3-3 Idéologie et engagement sur internet : un militantisme virtuel ?

Nous examinerons cette éventualité en poursuivant notre analyse de l’affaire Enderlin. Les forums de discussion sur internet contribuent non pas à redéfinir les relations presse-opinion publique mais proposent des espaces de légitimité inédits, contraints cependant par des problématiques conjoncturelles ; l’anonymat de ces lieux de discussion facilite l’échange, créant ainsi l’illusion d’une parole « libérée » de la contrainte sociale. L’accusation de désinformation est un point récurrent des tensions entre presse et opinion publique. L’état de veille des médias français depuis plusieurs mois (au moment de l’affaire Enderlin) et la prise de position identitaire dans l’espace public hexagonal, conduisent à crisper le débat entre représentations médiatiques et identitaires, provoquant la mise en place d’unités associatives électroniques comme Vigie Médias Palestine et Desinfos.

Nous nous sommes attachés à observer les forums de discussions du site Réinfo-Israël sur le sujet. C’est un des rares sites de propagande à déclarer ouvertement « présenter le conflit du Proche-Orient dans une optique principalement israélienne. » Nous avons relevé sur Réinfo-Israël plusieurs occurrences touchant de près (la diffusion du Rêve brisé) ou de loin (la mort en direct de Mohamed Al-Dura diffusé par France 2) à l’affaire Enderlin ; leur contenu n’offre rien de nouveau sur l’affaire. Les différentes apparitions d’Enderlin à la télévision française et la promotion du documentaire y sont mentionnées. Par contre, le fait que ces items appartiennent à des rubriques intitulées : « Interagissez contre la désinformation : reportage honnête », « Appels-Communautés-Cris du Cœur-Indignations », souligne le caractère alternatif d’internet dans l’activité militante. Et c’est précisément pour cela que l’information électronique trouve dans les forums de discussion une caisse de résonance très efficace.

Dans l’affaire Enderlin, la notion de vérité est centrale, ce qui nous renvoie à sa singularité (dans le sens d’un rapport singulier/collectif). Le centre de la polémique réside selon nous dans le double axe vérité singulière / vérité communautaire (identitaire) - représentation symbolique / couverture médiatique. La lecture d’un quotidien ou la navigation sur internet sont toujours plus ou moins le fruit d’une médiation entre un singulier – l’individu qui est en train de lire un article, de consulter une page web – et un collectif – l’individu a aussi une lecture de l’événement en référence à des construits sociaux dépendant de ses logiques d’appartenance collective.

Les listes de diffusion ont également une place importante dans l’affaire Enderlin. Elles constituent un relais important de l’information, dans le cas présent l’appel à manifester pour ou contre C. Enderlin, et permettent sinon de créer l’action militante, du moins de la relayer. Courriers électroniques et/ou listes de diffusion rendent « possible une redistribution de la prise de parole et plus généralement de la participation. Elle(s) vise(nt) à l’amoindrissement des processus de délégation au profit d’une expression militante libre, publique, directe et transversale qui se visibilise sur des espaces de communication dégagés de toute censure a priori 205  ». En outre, contribuer à une liste de diffusion en servant par exemple de « passeur » permet à l’origine de la source (souvent militante) de toucher parfois une audience non militante. Ce phénomène est lié à un réseau d’interconnaissances dont les capacités communicationnelles sont décuplées par les potentiels du média électronique. F. Granjon le nomme « la porosité des frontières entre les Nous militants et les Ils non militants 206  ».

La multiplication des listes de diffusion sur le net permet-elle de croire en l’efficacité de ce média pour la promotion de l’activité militante ? Rien n’est moins sûr et il est même fort probable qu’elle n’entraîne pas nécessairement l’action. Par contre, ces listes constituent un nouveau palier dans l’affaissement de la médiation du réel, en construisant une relation inhabituelle de l’opinion publique à l’événement.

Si nous reportons cette analyse à un cadre plus général, dépassant celui de l’affaire Enderlin, nous pouvons sérier le militantisme en ligne en quatre catégories principales : un espace public digital, l’hypothèse de l’émergence de nouvelles communautés en ligne, le développement du cyberactivisme et la valorisation de la prise de parole individuelle. L’information et la facilitation de sa circulation sur le net sont les deux principaux éléments conducteurs de l’idéologie et de l’activité militante en ligne.

