2-3-2 Ecrit d’écran et hypertexte

Après avoir envisagé la nature de l’information sur internet, nous souhaitons nous interroger sur sa morphologie. Selon Jean-Michel Utard, « toute définition du texte pose la question des limites qu’on lui assigne ». Les interrogations qu’une telle définition implique, renvoient, selon l’auteur, à deux types de problématique : « celle de la matérialité signifiante » et « celle de l’identité énonciative 165  ». Nous nous efforcerons dans cette subdivision d’analyser l’écrit-d’écran dans sa matérialité signifiante et d’évoquer la question de l’identité énonciative. Néanmoins, seule l’étude de notre corpus dans la troisième partie de notre thèse, nous permettra de l’apprécier dans la dynamique du discours politique militant et donc, de construire des catégories plus affirmées. Nous souhaitons également préciser ici que nous envisageons l’hypertexte comme un élément de l’écrit d’écran.

L’expression « écrit d’écran », créée par Emmanuel Souchier, décrit la forme particulière du contenant et du contenu informationnels en ligne. Selon Y. Jeanneret, son appellation participe d’une double logique : « - considérer les formes et transformations médiatiques grâce au micro-ordinateur […] comme des formes écrites et des transformations de l’espace de l’écrit ; – penser la structure de ces écrits essentiellement à partir de leur organisation sur l’écran, […] l’écran d’ordinateur, mais en rapport avec une définition plus large de l’objet écran, emprunté […] à la sémiotique de l’écriture 166 . » Penser l’écrit d’écran en ces termes nécessite de l’envisager à la fois dans sa nouveauté formelle par rapport au support et aux conditions de son existence sur l’écran, mais aussi de l’étudier dans sa profondeur rhizomatique. Cela revient à envisager la façon dont il existe dans la mémoire des ordinateurs, sur l’écran d’autres internautes, par delà les réseaux, etc. L’écrit d’écran doit être considéré comme un genre nouveau non pas détaché des systèmes d’écritures classiques, mais en continuité avec ceux-ci. Les boutons, ces icônes nommées aussi signes-passeurs seraient donc à envisager comme de nouvelles figures de style, dans une rhétorique qui n’est pas nouvelle, mais qui est enrichie d’instances sémiotiques inédites.Il est certes nécessaire d’analyser l’écrit d’écran comme un « tout signifiant », c'est-à-dire un écrit 167 qui signifie aussi par ses contraintes matérielles (les frontières de l’écran, le débit de la connexion, etc.) et ses possibilités formelles (lien hypertexte, utilisation de l’audiovisuel, etc.). Cependant, il nous semble excessif de considérer que « l’essentiel du sens est en rapport avec ce qu’on nomme depuis Saussure le signifiant, la composante matérielle du signe, […] la totalité sensible de l’objet perçu 168  » car cela hypertrophie la place du signifiant dans le discours sur internet. Le signifiant sur le net est, dans l’expression de sa matérialité, beaucoup trop aléatoire et conditionné par des logiques linguistiques pour en supporter presque entièrement le sens. Prenons un exemple dans notre corpus : le site israélien du Likoud est disponible en trois langues, hébreu, russe et anglais. L’organisation de l’espace de la page diffère du fait notamment du sens de lecture (de droite à gauche pour l’hébreu) et du signe scriptural (pour l’hébreu et le russe). Cette organisation différente de l’espace scriptural nous conduit à envisager le signifiant sur internet comme une matière malléable, susceptible de modifier considérablement l’organisation de la page-écran. Le signe sur internet serait caractérisé par une polysémie dispositive.

Néanmoins il est indéniable que l’écran est « un opérateur de métamorphose pour l’écrit. […] Un support sur lequel les propriétés techniques de la matière peuvent être une mise en forme et une déformation des textes 169  ». Mais cette déformation, excepté son caractère informatisé, n’est pas née avec internet ou l’informatique. Dans l’absolu, les calligrammes déforment le texte et le font devenir un objet contraint par sa surface de lecture ; l’écriture est celle de la mise en scène de l’espace du poème. Voici un exemple issu de La cravate et la montre 170 d’Apollinaire :

L’ordre de lecture choisi est une interprétation du poème parmi d’autres. L’intérêt de cette comparaison entre l’écrit d’écran et le calligramme réside dans le mode opératoire de la lecture de l’écrit. Dans les deux cas, l’écrit nous arrive dans un désordre sémiotique que ce soit à travers la page d’accueil d’un site ou celle d’un calligramme. Le foisonnement de signes, lettres ou icônes, est le premier élément sémiotique de ces écrits. Le second moment est celui de la mise en ordre, du choix du parcours de lecture (cliquer sur un lien hypertextuel ou commencer le poème par un côté plutôt qu’un autre) ; l’acte d’interprétation vient d’une double restriction : celui du sens induit par l’itinéraire de lecture et celui de l’espace de lecture réduit par la frontière de l’écran pour l’un et des formes de l’objet (la cravate) pour l’autre.

