Ces mutations du discours social entraînent une évolution du statut du sujet. L. Quéré lui reconnaît trois phases de développement : la première est celle du sujet frontal, issu des sociétés pré-capitalistes, pour lequel les signes renvoyaient à une transcendance.
Le sujet focal, àl’inverse du précédent sujet, voit le sens s’intérioriser en lui. Lié à l’avènement de la société bourgeoise, il se construit selon deux phénomènes : il se centre sur lui-même et se sépare du monde qui l’entoure en une dichotomie sujet/objet. Le sujet devient réflexif : « un espace perspectif en résulte. Le ‘je’ en est le foyer 128 ». Une communication en miroir du sujet avec lui-même s’établit alors.
Le troisième moment de l’évolution du sujet correspond à l’affaiblissement de la distinction et de la correspondance entre sujet et objet, et intervient avec l’avènement du capitalisme libéral : « Ainsi est introduit le paramètre de la perception subjective, dont l’expression se substitue à la représentation de l’objet lui-même. (…) Les signes ne sont plus convertibles en réalité ; ils n’ont plus ni référent ni signification 129 .» Il s’agit du sujet opératif. L’objet est mis de côté ; référent et signification sont absents des signes. Transposé à l’art, ce phénomène se retrouve notamment dans le cubisme analytique ; cette phase, la seconde du mouvement cubiste, déconstruit le processus perceptif, privilégie la conception au détriment de l’imitation, il n’y a plus d’objet mais des fragments d’objets. Plus récemment, le langage informatique, peut être aussi considéré comme une suite de signes insensés. L. Quéré ne voit pas là la disparition totale du sujet ; mais, selon lui, « il se définit davantage par son pouvoir d’engendrement et de production que par sa capacité de réflexion et d’interprétation 130 ». Ce phénomène se traduit par une altérité sociale qui « cesse d’être symbolique ; elle devient de plus en plus scientifique et technique 131 ».
Ce constat intéresse notre propos car il suppose une évolution de la structure symbolique de la société, et surtout il l’explicite. Dans cette perspective, l’acte de communication ne se réduit pas à un échange d’information réciproque entre émetteur et récepteur, avec des effets quasiment pré-déterminables et forcément quantifiables, comme l’envisage la pensée postiviste. Il appartient à un système complexe et instituant dans lequel communication, identité et action sociale sont interdépendantes. Selon L. Quéré, « un système socioculturel se définit par le mode de communication qui le spécifie. (…) Car un mode de communication met toujours en jeu un mode de domination 132 . »
Cette pensée peut être prolongée et développée par l’intermédiaire des quatre médiasphères définies par Régis Debray 133 , la logosphère (l’écriture), la graphosphère (l’imprimerie), la vidéosphère (l’audiovisuel) et l’hypersphère (l’internet). Un médium est dominant dans chacune de ces médiasphères ; à chaque médium dominant correspond un certain nombre de critères, organisationnels, communicationnels, et un certain modèle de domination politique et symbolique. C’est la nature de cette domination sur internet et dans la presse écrite, et la manière dont elle s’exerce notamment dans le cas de situations extrêmes, telles que le terrorisme et la remise en cause de l’autorité d’un pouvoir, que nous examinerons dans la partie suivante.
Quoiqu’il en soit, l’évolution conjointe du statut de l’information et du sujet de la narration ne modifie pas intrinsèquement les rapports d’interdépendance entre médias et pouvoir. Elle déplace tout au plus leurs formes de représentation. L’information télévisée, par exemple, a renforçé le primat de l’énonciation sur la matière énoncée.
De fait, L. Quéré prédit la coexistence de deux catégories de journalisme : la première liée à un développement de la subjectivité et la seconde à l’expertise technico-scientifique. Effectivement, si nous nous référons aux actualités télévisées, la place de l’expertise (via les voix off du journaliste ou de l’expert) est prépondérante, notamment dans les reportages sur les régions en guerre. Le télespectateur ou le lecteur ne croit que ce qu’il voit et ne croit plus seulement à « un récit sur l’événément ». L. Quéré parle à ce sujet d’« illusion référentielle » : ce n’est pas parce qu’un événement est montré au téléspectateur comme s’il en était le témoin direct, que cet événement n’a pas fait l’objet d’un processus de ré-écriture ou de mise en scène.
L’évolution des logiques discursives que nous avons constaté jusqu’à présent, nous amènent à nous interroger sur la place et le rôle d’internet dans la production médiatique. Il semblerait cependant que du côté du média électronique la mythification ait été plus forte que la mystification.
Ibid., p. 113.
Ibid., p. 113.
Quéré L., op.cit, p. 114.
Ibid ., p. 114
Ibid., p. 122.
Debray Régis, Introduction à la médiologie, Paris, Presses Universitaires de France, 2000. Il définit dans cet ouvrage les trois premiers éléments constitutifs des médiasphères, qu’il enrichira d’un quatrième élément (l’hypersphère) postérieurement à la publication de cet ouvrage.