Internet se présente comme un espace public digital, véritable espace coopératif autorisant à la fois l’accès à une grande quantité d’information, l’échange de certaines données et les dialogues en ligne. Les technologies déployées par le net, la connexion entre des lieux de réception différents, permettent de réduire les distances géographiques qui freinent ordinairement l’activité militante et complexifient son organisation. Elles produisent une double atténuation des distances, physiques comme nous le mentionons précédemment, mais aussi hiérarchiques ; en ce sens, le dispositif technique semble induire la nature des échanges entre internautes. Ces réseaux, qui sont le fruit non plus seulement d’une proximité territoriale mais surtout d’une mise en commun d’une technique (internet) et d’une idéologie, déterminent une relation à l’identité militante oscillant entre « des Nous de référence diversifiés (Nous local partiel, Nous global universel) 207  ». Cet espace public digital ne se caractérise pas par sa nouveauté mais par la manière dont il recompose sur la toile les identités présentes dans la vie non-connectée, façonne l’intersubjectivité, et facilite le dialogue entre ces solitudes interactives. F. Granjon le définit au travers des « conditions du caractère processuel du document électronique » et l’envisage alors comme « le lieu de la constitution d’une intersubjectivité pratique 208  ». La spécificité de l’espace public tabulaire est de relier (matériellement et symboliquement) des identités parfois éloignées socialement (et géographiquement) au sein d’un militantisme basé sur une solidarité technique. Nicolas Nodier, dans son livre Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées 209 , présente ce phénomène comme un ensemble de liens originaux créés par la médiation technique du réseau des réseaux. Celui-ci conduirait « au réagencement des modalités du concernement et des cadres de l’engagement 210  ». Ces nouvelles modalités d’engagement couplées à une intersubjectivité pratique constituent la base de l’espace public digital. L’usage d’internet dans l’activité militante semble instituer un espace où la transparence des arguments et des positions de chacun est la condition sine qua non d’un débat d’idées lisibles par tous. Les militants, cependant, semblent voir internet à travers son usage pratique, donc comme un outil de communication, alors qu’il s’apparente pour les non-militants ou les néo-militants à un lieu de stockage, de consultations d’informations, de diffusion d’idéologies et un moyen de dialogues entre internautes.

Le développement du cyberactivisme est un phénomène avéré ; il suffit pour s’en persuader d’observer le fleurissement de sites « engagés » dans une action politique et/ou citoyenne. La question de la structuration du cyberactivisme pose néanmoins question. Le premier atout du militantisme en ligne est qu’il réduit considérablement ce que Ronald Burt nomme les trous structuraux 211 . Ils concernent l’éloignement spatial que nous avons évoqué précédemment, mais aussi la distance temporelle entre deux consultations d’un site ou d’une action militante, et enfin la distance sociale. Le réseau des réseaux permet de créer des ponts entre des individus qui ne se seraient probablement pas rencontrés dans la vie « non-connectée ». Il facilite également des échanges entre militants et non-militants.

Le cyberactivisme a crée de nouveaux intercesseurs. Nous reprenons ici la typologie de F. Granjon, sur les nouveaux intermédiaires militants-médiateurs dans la diffusion de l’information. Ils se divisent en trois groupes : les passeurs, les filtreurs et les interprètes. Les passeurs transmettent l’information sans autre modification que formelle au sein de groupes divers. Les passeurs utilisent différents moyens de transmission, mais les listes de diffusion constituent un point important de leur activité. En rendant plus visible et donc lisible l’information, leur but est de mettre sur le devant de la scène électronique des problématiques parfois en manque de publicité. La cible des passeurs est indistincte ; ces médiateurs visent à toucher un ensemble de personnes. Les filtreurs, au contraire, trient l’information avant de la redistribuer aux internautes-militants. Leur fonction est d’aider les militants à s’approprier l’information adaptée à leurs besoins. Le discours est calibré de manière à organiser son usage. La différence principale entre les passeurs et les filtreurs réside dans le fait que les filtreurs et leurs bénéficiaires appartiennent à « des réseaux de sociabilité pré-constitués 212  ». Ceux-ci sont généralement le fait d’un militantisme antérieur. Enfin, les interprètes possèdent la capacité d’analyser et de commenter les informations, de fournir le bon niveau de lecture du discours. Leur expertise les différencie des filtreurs et leur confère le rôle de pourvoyeur de sens et d’aide cognitive. Ces nouveaux intermédiaires ont été créés par internet dans le but de gérer des quantités discursives abondantes dans un espace technique inédit.

Le cyberactivisme permet une activité en ligne flexible dans la mesure où la fréquence et la durée de connexion sont le fait du seul internaute. Il se fonde sur des réseaux de la vie non-connectée qu’il renforce par une connexion régulière. Le cyberactiviste définit généralement son activité comme la continuation pratique de son engagement.

