2-Le cas du terrorisme 

Comme l’Etat, la propagande et le pouvoir, le terrorisme englobe des réalités extrêmement disparates bien que couramment employées. Nous les précisons donc dans cette subdivision et délimitons son usage dans le contexte des conflits étudiés.

2–1 Le ou les terrorisme(s) ?

« Les meurtriers ne sont pas des martyrs [nom donné dans les pays arabes aux auteurs d’attentats-suicides]. Prendre pour cible des civils est immoral, quel qu’en soit le prétexte. Les terroristes ont déclaré la guerre à la civilisation 15 .» Cette phrase prononcée par Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense (2001-2006) du gouvernement américain, et rapportée par le journal Le Monde au printemps 2002, montre bien que dans les conflits se jouent aussi une guerre des mots. Certes, les propos de D. Rumsfeld sont à remettre dans le contexte d’une lutte ouverte des Etats-Unis contre le terrorisme, mais ils soulignent l’importance symbolique de la terminologie et son appropriation par le pouvoir politique. La mise entre crochets par Le Monde de la définition de « martyr » est significative de la distance discursive prise par le quotidien vis-à-vis de ce mot ; le ton pédagogique de l’énoncé est assez inhabituel. Il assez rare en effet qu’un journaliste prenne autant de précautions avec la terminologie. Mais la situation de tension qui régnait en France à cette époque, manifestations pro-israéliennes et palestiniennes se succédant, peut en partie expliquer ce souci d’écriture.

Le terrorisme peut, selon nous, se définir en cinq points 16 :

  • il est un acte prémédité visant à créer un climat de terreur ;
  • il est toujours dirigé vers une audience (en l’occurrence la société civile - audience potentielle des médias- et les médias) ;
  • il frappe selon deux tendances : au hasard, c’est-à-dire sans cible précisément définie, une foule dans un marché par exemple, ou cherche à ébranler physiquement et symboliquement une nation à travers des objectifs précis. Les cibles sont multiples : le terrorisme peut viser des hommes dans un lieu symbolique (l’assassinat de musulmans au Tombeau des Patriarches en Cisjordanie en 1997), des personnalités politiques (l’assassinat de Lord Mountbatten en 1979) ou des symboles religieux (l’attentat perpétré au printemps 2002 dans un hôtel de Netanya en Israël au moment de la Pâque juive) ;
  • il cherche à influencer et donc à modifier les comportements politiques ;
  • il est considéré comme le recours ultime pour faire « entendre sa voix » et se présente comme un moyen de communication unilatéral. L’acte terroriste détruit par la violence physique et symbolique toute éventualité dialogale. Il y a une parole mais celle-ci est totalitaire.

On peut ajouter à cette première définition quelques éléments issus de l’étude réalisée par David Miller dans Don’t Mention the War 17 . L’auteur met en avant le fait que l’exégèse du mot terrorisme est contrainte par des enjeux politiques et symboliques. Il oppose la théorie de la définition du terrorisme proposée dans le Prevention of Terrorism Act (PTA) 18 , « Le mot terrorisme se définit par l’usage de la violence à des fins politiques et inclut toutes les violences dont le but est de plonger le public ou une partie du public dans la crainte», au cas pratique : « Mais en pratique, c’est à la seule violence des groupes non-étatiques, ou d’états non occidentaux, que se réfère cette définition 19 . » D. Miller dénonce le flou sémantique d’une telle définition dans la mesure où « le terrorisme est l’usage systématique du meurtre ou de tout autre type de violence physique à des fins politiques. En particulier, il y a un point d’accord important sur le fait que le terrorisme est, soit indiscriminé, soit vise largement les cibles civiles, soit les deux 20  ». Caractériser le terrorisme par l’indiscrimation de la cible renvoie à l’interprétation qu’en propose Jean Baudrillard, dans la mesure où « le terrorisme actuel, inauguré par la prise d’otages et le jeu différé de la mort n’a plus d’objectif […] déterminé. C’est ça le terrorisme, il n’est ni original, et insoluble que parce qu’il frappe n’importe quand, n’importe qui 21  ». Pour J. Baudrillard, l’indistinction de la cible (doublée de l’effet de surprise) sur-dramatise l’événement et constitue le corps symbolique de la violence terroriste. J. Baudrillard précise son propos dans L’esprit du terrorisme 22 lorsqu’il revient sur les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, et sur leurs conséquences sur la géopolitique et la « géo-symbolique »mondiale. Le terrorisme (en dehors des terrorismes séparatistes) est devenu mondial ; s’il vise certes indistinctement une cible physique, il cherche cependant à toucher très précisément une cible symbolique. Il n’y a pas, selon lui, de « logique purement destructrice » dans l’acte terroriste ; l’auteur parle de l’acte symbolique (humilier l’adversaire, lui faire peur) qui prime sur l’acte physique destructeur (se faire exploser). Et, en ce sens, l’action terroriste « ne vise pas l’élimination impersonnelle de l’autre. Tout est dans le défi, et dans le duel, c’est-à-dire encore dans une relation duelle, personnelle, avec la puissance adverse 23  ». Pour lui, enfin, la violence terroriste impacte aussi puissamment l’opinion publique et les politiques occidentales parce qu’elle est autant symbolique que réelle.

