3–1 Des territoires de diffusion de l’idéologie élargis

Dans les appendices de son ouvrage La propagande (1990), J. Ellul envisage l’information au regard de la modernité et des NTIC.Il souligne que, dans nos sociétés contemporaines, l’information est paradoxale : elle est facteur de liberté et de démocratie dans la mesure où elle permet, via les médias, un accès facilité au monde « réel » et à ses représentations.Mais elle est aussi aliénante du point de vue du récepteur. Le second point nous semble particulièrement intéressant au regard d’internet. En effet, aux côtés des médias audiovisuel et écrit, le réseau des réseaux est un démultiplicateur d’informations. Le récepteur est confronté à une information « devenue instantanée, polymorphe, kaléïdoscopique, surabondante, omniprésente 181  ». J. Ellul envisage deux catégories d’aliénation de l’individu (du récepteur donc) par l’information. La première se situe au niveau de ce qu’il nomme « l’inclusion dans un univers informatif » :dans la société contemporaine des pays industrialisés, l’individu se trouve pris dans un système dans lequel l’information est centrale. Il est happé par elle, il la subit plus qu’il ne l’appelle de ses vœux. J. Ellul différencie le récepteur (qui serait largement passif) du producteur et utilisateur de l’information (plus actif) dans ce processus pour les regrouper juste après ; selon lui, l’individu (récepteur ou producteur, ou les deux) se retrouve « pris dans un système dont il dépend étroitement 182  ». J. Ellul reprend la théorie du Two step flow of communication 183 développée par Elihu Katz et de Paul Lazarsfeld, mais affirme à leur différence, qu’in fine récepteur et producteur de l’information ne sont pas si éloignés que cela dans leur rapport à l’information. J. Ellul insiste plus sur la nécessaire appartenance de ceux-ci à l’univers informatif, que sur la passivité des récepteurs et utilisateurs d’information.

Qui dit appartenance, sous-entend reconnaissance (plus ou moins implicite) des codes qui régissent cette société réelle-fictive ; le caractère particulier de l’information des médias (de masse) se situe au niveau de la production « d’un prêt-à-penser » de l’événement, de « clés informatives et de mythes construits 184  ».L’information ne se donne plus seulement comme représentation directe d’un milieu proche, dans lequel le récepteur vit, mais comme une construction globale d’univers de référence lointains. Ainsi, le téléspectateur voit tous les jours les images du conflit irakien, peut être touché par certaines d’entre elles ; mais celles-ci n’ont généralement aucun rapport indiciel avec sa réalité quotidienne.En d’autres termes, il est happé par un flot d’informations discontinues et erratiques, qui l’émeuvent, provoquent des émotions mais pour lesquelles il a une attitude profondément amnésique à court terme.Cette amnésie réceptive est d’ailleurs salutaire pour le télespectateur, pris entre la conscience d’un monde de guerres, de tragédies, de morts, et la réalité de sa vie. Si la réalité quotidienne du téléspectateur est proche de l’image qu’il voit dans son récepteur de télévision, il y aura une redondance émotionnelle, et il se sentira impliqué et partagera la souffrance collective.Si, au contraire, la société dans laquelle il vit est éloignée géographiquement et politiquement de ces événements, le télespectateur distinguera entre un univers bien réel (le sien) et un autre monde (celui des images), qu’il déréalisera pour le rendre supportable.L’intensité et la persistance des émotions sont inversement proportionnelles à la périphérie géographique du récepteur. Il y a là aussi ce que L. Boltanski nomme « la souffrance à distance » : la théâtralisation de la souffrance, la victimisation des personnes et l’urgence des tragédies montrées dans les médias, sont largement relayées sur internet ; le réseau des réseaux ajoute à la proximité artificielle de cette souffrance.