Ces exemples nous apprennent que l’écrit d’écran comme opérateur de métamorphose de l’écrit est dans une certaine mesure l’héritier du calligramme. Même si leur matérialité et leurs potentialités de déformation sont fort différentes, leur accès au sens nous semble proche.

L’écrit sur l’écran évolue, s’élargit, sa matérialité est plus profonde du fait des liens passeurs notamment ; l’écrit d’écran s’apparente à un « millefeuille ». Le terme écrit d’écran traduit par ailleurs la relation symbiotique entre le contenu et le contenant ; l’écran (dé)forme l’écrit sur le net. Comme l’explique Y. Jeanneret, le lecteur en cliquant sur un lien hypertextuel effectue un acte d’interprétation. Comment comprendre l’écrit d’écran si ce n’est « comme une dialectique entre deux sémiotiques, celle de l’espace visuel, comme code plus ou moins strict de repérage des formes du texte et celle des signes passeurs, ces signes décisifs d’accès au texte, qui appartiennent au texte visible de l’écran, mais ont pour fonction de désigner des ressources textuelles non manifestes 171  ? » L’écrit d’écran est une écriture et une lecture de l’apparition et de la disparition, puisque la validation d’un choix de lecture (par le clic sur une icône) se concrétise par un déséquilibre sémiotique, celui de la « chute » de la page que nous quittons, et celui de la naissance de la page que nous avons demandé. Il y a entre les deux un vide, un temps mort pour le sens ; ces temporalités et ces spatialités appartiennent à la nature de l’écrit d’écran.

L’écrit d’écran, outre cette morphologie spécifique, joue sur la rhétorique de la métatextualité, de l’intertextualité et du multimédia ; les deux premiers éléments appartiennent à la transtextualité 172 . Nous examinerons ces caractéristiques en détail dans la troisième partie de notre thèse. La métatextualité est très présente dans l’écrit d’écran puisqu’elle est souvent l’écriture du commentaire et de la critique (du texte) et du renvoi à un autre texte. « Cette machine citationnelle 173  »est, par sa matérialité, tri-dimensionnelle (la profondeur de l’hyperlien qui renvoie à d’autres pages, d’autres morceaux de texte, la vitesse de navigation et d’accès aux textes, et la numérisation du texte) ; elle ouvre l’internaute à un infini métatextuel dans lequel les textes se renvoient et se commentent les uns les autres. La nouveauté ne réside pas dans cet infini hypertextuel mais dans l’accès hic et nunc que nous en avons, sans bouger de devant notre écran d’ordinateur. Notre statut de producteur de textes est renouvelé, par la potentialité de diffusion que nous offre le net. Deuxième avatar de la transtextualité sur le net, l’intertextualité est envisagée par Julia Kristeva comme un croisement de textes : « le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot (texte). Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte 174 .»  Du fait de la nature de l’information sur le web, ces traces presque inconscientes qui définissent l’intertextualité nous semblent participer d’une démarche d’écriture consciente et souvent revendiquée. Mickaël Riffaterre, quant à lui, définit l’intertextualité comme étant le fait du lecteur : « l'intertextualité est la perception par le lecteur de rapports entre une œuvre et d'autres, qui l'ont précédée ou suivie 175  ». Selon nous, l’intertextualité de l’écrit d’écran est une combinaison de ces deux aspects.

L’écrit d’écran, en dehors d’une morphologie renouvelée de l’écrit, se caractérise par de nouveaux espaces de pratiques discursives, « jouant (de ses) trois modes d’existence : le rôle instituant de ses formes, la puissance des ses imaginaires et les effets du partage des savoirs et des ignorances sur la nature de l’objet 176 ». La relation au texte est modelée sur le web non seulement par la surface et la profondeur de l’écran, mais aussi par l’imaginaire d’un mieux communiquant électronique, qui envisage l’écrit sur le web comme un hypertexte - sorte de « super-texte ».

L’écrit d’écran, enfin, n’a effacé ni l’auteur ni le lecteur ; il crée des formes hybrides de production et de réception du texte, en partie liées à la morphologie et de l’accès au texte sur le Web. Ainsi, Y. Jeanneret convoque-t-il à juste titre le terme de lecture gestualisée (le clic de la souris pour activer un signe passeur) aux côtés des lectures silencieuse et oralisée. Le lecteur ne manipule plus un objet (le livre ou le journal) mais une multitude d’objets en interaction : la souris pour se déplacer sur l’écran et cliquer sur le bouton-signe passeur. En faisant cela, il ouvre virtuellement une nouvelle porte qui le conduira à un autre texte, et ainsi de suite. Le lecteur-internaute est placé dans une position de méta-énonciateur, « qui construit son propre texte. Par ailleurs, l’hypertextualité crée des dynamiques circulatoires, du lecteur dans le texte, inédites et construit un espace symbolique multidimentionnel.