Nous avons partiellement répondu à l’hypothèse de l’émergence de nouvelles communautés en ligne avec l’étude de l’affaire Enderlin. Même si le domaine de l’action collective tend à s’élargir avec le développement de l’usage d’internet, l’engagement de l’internaute, qu’il ait été activé à partir un courrier électronique envoyé par une liste de diffusion ou par la consultation un site web, reste aléatoire. Cet engagement peut néanmoins être facilité si l’internaute appartient à la communauté d’intérêt présentée sur internet ; en d’autres termes, le Nous  militants – en ligne ou non - convaincra d’autant plus aisément le Ils internautes si celui-ci appartient au même Nous identitaire que l’émetteur, même non militant. Le caractère novateur de ces communautés réside essentiellement dans la capacité d’internet à relayer, voire à former des groupes fondés sur « une modalité de partage communautaire non-territoriale ou a-territoriale 213  ». Le recours à internet affaiblit les barrières communicationnelles et encourage la participation militante. La répétitivité des connexions et des échanges électroniques chez les néo ou les non-militants peut néanmoins renforcer l’artifice d’une adhésion communautaire et d’un activisme avéré.

En dernier lieu, internet développe de façon exponentielle une forme d’autonomie discursive. Sous couvert d’une opinion démocratisée et libérée des médiations traditionnelles, le réseau des réseaux permet à l’internaute de produire des cadres d’interprétation qui le singularisent. Les positions s’individualisent, s’émancipent et se radicalisent en l’absence d’intermédiaires. La parole individuelle est donc valorisée sur internet ; néanmoins cette valorisation doit se comprendre dans une logique d’articulation de l’information et de l’événement dans le but d’une visibilité optimisée, et non comme une stratégie d’évitement ou de substitution des gestionnaires traditionnels de l’information. Autrement dit, la parole individuelle sur internet doit se comprendre comme un phénomène d’appoint à une information primaire et première – celle des militants et/ou celle des médias selon la circonstance, et un moyen publicitaire complémentaire. Pierre Chamblat constate d’ailleurs que « les TIC se révèlent moins antagonistes des médias qu’elles n’accompagnent la recomposition des fonctions de l’espace public ». En encourageant l’horizontalité de la propagation des informations, internet répond pour partie à l’idéal d’un échange d’égal à égal voulu par ses initiateurs. Pour partie seulement, car nous avons vu précédemment que ce réseau égalitaire est devenu un artefact dès l’instant où des logiques économiques et politiques s’en sont emparées.

La valorisation de la parole individuelle tient également aux techniques de diffusion inhérentes à internet : « l’utilisation du courrier électronique et des listes de diffusion rend possible une redistribution de la prise de parole et plus généralement de la participation. Elle vise à l’amoindrissement des processus de délégation au profit d’une expression militante libre, publique, directe et transversale qui se visibilise sur des espaces de communication dégagés de toute censure a priori 214 . » Les modalités de prise de parole évoluent vers une individualisation du discours mais aussi vers le refus d’une parole déléguée. Il y a sur internet une présentatification exacerbée de la parole de soi ; l’énonciation individuelle devient la modalité constituante du discours sur le net. Seuls certains sites, comme ceux des partis politiques, conservent une identité discursive collective et semblent moins se construire sur le schéma proposé par F. Granjon : « l’expression individuelle, singulière et multiple devient donc le régime général d’intervention et la condition d’élaboration de celle [...] du collectif, qui se construit en partie sous les yeux du contributeur 215 . » 

Internet, dispositif technique support et producteur du message, innove donc en matière d’information, de revendication identitaire et d’engagement militant. Le silence de la presse écrite sur l’affaire Enderlin caractérise la difficulté des médias, dits de masse, à mobiliser des représentations originales dès lors que leur intégrité est mise en doute. Néanmoins, même si internet autorise la prise de distance à l’égard des cadres discursifs habituels et investit de nouveaux espaces d’expression, notamment en matière de débats idéologiques, se créent in fine de nouveaux intermédiaires dans la diffusion de l’information (webmasters, modérateurs dans les forums de discussion, intercesseurs, etc.).

Notes
205.

Granjon F., op.cit., p. 145.

206.

Ibid., p. 145.

207.

Granjon F., op.cit., p. 81.

208.

Ibid., p. 90.

209.

Nodier Nicolas, Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées, Paris, Métallié, 1995.

210.

Ibid., p. 93.

211.

Burt Ronald, “The social structure of competition”, ed. par Nohria Nitin et Eccles Robert., Networks and organizations : structure, form and action, Boston: Harvard Business School Press, 1992, p. 57-91.

212.

Granjon F., op.cit., p. 137.

213.

Granjon F., op.cit., p. 102.

214.

Ibid., p. 145.

215.

Granjon F., op.cit., p. 145.