J. Ellul mentionne également la difficulté de l’action dans cet univers informatif ; l’individu, pris dans un flot discontinu d’images sur l’événement (les images de tragédies diffusées par la télévision sont éphémères et remplaçables), est privé de sens critique réel et se retrouve « condamné soit à ne pas agir par excès d’images qui le placent dans une incapacité de décisions, soit à agir en dehors du réel, au niveau précisément de ces images qu’il prend pour monde véritable 185  ». J. Ellul met en avant le caractère fictif de ces actions – il donne l’exemple de l’engagement du citoyen contre une guerre – qui tient au fait que l’engagement est activé à partir d’une représentation d’un événement, les images de la guerre en Irak par exemple. Cet engagement se tairait en même temps que les informations nous parvenant sur cet événement.A cause du simulacre initial, le caractère fictif de ces implications serait renforcé par le flot d’information reçu quotidiennement. Le citoyen - engagé contre la guerre d’Irak – « rangerait au grenier » son activisme, une fois l’information moins abondante ou supplantée par un autre événement.Cette assertion nous semble devoir être examinée et réévaluée à la lumière d’internet notamment : avec ce média, le récepteur est beaucoup moins contraint par la chronologie médiatique d’un événement. En effet, dans la mesure où il peut consulter à loisirs les sites sur tel ou tel événement, ces implications peuvent être renforcées, voire réactivées, en permanence. Autrement dit, internet développe une consommation et une production de l’information basée sur un mode de diffusion quasi-continu et sur une temporalité longue.

Le second type d’aliénation par l’information se situe dans l’intégration de l’individu à un système social. En fait, l’aliénation serait une conséquence de l’intégration de l’individu dans un groupe jusqu’au point où celui-ci n’aurait plus de capacité critique à l’égard de ce groupe. Son aptitude à penser par lui-même ne lui serait pas retirée volontairement, mais son intégration, son assimilation serait telle, qu’inconsciemment son mode de pensée s’effacerait devant les modes interprétatifs du groupe auquel il appartiendrait. Selon J. Ellul, ce phénomène viendrait de l’intérieur du groupe, et de là puiserait de là sa force et son intangibilité.Cette aliénation serait possible par le biais de l’information et de son objet. L’individu serait submergé par la masse d’informations quotidiennes, informations qu’il reçevrait doublement :dans les médias et dans les conversations qu’il aurait avec « son groupe d’intérêt » à ce sujet. Internet se situerait à la croisée des ces deux modes de transmission – communication des médias et communication sociale - dans la mesure où il s’agirait d’un média hybride qui proposerait à la fois une communication d’usage – les échanges commerciaux, une communication médiatique – les journaux en ligne – et une communication sociale – un réseau de relations interindividuelles.

J. Ellul souligne le fait que l’individu, dans ce processus d’aliénation, se rapproche de la communauté susceptible de lui fournir le maximum d’information ; il cite l’exemple de l’Eglise devenue puissante et aliénante, au Moyen-âge, parce qu’elle « est un acteur important de communication et de diffusion de messages 186  ». Elle perd sa capacité d’agrégation dès l’instant où elle n’a plus le monopole informationnel. Les sociétés contemporaines ont depuis développé une multitude de communautés de croyances ; c’est le cas par exemple des sites internet dit « communautaires », qui regroupent en ligne des individus liés les uns aux autres par une idéologie et des idiolectes communs.L’individu s’agrège à une communauté d’intérêts, faite de plusieurs sous-communautés d’intérêts où l’information est « totalisante et constante 187  ». J. Ellul attribue une autre fonction au corps social qui, « grâce à son appareillage, (le corps social) peut assimiler et ordonner les informations 188 »Cela montre deux choses : d’une part, au regard de la masse d’information, l’individu seul ne peut assimiler ni se représenter le monde au regard de la masse d’informations quotidiennes ; et, d’autre part, le corps social est le créateur du lien qui unit l’individu au monde et à ses représentations. A cet égard, Internet, par sa puissance informative et sa capacité à re-créer ou plutôt re-présenter le lien social en ligne, est un enjeu de pouvoir indiscutable. Néanmoins, l’individu ne semble pas aussi passif dans son rapport à l’information que J. Ellul le dit, a fortiori avec le développement d’internet ; le réseau des réseaux offre un accès à l’univers informatif non plus basé sur la médiation des structures intermédiaires (groupes sociaux, syndicats, etc.) ou de la presse, mais sur un échange inter-discursif direct.

Les moyens de communication de masse ont redessiné la forme et le contenu de l’information ; les nombreuses études à ce sujet l’attestent. L’article publié par J. Ellul en 1976, « L’information et le système technicien 189  », nous semble fort intéressant, même si de nombreuses autres études sont parues depuis.Ce texte est remarquable à deux égards : il met en avant les différents ordres de l’information, existentiel et structurel, et pose l’interférence entre ces deux types d’information comme un élément à la fois problématique et constitutif de la société moderne.