Y. Jeanneret s’interroge sur la nature du lien entre hypertexte et écrit d’écran : « L’écrit d’écran est-il un hypertexte 177  ? » Il constate à juste titre qu’il n’y a pas de réponse facile à cette question. Par ailleurs, déterminer l’écrit-d’écran sous le seul angle de sa capacité à être un hypertexte ou au contraire à ne pas en être un, c’est occulter la capacité sémiotique de son dispositif formel (le multimédia par exemple) et technique (les logiciels qui permettent la navigation sur internet). Avant d’aller plus loin, il nous semble important de préciser ce qu’est l’hypertexte. J.M. Utard définit l’hypertexte comme « la structure des informations sur le Web » et identifie sa forme comme :

« un ensemble péritextuel qui peut se réduire soit à une liste, soit à une forme plus complexe comme la page d’accueil d’un site où cohabitent des substances et des formes sémiotiques différentes. Dans tous les cas, cet ensemble d’interfaces est une production qui renvoie à une double activité. D’une part, une activité de classement, de hiérarchisation des informations au sein d’une grande masse de textes […]. D’autre part, il s’agit d’une activité de mise en relation de segments d’un même texte et / ou d’interconnexion de plusieurs textes ».

L’hypertextexte organise, hiérarchise le texte (« production de type documentaire ») et permet une « interconnexion de plusieurs textes » dans le site ou en dehors du site (« production de type éditorial »). Ce dernier point est un élément important de la stratégie discursive de l’énonciateur au même titre que le contenu du texte lui-même. L’hypertexte met donc en jeu un péritexte qui peut se comprendre comme une méta-énonciation. Il ne doit pas être envisagé comme une sorte de super-texte, mais comme une modalité d’écriture et de lecture particulière.

Pour répondre à la question posée par Y. Jeanneret sur la nature de l’écrit d’écran et son rapport à l’hypertexte, nous pensons que le premier est consubstantiel du second, et qu’il y a de l’hypertexte dans l’écrit d’écran. Une phrase d’Y. Jeanneret nous semble résumer cet aspect : « L’écrit d’écran est une source importante de création de nouveaux espaces de relation au texte 178 . »

La troisième partie de notre recherche nous permettra de déterminer dans quelle mesure le dispositif technique imposé par la navigation sur internet 179  et les compétences de manipulation qu’il suppose, peut influer sur la capacité de ce nouveau média à devenir un instrument de production et de diffusion de l’information accessible au plus grand nombre. Inversement, la mise en vente dans le commerce de logiciels réservés à la construction de page web a facilité l’accès à la production de messages – création de sites internet personnels ou de partis politiques. La création gratuite de pages personnelles par les fournisseurs d’accès à internet a multiplié la diffusion d’une information individualisée et a modifié le dispositif des médias traditionnels qui se sont laissé eux-aussi « prendre au jeu 180  », en créant une édition en ligne.

Après avoir précisé la place d’internet dans la société contemporaine, et spécifier la nature de son dispositif, il nous faut à présent nous interroger sur la manière dont le média électronique peut être un producteur et/ou un diffuseur potentiel d’idéologie, et un vecteur de propagande.

Notes
165.

Utard Jean-Michel, « Les frontières de l’hypertexte », Inform@tion.locale , ed. par Damian Béatrice, Ringot Roselyne, Thierry Daniel, Ruellan Denis, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 280.

166.

Jeanneret Y., op.cit., p. 109.

167.
168.

Ibid., p. 111.

169.

Jeanneret Y., op.cit., p. 111.

170.

Apollinaire Guillaume, Caligrammes, Paris, Gallimard, 2003.

171.

Jeanneret Y., op.cit., p. 113.

172.

La transtextualité peut être de cinq sortes : intertextualité, paratextualité, métatextualité, architextualité et hypertextualité.

173.

Ibid., p.125.

174.

Kristeva Julia, Semeiotikè, recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 145.

175.

Riffaterre Michaël, « La trace de l'intertexte », La Pensée, octobre 1980, 215.

176.

Jeanneret Y., op.cit., p. 128.

177.

Ibid.., p. 126.

178.

Jeanneret Y., op.cit., p. 129.

179.

En dehors des cybercafés ou des salles internet, le dispositif technique s’entend comme la nécessité de posséder un ordinateur, une ligne téléphonique, de se doter d’outils de navigation et de logiciels ad hoc.

180.

Nous renvoyons par cette note à la thèse d’A.L. Touboul consacrée au journal quotidien sur le web.