L’idéologie politique du développement des NTIC peut se résumer à l’équation critiquée par P. Flichy, « démocratie = autoroutes de l’information = dérégulation ». L’idéal « scientifique » d’un réseau universel basé sur l’échange et la gratuité est rapidement contrebalancé par l’idéologie libérale. Au départ réservé aux militaires, aux informaticiens et aux universitaires, internet devient ensuite méta-réseau pour s’adresser depuis la seconde moitié des années quatre-vingt-dix à un public plus large. L’accès à internet s’est certes standardisé mais nous ne pouvons aujourd’hui encore parler de média de masse. Nous verrons plus loin que cette assertion n’est pas simplement le fait d’une considération d’ordre quantitatif.
Internet désormais « n’est pas seulement un outil intellectuel pour universitaires, mais un dispositif à mettre entre les mains de tous, capable de bâtir (…) une nouvelle société 137 ». Notons le passage du terme d’« outil » à celui de « dispositif », il y un écart sémantique significatif qui marque une évolution dans l’utilisation de ce nouveau média. Le terme d’outil connote l’instrumentalisation et un certain minimalisme pratique alors que celui de dispositif, selon Anne-Lise Touboul, « serait à comprendre comme une figure intermédiaire hybride : intermédiaire entre la notion totalisante de structure et une approche rhizomatique et hybride en ce qu’elle articule des éléments hétérogènes. » Le dispositif internet serait une sorte de système (un hyper-objet) de systèmes discursifs (écrit, visuel, sonore) et techniques (réticularité, hyperliens). Penser internet comme un outil, c’est en faire un objet technique ; le considérer comme un dispositif implique d’envisager internet comme un objet sémiotique inclus dans un ensemble technique.
La volonté des inititateurs d’internet de construire un nouvel espace public - grâce au réseau informatique - intéresse notre propos dans la mesure où il s’agit là d’idéaux empruntés au siècle des Lumières : avec internet, nous serions proches de la démocratie athénienne. Il convient ici d’utiliser le conditionnel car cette idée d’une cyberdémocratie où se mêleraient communautés virtuelles et débat démocratique nous semble à nuancer aussitôt formulée. Nous rejoignons ici Mark Poster et les propos qu’il tient dans l’article « The Net as a Public Sphere ? » : « Si l’on estime que l’espace public a trois caractéristiques – un débat entre égaux où les arguments rationnels prévalent et où l’on cherche le consensus – internet ne répond qu’à la première d’entre elles 138 ».Selon M. Poster, outre le fait que le débat entre internautes – dont les identités sont mobiles et imprécises – est fort éloigné du consensus raisonnable des Lumières, la différence principale réside dans l’absence du corps, « qui est à la source de l’identité et qui donne de la stabilité aux prise de position des individus 139 ».
Rapprochons ce constat de l’objet de notre étude : dans le cas des sites des partis politiques, il n’y a pas de lien réservé aux forums de discussion 140 . Par ailleurs, cette «absence de corps », particulière à l’échange internaute, accentuerait le décalage entre la nature de la réception du discours politique sur internet et dans les meetings. Ce dernier point irait dans le sens d’une théorie différentielle des effets de la réception du discours sur internet, dans les réunions et dans la presse, et sous-tendrait l’idée d’une diffusion de l’information échelonnée, avec des degrés de pénétration divers. Si cette remarque est pertinente, elle oblige néanmoins les acteurs des conflits à penser leurs rapports aux médias non plus seulement en termes de diffusion d’une idéologie mais également de dimensions spatiale, temporelle et corporelle : le corps devant être compris dans son rapport à lui-même, à un collectif et à un média. Les sites internet des partis politiques seraient, entre autres, un moyen pour les acteurs du conflit de corriger les représentations de la presse ou au contraire de les prolonger. Les acteurs politiques tenteraient par ailleurs de compenser l’absence de corps sur internet et donc le déficit de la représentation politique, en diffusant sur leur site des vidéos de leur intervention dans les meetings. Le corps politique deviendrait alors un corps virtuel, manipulé (l’internaute lance la vidéo, la met sur pause, etc.) et agi.
L’absence de forum de discussion dans les sites des partis politiques est remarquable à double titre : d’une part, elle présuppose une communication presque exclusivement ascendante entre les modérateurs du site et les internautes. D’autre part, elle permet de penser, aux côtés de Fabien Granjon 141 , les forums de discussion comme des facteurs de désordre dans l’action militante. Dans son ouvrage, l’auteur évoque essentiellement le militantisme associatif (Act-up Paris, Comité des sans-logis, etc), et la façon dont internet le fait évoluer. Cependant, l’analyse qu’il en fait nous semble tout à fait pertinente et applicable aux sites des partis politiques.