L’information se divise donc en deux catégories consubstantielles : « Il apparaît qu’il y a un niveau existentiel de l’information, où la communication est tout à fait hasardeuse et hypothétique et un niveau que je pourrais appeler structurel (non pas comme opposé à) conjoncturel) dans la mesure où il susceptible d’être ramené à une structure ou un jeu de structures objectivables 190  ». L’interférence entre ces deux univers se fait notamment par la rétention d’informations scientifiques, d’ordre structurel, par la diffusion d’informations dites politiques, qui visent soit à détouner des résultats scientifiques en les occultant, soit à les extraire de leur statut scientifique en les sur-exploitant. Ce peut être le cas par exemple d’un chef d’Etat qui fait une déclaration officielle, suite à la publication d’une étude scientifique, mais qui ne dévoile qu’une partie des résultats, afin de ne pas alarmer ses concitoyens.

La distinction que fait J. Ellul entre les deux ordres d’information ne porte pas seulement sur le contenu mais aussi sur la signification et l’intérêt pour celui qui les réceptionne et les utilise. Les cadres de la réception diffèrent, « d’un côté, nous sommes à un niveau de vérification, de l’autre de croyance 191  ».Néanmoins, ces deux univers informatifs différents interfèrent à un moment donné. L’interférence se situe en amont de l’information scientifique, lorsque celle-ci est diffusée dans les médias pour le grand public. L’objet scientifique perd sa valeur initiale, celle d’une réalité précisément située, correspondant à des objectifs précis, ajustables en permanence, pour se fondre dans un monde où l’information « une parole, une sorte de relation avec quelqu’un 192  ». Cette interférence provoque deux phénomènes : la désinformation et la parole absente ou refusée. Dans une certaine mesure, la couverture médiatique du conflit en Irak peut illustrer le premier point ; l’examen des procédés guerriers, effectué le plus souvent par des experts militaires, a provoqué soit le désintérêt soit l’inquiétude 193 .

Le second point de cette interférence se rapporte donc à la parole absente ou refusée. Présentée par J. Ellul comme un langage sans référent, la parole technicienne ou scientifique est absente lorsque le discours est inaudible car trop abscons ; elle est refusée lorsque le locuteur est soupçonné de rétention d’information. Dans les deux cas, la parole devient un monologue technicien et se trouve en complet décalage avec la parole attendue. Le point d’achoppement principal de ce blanc informatif vient de l’intentionnalité supposé de l’émetteur.

Le schéma proposé par J. Ellul est opératoire dans le cas des conflits. Nous avons à dessein élargi le champ sémantique de l’information technicienne proposée par J. Ellul à celui de la guerre. En effet, le caractère technicien de la guerre s’est encore renforcé avec le développement des NTIC. Corrélativement à cela, nous pouvons donc partir de l’hypothèse qu’un conflit est une guerre, donc une structure particulière du monde. L’information y est créée dans un cadre de réception particulier, que nous pouvons penser apte à recevoir une information à la fois technicienne donc structurelle, et stéréotypée, bâtie sur des présupposés collectifs, donc existentielle.

Notes
181.

Ellul J., « L’information aliénante », Propagandes, Paris, Economica, 1990, p. 335.

182.

Ibid., p. 336.

183.

La théorie du Two-step flow appréhende la communication médiatique comme un processus à deux étages : le premier niveau ou palier est constitué des leaders d’opinion, qui sont généralement les personnes directement exposées aux médias et donc bien informées. Le second niveau est celui des individus qui, « fréquentant » moins les médias, ont besoin des précédents pour être informés. Il y a donc un rapport de dépendance fort entre le second et le premier niveau.

184.

Ellul J., op.cit ., p. 337.

185.

Ibid., p. 338.

186.

Ellul J., op.cit., p. 341.

187.

Ibid., p. 341.

188.

Ibid., p. 342.

189.

Ellul J., « L’information et le système technicien », Revue française de communication, N°1, 1976, in Propagande, Appendices I,p. 342-352.

190.

Ibid., p. 346.

191.

Ellul J.,« L’information et le système technicien », p. 348.

192.

Ibid., p. 348.

193.

Nous utilisons le terme d’inquiétude, car en parlant de guerre propre, de guerre technologique à « zéro mort », les experts militaires ont proposé des représentations inédites de la guerre, ébranlant pour le coup un univers symbolique (une guerre est violente et fait des victimes) activé depuis des siècles.