D. Miller considère que l’ambiguïté de la définition proposée par la pensée contre-révolutionnaire réside dans la nature des cibles touchées (des civils). Il constate que l’armée britannique et la police nord-irlandaise comme l’IRA ont tué des civils et, qu’en référence au PTA, ils peuvent être considérés comme terroristes. Selon D. Miller, la question de la cible ne serait donc pas un facteur pleinement opératoire dans la qualification du terrorisme. Il semblerait que les penseurs britanniques de la Contre-Révolution, sur lesquels nous reviendrons ultérieurement, fondent la définition du terrorisme sur l’acte lui-même. Conor Gaerty définit le ainsi : « Les actes de violences […] impliquent une infliction délibérée ou…une infliction menaçant de violences physiques sévères; comme tuer et mutiler, et sont la marque déposée de terroristes 24 . » D. Miller met délibérément en avant la question de la violence d’Etat qui, dans certains cas, peut être considérée comme terroriste. Il pointe l’enjeu stratégique, politique et symbolique de la définition des termes terroriste ou terrorisme. Il va même plus loin en affirmant qu’il n’y a de définition non-partisane possible qu’en deux occasions : lorsque ceux qui ont le pouvoir politique de définir le terrorisme s’en désintéressent ou lorsqu’un nouveau terme pour ce genre de violence a été trouvé ce genre de violence. Le terme terrorisme est systématiquement employé par les gouvernements dans une acception péjorative, disqualifiante et surtout délégitimante. Selon D. Miller, définir ainsi les opposants à un régime étatique représenterait pour les gouvernements la poursuite active de la légitimation de leur action politique.

A l’heure actuelle, il y aurait, selon nous, plusieurs formes de terrorisme : un terrorisme « traditionnel » afin de faire connaître une revendication politique ; dans les deux conflits, il s’apparente largement à une revendication territoriale. Les auteurs sont des groupes paramilitaires nationaux, comme l’IRA ou les Brigades des Martyrs d’Al Aqsa.

Le terrorisme d’Etat qui, sous couvert de l’intérêt supérieur de l’Etat, mène des actions agressives et répressives (enlèvements, assassinats) contre des individus ou des groupes soupçonnés de mettre en danger la nation. Il est généralement pratiqué par les services secrets à des fins politiques, sur commande de l’Etat.

L’hyper-terrorisme s’apparente à un acte de guerre et vise massivement une nation, une politique ; leurs auteurs revendiquent généralement leur appartenance à une organisation et une idéologie supranationales. Les attentats du 11 septembre 2001, ceux de Madrid et de Londres par leur ampleur – dégâts matériels et nombre de victimes - peuvent être qualifiés d’hyperterrorisme et semblent marquer une nouvelle ère dans l’action terroriste et dans sa médiatisation : celle d’un média-terrorisme à grande échelle. Cette classification distingue entre les auteurs et les buts, et non pas entre les cibles, contrairement aux penseurs de la Contre-révolution qui, eux, établissent la définition du terrorisme sur la question de l’indifférenciation des cibles.