L’étude des pages d’accueil des sites des partis politiques dévoile que toutes ou presque ont une rubrique RSS feed ou pod-cast : le flux Really Simple Sindication (ou flux RSS) est « un format de syndication de contenu Web , codé sous forme XML . Ce système permet de diffuser en temps réel les nouvelles des sites d'information ou des blogs , ce qui permet de rapidement consulter ces dernières sans visiter le site 142 ».Le pod-cast permet le téléchargement de fichiers multimédias audio et vidéo à l'aide de flux RSS. On peut également avoir accès à des informations sur l’actualité des partis politiques par SMS (Short Message Service ou message texte) ou mail. Dans ces différents cas, la nature de la diffusion des données place le site comme émetteur central et centralisateur de l’information. Affirmerqu’il n’y a pas d’échanges électroniques entre l’internaute et les sites des partis est néanmoins erroné, puisque figure en page d’accueil de chacun des sites consultés la rubrique « contact us ». Mais il s’agit d’avantage d’un échange unique, du type dépôt de coordonnées ou question-réponse,qui met en avant la fonction phatique du langage. Pas de dialogue donc sur les sites, en tout cas pas le dialogue des forums de discussions, alors que les sites des partis politiques sont profondément dialogiques. En effet, ces sites fonctionnent largement sur le mode du dialogue interne dans la mesure où il y a pluralités des voix à l’intérieur d’un même énoncé. Cet aspect renvoie à la notion de polyphonie dialogique de Bakhtine, plusieurs individualités parlant le même dialogue, selon une règle interne du discours idéologisant propre à chaque partie. Jacques Bres 143 distingue deux types de dialogisme : le dialogisme citatif qui s’apparenterait à « des énoncés habités par d’autres énoncés », et le dialogisme responsif qu’il définit comme une réponse à une question fictivement posée par le lecteurou l’interlocuteur à laquelle répond l’émetteur du message. Ce deuxième type dialogique se retrouve fréquemment sur les sites des partis politiques dans des intitulés comme « Mon engagement à m’attaquer au coût de l’eau. Une lettre au peuple d’Irlande du Nord 144 ». Nous verrons dans la troisième partie de notre thèse que deux autres types de discours, polyphonique et métatextuel, s’ajoutent à la parole dialogique des sites.
Par ailleurs, selon F. Granjon, les forums de discussion et les débats en ligne sont considérés par les internautes militants comme contre-productifs, et même en contradiction avec la valeur d’efficacité - en termes de circulation des données - qu’ils attribuent à internet. En effet, il s’avère que la majorité des militants considèrent internet comme un moyen, un simple vecteur d’information, non comme un lieu symbolique - créateur d’un nouvel espace public militant - et encore moins comme un producteur potentiel de discours alternatifs. Internet est un passeur de messages, capable d’activer rapidement les mécanismes contestataires. « Les conduites bavardes 145 » y sont disqualifiées : les pratiques discursives en ligne favorisant lesdivergences sont d’emblée discréditées par les militants. Pas de dialogue ni de polémique alors dans l’activité militante contemporaine ? Si, mais dans les réunions de circonscription et dans les meetings : le débat d’idées est réservé à la vie militante non-connectée. F. Granjon met en avant le fait que « les militants –internautes » défendent […] une conception immanente du sens » ; c'est-à-dire que « chaque message doit être une entité autonome et close sur elle-même 146 ».Ces constats permettent de dégager une double logique sur l’usage d’internet par les militants : c’est un vecteur d’information et, « mal utilisé », il est un facteur potentiel de désordre. Internet devient alors un outil de consultation individuel et non un lieu d’échanges collectifs ; en ce sens, il ne peut ontologiquement produire de discussions efficaces à l’action militante. Cela tendrait à démontrer que les militants refusent le déplacementphysique et symbolique du débat d’idées sur le média électronique. Cette double mutation entrainerait un refoulement de la hiérarchie militante traditionnelle (chef de section, de circonscription, etc.) aux portes du réseau internet et, par la même, une absence du contrôle du flux informationnel dans les débats en ligne. Pour l’instant, l’action militante ne semble pouvoir se passer de la présence du corps (physique) et du tutorat du corps hiérarchique. Cela pose par ailleurs la question de la relation de l’individu à la collectivité sur internet.
Flichy P.,op.cit., p. 86.
Poster Mark, « The Net as a Public Sphere ? », Wired, novembre 1995, p. 135-136.
Flichy P., op.cit., p. 199.
Le seul forum de discussion que nous avons identifié est sur le site du Fatah ; mais l’hyperlien qui devrait conduire l’internaute sur le forum ne fonctionne pas.
Granjon Fabien, L’Internet militant, Paris, Apogée, 2001.
Définition consultée sur le site wikipédia [ref. du 23/03/2007].
Bres Jacques, « Du dialogique dans son rapport au dialogal. Dialogisme citatif, dialogisme responsif », Dialogisme, polyphonie : approches linguistiques, ed. par Bres Jacques, Mellet Sylvie, Nolke Henning, Rosier Laurence, Louvain, De Boeck Université, 2005.
« My commitment to tackle water charges. A letter to the people of Northern ireland. », lettre adressée par Ian Paisley aux internautes, disponible sur : http://www.dup.org.uk.
Granjon F., op.cit., p. 138.
Ibid., p. 141.