3-2 La redéfinition de l’espace identitaire avec internet 

Afin de mieux comprendre l’importance des NTIC dans la diffusion des idéologies, nous souhaitons partir d’un exemple précis : celui de l’affaire Enderlin 194 . Cet événement montre comment peut se développer et s’amplifier, sur internet, un fait non pas anodin mais enclin à un oubli rapide dans l’opinion publique.Les faits sont les suivants : l’affaire Enderlin 195 débute en octobre 2000, suite à la diffusion sur France 2 et sur de nombreuses télévisions dans le monde entier, d’un reportage sur la mort en direct d’un enfant, Mohamed Al Dura.Les commentaires du journaliste franco-israélien, Charles Enderlin, jugés partisans par une partie de l’opinion publique israélienne et française, sont à l’origine de la polémique. Le reportage montre un jeune garçon et son père pris sous les feux croisés des Palestiniens et de l’armée israélienne. Le père puis l’enfant sont touchés, une seconde balle atteint mortellement Mohamed. Les premières conclusions penchent vers l’hypothèse d’une responsabilité israélienne. L’armée israélienne est conspuée par une partie des médias et de l’opinion publique internationale et, en dépit de plusieurs démentis, Israël semble perdre la première bataille dans la guerre médiatique que se livrent Israéliens et Palestiniens.

C. Enderlin dit avoir subi de fortes pressions et menaces, consécutivement à la diffusion des images au journal télévisé sur France 2. Durant l’été 2002, le journaliste publie un livre intitulé Le rêve brisé, pendant écrit du reportage diffusé sur France 2 le 2 et 3 novembre 2002. Il apporte un éclairage inédit sur les négociations pour la paix entre Israéliens et Palestiniens, à Camp David et à Taba en 2000. La particularité de ce reportage tient au statut des intervenants (tous ont participé aux pourparlers : Shimon Pérès, Yasser Arafat, Madeleine Albright, Saeb Erekat et Gilead Sher). La perspective de la diffusion de ce reportage sur une chaîne publique française avive l’animosité envers le journaliste – de nationalité française et isralienne – et certains membres de la communauté juive. Menaces et manifestations contre la diffusion du Rêve brisé se multiplient ; les associations pro-palestiniennes ne tardent pas à réagir en réclamant la diffusion du reportage en première partie de soirée, et non à 22h30 comme prévu.

Plus que le contenu du reportage, c’est son auteur et la légitimité que lui confère la diffusion du Rêve brisé sur France 2, qui irritent un certain nombre d’institutions et d’associations juives françaises. Un prix Goebbels de la désinformation lui est décerné le 2 octobre 2002 devant France 2 à Paris. Les ligues de soutien à la cause palestinienne appellent alors à une contre-manifestation. Pour l’essentiel, l’affaire Enderlin se joue au niveau des représentations identitaires et médiatiques, et dans la façon dont le journaliste bouscule ces représentations.

Interrogeons-nous sur la place d’internet dans la relation d’un individu à une communauté d’intérêt et de celle-ci à son identité. Durant l’affaire Enderlin, deux types de discours émergent. D’un côté, les listes de diffusion et les forums de discussion se multiplient. Ces derniers autorisent une liberté de parole assez inédite : le trait remarquable de ces échanges tient dans l’atténuation du nivellement social. Même s’il demeure que le crédit apporté au discours est dépendant de la position sociale occupée par le locuteur, l’affaiblissement de la hiérarchisation de la parole dans ce mode de communication est notable. Le débat entre internautes – dont les identités sont mobiles et imprécises – est cependant fort éloigné du consensus raisonnable de l’espace public habermassien. La différence principale réside dans l’absence de corps, « qui est à la source de l’identité et qui donne de la stabilité aux prises de position des individus 196  ».

D’un autre côté, les sites institutionnels ou émanant d’associations telles Solidarité France-Palestine ou le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF), proposent une information argumentée et cadrée répondant à l’orientation idéologique de leurs auteurs. Mais internet est aussi le lieu des sites de propagande et/ou de (des)information (selon leur propre classification). Leur but est de rétablir ce qu’ils nomment une juste vision du conflit au Proche-Orient et de lutter contre des représentations qu’ils jugent erronées. Ce sont précisément ceux-là qui intéressent notre propos car ils jouent un rôle important dans le renforcement identitaire au moment de l’affaire Enderlin.

Nous l’écrivions précédemment, les sites communautaires reproduisent les identités présentes pour la plupart dans l’espace public. A court terme, internet peut fédérer des éléments hétérogènes, n’appartenant pas à la communauté dans la vie non-connectée, mais un engagement à long terme comme la reconnaissance identitaire ne sont réellement opératoires que sur un temps long, venant en aval de l’action sur le terrain. La revendication identitaire doit exister au préalable sans quoi elle ne pourra être activée sur internet. Cet aspect est caractéristique de l’affaire Enderlin, dans la mesure où des groupes de circonstance se sont créés à partir de représentations identitaires. La dimension identitaire structure ici l’action militante faisant des sites, comme celui du CRIF ou de l’Union des Etudiants Juifs de France (UEJF), les relais des collectifs présents durant les manifestations : « L’internet ne semble encore permettre une représentation avérée que chez les individus déjà impliqués dans les activités militantes de terrain 197  ». Dans une certaine mesure, Internet aurait joué le rôle de passeur d’information (heure et lieu d’une manifestation par exemple) via les listes de diffusion pour certaines associations militantes. Dans le cas de l’affaire Enderlin, il est néanmoins probable que les centaines de personnes, qui ont consulté les sites partisans ou se sont rendus aux manifestations, n’étaient pas engagées dans des associations communautaires, comme le CRIF. Il s’agissait là d’un intérêt conjoncturel et d’un activisme éphémère.

