La notion d’interactivité est associée à internet ; est-elle cependant réelle et entière ? Que recouvre exactement ce terme ? Où commence et où s’achève l’interactivité ? Les transactions commerciales sur internet sont un versant de celle-ci, dans la mesure où il y a échange. La notion d’interactivité recouvre des enjeux politiques et symboliques forts et complexes.
A. Touboul définit ainsi cette notion : « Le terme d’interactivité, souvent utilisé tout simplement pour décrire l’action de l’utilisateur qui va chercher l’information qu’il désire, désigne aussi la navigation rendue possible par la technique de l’hypertexte 154 . » Nous apportons un bémol à cette définition : le verbe « désirer » ne nous semble pas traduire totalement la réalité de la pratique de l’internaute, « surfant » sur le Web. Il arrive en effet que la navigation sur internet et la consultation de certains sites soient le fait du hasard.
L’interactivité est-elle un fait nouveau ? Lorsque nous cherchons une définition dans un dictionnaire, n’y a-t-il pas interactivité entre nous lecteur et le dictionnaire qui nous fournit la donnée souhaitée ? Certes, il ne s’agit pas là de machine, mais le parallèle est troublant et pose question.
Yves Jeanneret répond à cette interrogation dans l’ouvrage, Y-a-t-il (vraiment) des Technologies de l’Information et de la Communication ?, dans lequel il s’intéresse à la nature de l’écrit d’écran sur internet et aux « vraies et fausses mutations de l’écrit ». La nouveauté d’internet est associée à une triple promesse dispositive : l’immatérialité, l’intégration et l’interactivité. La définition de ces trois termes va au-delà de la simple détermination sémantique, puisqu’elle défend « leur investissement imaginaire et oriente(nt) secrètement leur configuration politique 155 ». Cela montre à quel point l’innovation technologique est le lieu d’âpres batailles idéologiques sur le sens à donner à ces matérialités nouvelles. Celles-ci prennent sens à partir des logiques politiques qui les portent.
L’interactivité serait une figure de l’analogie, dans la mesure où « elle attribue à la machine la capacité d’agir comme nous 156 ». Ce prédicat peut s’entendre de deux façons : soit, comme le dit Y. Jeanneret, la machine agit. Nous ajoutons qu’elle agit par un stimulus provoqué par l’homme (la touche « enter » sur le clavier de l’ordinateur) et que cette action a été programmée par des informaticiens. Il y a là donc une double interaction, celle du programmateur avec la machine (et un autre pallier s’intercale là encore, celui du programmateur avec le logiciel puis celui du logiciel avec la machine) et ensuite celle de la machine avec l’internaute.
Soit, l’interaction peut se réaliser à l’échelle humaine uniquement, faisant interagir le concepteur d’un document informatisé avec son utilisateur.Nous préférons d’ailleurs, comme Y. Jeanneret, parler dans les deux cas d’interaction et non d’interactivité. Nous le rejoignons également lorsqu’il affirme que ces deux définitions ne sont pas « performantes », dans le sens où elles posent mal la question de l’interactivité de l’information sur internet, via l’écrit d’écran :
« Si l’on attribue à la machine la capacité d’agir, on étend la notion d’action dans un domaine où elle perd tout son sens, puisqu’elle est vidée des dimensions d’intention et de communication qui qualifient seules l’action humaine comme action. […] En revanche, si l’on veut désigner le lien d’anticipation mutuelle des interprétations qui unit le concepteur et l’utilisateur d’un document informatisé, la notion d’interaction est tout à fait justifiée […], car il n’est nullement nécessaire d’être coprésents pour interagir. Mais cette fois-ci, la notion, dans sa généralité est incapable de rendre compte de la spécificité de l’écrit d’écran, par rapport à n’importe quelle forme de communication culturelle 157 . »
Pour Y. Jeanneret, l’interactivité serait donc à saisir davantage dans les comportements de lecture et d’écriture du récepteur sur le document électronique, au niveau des signes passeurs 158 notamment, que dans les potentialités mécaniques du dispositif informatique. Elle confronterait « une ergonomie fonctionnelle (savoir où il faut cliquer) avec une herméneutique de la lecture (avoir quelque chose de riche à interpréter) 159 ».
Selon nous, l’interactivité se composerait de deux versants : le premier est celui précédemment énoncé, et correspond effectivement à un échange d’information(s) entre un homme et une machine mais qui n’est pas spécifique à internet. Le second versant de l’interactivité reprendrait pour une part la théorie d’Y. Jeanneret et se complèterait d’un autre aspect : la possibilité d’un échange humain via nos écrans d’ordinateur, un dialogue de réseaux en quelque sorte. Prenons pour exemple le site du Sinn Féin ; l’interactivité se situe à plusieurs niveaux : dans la demande de renseignements via notre adresse e-mail, dans les transactions commerciales – acheter un T-shirt à l’effigie du parti –, ou encore lorsque au cours de notre navigation, nous double-cliquons sur un lien hypertexte et que celui nous renvoie à l’histoire du Sinn Féin. Nous notons d’ailleurs que dans les sites des partis politiques consultés, l’absence de forum de discussion rend tout dialogue « en temps réel » impossible, car l’interactivité se situe aussi dans ces dialogues entre internautes, soit en temps réel dans les chats 160 , soit en temps parfois différé dans les forums de discussions ou les listes de diffusions. Mais dans ce cas précis, l’interactivité nous semble plutôt procéder d’une logique dialogale, rendue possible par l’ordinateur : un dialogue dont le support n’est plus celui de notre corps mais celui du câble et de l’écran d’ordinateur.
Dans L’imaginaire d’internet, P. Flichy 161 propose une réflexion intéressante sur ce que l’interactivité, forte dans les forums de discussion, a pu changer en matière de comportements des usagers. Il arrive à la conclusion que ceux-ci utilisent identiquement l’informatique en ligne et les médias traditionnels, puisque la séparation entre émetteur et récepteur existe dans les deux cas. Il compare d’ailleurs ces internautes passifs à de simples observateurs de débat.
Touboul A., Le journal électronique, Mémoire de DEA : Sciences de l’Information et de la Communication, Lyon 2 - Université Lumière : 1996, p. 67.
Jeanneret Yves, Y-a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 2000, p. 114.
Ibid, p. 111.
Ibid., p. 119.
Un signe passeur est « un signe de nature diverse (mot, signe d’écriture, image graphique ou photographique, etc.) ayant la propriété de donner accès, à partir du texte actuel sur l’écran, à du texte actualisable. Il conjugue trois modes de signification (sémioses) : il participe au texte visible sur l’écran, se désigne lui-même comme passeur en se distinguant des autres signes lus et représente la nature du texte accessible. » (définition consultée sur le site Métamorphoses médiatiques, [ref.du 23/03/2007], disponible sur : http://www.lalic.paris4.sorbonne.fr/metamorphoses/_site_public/?folder=5).
Jeanneret Yves, op.cit., p. 121.
Le terme chat, issu de l’anglais to chat (bavarder) désigne des sites et salons de discussion en ligne sur lesquels l’internaute se connecter par l'intermédiaire d'un pseudo et dialogue avec d'autres personnes.
Flichy P., op.cit., p. 111.