Ces différents éléments mettent en évidence la nature équivoque du terme terrorisme. Quel est la place d’internet en matière de terrorisme ? Selon Dorothy Denning, Professeur à l’Université Georgetown aux Etats-Unis et spécialiste américaine de la question, « le cyberterrorisme est la convergence du terrorisme et du cyberespace 25  ». Dans un entretien réalisé sur le site terrorisme.net 26 , elle explique plus longuement sa conception du cyberterrorisme :

« En me fondant sur la définition du terrorisme donnée par le Département de la Défense, je définirais la cyberterreur comme l'usage calculé de cyberattaques ou la menace de cyberattaques pour susciter la peur - avec l'intention de contraindre ou d'intimider des gouvernements ou des sociétés, en poursuivant des objectifs qui sont généralement politiques, religieux, ou idéologiques. Un mot clé ici est celui de "peur". L'attaque doit être assez grave pour engendrer une peur comparable à celle suscitée par d'autres formes de terrorisme, par exemple l'utilisation d'explosifs pour tuer des gens. Il n'y a pas d'exemples d'attentats de ce genre aujourd'hui, mais un attentat qui couperait l'électricité pendant des jours entiers répondrait probablement à ces critères.  »

D. Denning met donc la peur au centre de tout acte terroriste et rapproche dans ses objectifs le cyberterrorisme des autres terrorismes. Seul le mode opératoire diffère ostensiblement.

Nous ne pensons pas que le terme de « cyberterrorisme » très en vogue soit pertinent dans notre cas ; l’intérêt d’internet pour le terrorisme réside selon nous en amont – recruter d’éventuels partisans – ou en aval – convaincre de la légitimité de l’action – de l’acte terroriste. S’agit-il alors de cyberterrorisme ? Non, dans la mesure où dans les deux conflits, le cyberespace n’est pas utilisé comme une arme susceptible de déclencher informatiquement une explosion dans une centrale nucléaire, ou de couper l’électricité. Internet y est utilisé comme un vecteur d’information, et n’est pas envisagé comme une nouvelle forme d’organisation du terrorisme, ni de production de l’acte terroriste. Il nous semble donc plus approprié dans ce cas de parler de « terrorisme médiatique », qualification qui prend en compte la mise en scène de l’acte terroriste, réalisée par les différents auteurs des violences.

Après avoir posé les bases d’une définition possible du terrorisme, nous souhaitons l’appliquer aux deux conflits étudiés.

Notes
15.

Jarreau Patrick, « Les diplomates tentent dans le désordre d’arrêter l’offensive d’Israël », Le Monde, 05/04/2002.

16.

Nous nous référons ici à une typologie proposée par Jacques Fontanel, Professeur d’économie, à l’occasion d’un exposé intitulé « Les coûts du terrorisme dans un contexte de mondialisation », Colloque Gestion de Crise, CERIEP, Lyon, 22-23/05/2002.

17.

Miller David, Don’t Mention the War, Londres, Pluto Press, 1994, 368p.

18.

Le Prevention of Terrorim Acts a été en vigueur entre 1974 et 1989 pour lutter contre le terrorisme en Irlande du Nord. Il confére des pouvoirs d’urgence aux forces de police dans les régions où le terrorisme sévissait.

19.

Wilkinson Paul, «Terrorism and Propaganda», p. 28, ed. par Alexander Yonah et Latter Richard, Terrorism and the Media : Dilemmas for Government; Journalists and the Public, Washington, Brassey’s, 1990 : « Terrorism means the use of violence for political ends and includes any use of violence for the purpose of putting the public or any section of the public in fear. But in practice it is only the violence of non-state groups, or non-Western states, to which these definitions refer. »

20.

Miller D., op.cit, p. 4 : « (…) terrorism (that) is the systematic use of murder or other physical violence for political ends. In particular, there is substantial agreement that terrorist violence is either indiscriminate or mostly targets civilians or both. »

21.

Baudrillard Jean, A l’ombre des majorités silencieuses, Paris, Denoël, 1982, p. 59-60.

22.

Baudrillard J., L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002.

23.

Baudrillard J., op.cit, p. 35.

24.

Gearty Conor, Terror, Londres, Faber, 1991, p. 8 : « Acts of violence (…) involve the delibarate infliction or… the threatened infliction of severe physical violence ; killing and maiming are the trademark of terrorists. »

25.

Extrait d’une allocution prononcée par D. Denning, Cyberterrorism, devant le Congrès des Etats-Unis le 23 mai 2000.

26.

Disponible sur : htpp://www.terrorisme.net [ref. du 22/09/2002].