L’ampleur prise par l’affaire Enderlin s’explique en partie par le fait que le journaliste est de religion juive et possède la double nationalité. Le principal reproche fait à C. Enderlin est son comportement en marge de la représentation de son identité. Dans le cadre de cet événement, la presse écrite ne propose pas ou peu de discours « original ». Notons toutefois que, pour l’essentiel, la presse écrite sur papier et en ligne se focalise sur l’objet du reportage (les accords de paix au Proche-Orient), comme si par un traitement distancié de l’information, elle répondait aux accusations de partialité qui sont faites à C. Enderlin. Il semble y avoir un refus du débat que n’a pas manqué de provoquer sur internet l’affaire Enderlin.

Internet serait-il un média alternatif ? F. Granjon 198 répond à cette question en le présentant comme un palliatif aux carences de la couverture médiatique de certains événements : « le net commence où s’arrêtent les autres médias en fait, ceux qui sont tributaires de l’actualité 199 .» Cette constatation se vérifie dans le cas présent car, passée l’actualité de la diffusion du reportage, soit une période de quatre ou cinq jours, il n’y a plus de traces de ce fait dans la presse. Sur Internet, au contraire, depuis l’été 2002 et la publication du livre d’Enderlin Le rêve brisé, la tension va crescendo.

Internet est une tribune incontestable de l’événement, mais aussi et surtout de l’expression sur l’événement, dégagée partiellement des contraintes de la censure. Néanmoins, le discours internaute n’aurait de réel écho qu’auprès d’une communauté sensibilisée à un certain type d’information (lié à l’effet d’engagement). Autrement dit, les contributions en ligne seraient majoritairement le fait d’internautes appartenant à un collectif identitaire venant « toujours se greffer sur des identités préexistantes qui les prédisposent à une certaine réception 200  ».

Nous avons relevé sur internet deux types d’informations dans l’affaire Enderlin : les sites de propagande et les sites d’association. Les premiers mois de l’Intifada n’étant guère favorables médiatiquement à l’état d’Israël, de nombreux sites de « réinformation » pro-israéliens, pour reprendre le terme de Réinfo-israël.com, ont été créés afin de contrebalancer la tonalité médiatique dominante. Lorsque l’opinion publique internationale, sensibilisée par le 11 septembre 2001, envisage l’action palestinienne comme totalement illégitime car principalement d’origine terroriste, les sites pro-palestiniens se multiplient alors sur le Web.

De l’autre côté, nous avons affaire aux sites qui sont la vitrine électronique d’une association : le site éponyme (Proche-Orient.info.com)  de l’association française promet une information « exclusivement professionnelle » et garantit son « engagement à éviter toute forme de propagande,[…] excluant tous propos et idées blasphématoires, diffamatoires, racistes, sexistes ou d'incitation à la haine et la violence ». L’intérêt du site réside dans son affirmation d’objectivité ; même en revendiquant une information « professionnelle » et en cherchant à se situer en marge des sites de propagande, le site ne reste cependant pas complètement en dehors de l’affrontement médiatique.

Par ailleurs, l’effervescence des listes de diffusion et des forums de discussion est patente au moment des faits. Les forums de discussions sur internet permettent d’exprimer une dissonance entre le monde possible des médias et le monde vécu de l’énonciataire. Ces discordances viennent le plus souvent du fait que « le monde ‘réel‘ dont parlent les médias ne correspond pas au monde vécu par le destinataire de l’information 203  » En effet, dans le cas du conflit israélo-palestinien, les informations rapportées sur les violences distinguent entre « monde réel (la guerre), monde textuel, c’est-à-dire comment la guerre est traitée par le discours médiatique spécifique du support en question, et monde possible, c’est-à-dire la relation entre la guerre (réelle et textuelle) et le monde vécu par l’énonciataire 204  ». Ceci est totalement applicable à l’affaire Enderlin dans la mesure où la polémique sur Le rêve brisé a lieu de façon préventive, c’est-à-dire avant la diffusion du reportage.

Notes
194.

Ce fait divers a fait l’objet d’une communication de notre part, « Le rêve brisé de Charles Enderlin : transposition du conflit israélien devant les locaux de France2 », lors du XVIIème congrès de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française, Tours, 5 au 9 juillet 2004, et d’une publication en ligne.

195.

L’événement est ainsi nommé par le site pro-israélien desinfos.com, [ref. du 01/11/2002].

196.

Flichy P., op.cit., p. 199.

197.

Granjon F., op.cit., p. 113.

198.

Dans son ouvrage, LInternet militant, l’auteur envisage l’utilisation d’internet uniquement dans le cadre de l’action militante associative. Nous partons des constats qu’il fait et des grilles d’analyse qu’il élabore, pour les appliquer aux questions de l’appartenance idéologique et des discours propagandistes.

199.

Ibid., p. 116.

200.

Granjon F., op.cit., p. 158.

203.

Semprini A., op.cit., p. 97.

204.

Ibid., p. 97.