanciation aucune. Nous sommes dans la présentification du réel (rendre présent), devenue possible par la présentation de la mort en direct à la télévision ou sur internet. Il y a là une sorte d’immédiateté dans la façon dont le réel surgit dans le monde du téléspectateur ; la soudaineté et le caractère dramatique de l’événement abolissent pour partie la distance de la médiation. Les exemples dans l’actualité conflictuelle sont nombreux. Ainsi, en mai 2002, La Cinquième diffusait « Chansons contre l’empire 126  », un reportage sur un attentat survenu à l’occasion de l’enterrement de membres de l’IRA, tués en 1979 à Gibraltar. Des caméras étant présentes pour filmer la cérémonie, le téléspectateur pouvait assister en direct à l’attentat commis par un partisan du camp unioniste. L’auteur du crime s’était infiltré parmi la foule et avait alors lancé plusieurs grenades, causant la mort de plusieurs personnes.  La diffusion par les chaînes françaises du lynchage en direct de deux soldats réservistes israéliens (12/10/2000) ou celle de la mort du jeune Mohamed dans les bras de son père (30/09/2000), au début de la seconde Intifada, participe de la même logique médiatique.

Selon nous, la diffusion sur internet d’une vidéo montrant la décapatition en direct d’un otage américain en Irak en septembre 2004 ne participe pas de la même logique. L’éxécution publique est un rituel ancestral ; elle est une représentation (une spectacularisation) de la mort plus encore qu’une présentatification de celle-ci. Ces images sont un acte de communication à part entière, comme peut d’ailleurs l’être un attentat, mais le mode de communication n’est pas le même.

L. Quéré constate un changement du statut de l’information dans le sens d’un élargissement et d’une légitimité nouvelle, liés à la connaissance d’une société dominée par la technologie. L’exigence de la performance inhérente à la société contemporaine renverrait à une communication insensée d’où l’échange symbolique serait exclu.

Plus généralement, le discours social ne proposerait plus un message pédagogique et normatif générateur de règles, mais de l’information et de la connaissance. J. Habermas résume cela en écrivant qu’« il (le nouveau discours social) met en œuvre la technique et la science comme idéologie 127 . » Cela reviendrait à dire que le tiers symbolisant perdrait de sa nature sensée (productrice de sens) au profit d’une médiation exclusivement technique, et remettrait en cause les repères symboliques de l’identité et du lien social constitutifs du statut du sujet.

L. Quéré constate un changement du statut de l’information, vers un élargissement et une légitimité nouvelle liés à la connaissance d’une société dominée par la technologie. L’exigence de la performance inhérente à la société contemporaine renverrait à une communication insensée, dans laquelle l’échange social serait exclu.

Notes
121.

Baud P., op.cit.., p. 298.

122.

Semprini Andréa, Analyser la communication, Paris, L’Harmattan, 1996.

123.

Eco Umberto, Lector in Fabula, Paris, Le Livre de Poche, 1989. Selon U. Eco le monde narratif se divise en en monde textuel actuel (MTA) et monde textuel représenté (MTR), et se distingue du monde actuel (MA).

124.

Quéré L., op.cit., p. 84.

125.

Ibid. p.105

126.

« Chansons contre l’empire », La Cinquième, Mai 2002.

127.

Quéré L., op.cit., p. 107.