Dans les deux conflits, les moyens pour parvenir au but que se sont fixées les différentes parties diffèrent plus ou moins. Les modalités de la confrontation peuvent être ainsi schématisées : d’un côté, il s’agit de l’action armée de l’Etat et de l’usage de la voie législative, judiciaire, donc politique – mobilisation des forces militaires et policières ; de l’autre, il y a exercice de la violence terroriste et action politique.
Nous souhaitons ici envisager plus précisément les méthodes « terroristes 27 » employées par les organismes paramilitaires, et nous constatons d’emblée qu’elles divergent sensiblement.En Irlande du Nord comme au Proche-Orient 28 , elles se sont développées sous forme d’assassinats de personnalités représentant l’un ou l’autre camp, de prise d’otages et d’attentats à la bombe. Ce dernier aspect mérite que nous nous y arrêtions ; en effet, l’attentat à la bombe ne procède pas de la « même logique » pour les groupes paramilitaires palestiniens et nord-irlandais : les premiers en se faisant exploser avec leur engin accomplissent un acte qui va au delà du politique, et qui s’apparente au rituel religieux sacrificiel alors que les seconds, sauf accident, n’explosent pas avec leur bombe. La bombe est ici une arme de guerre au même titre qu’une kalachnikov.
Quelle distinction faire entre l’acte politique et l’acte religieux ? La spécificité du religieux est d’être une forme de médiation particulière qui implique le sujet dans son inconscient collectif et confère à l’acte religieux une sorte de transcendance et d’intemporalité. Le politique implique l’individu dans son appartenance collective à un groupe idéologique, déterminée dans le temps et dans l’espace. Dans le conflit au Proche-Orient, l’acte religieux se dissout dans l’acte politique. Le religieux se fonde sur la représentation du sujet dans son expérience propre. En principe, le politique s’adresse à l’indistinction. Il y apar conséquent dans le cas des attentats perpétrés par des palestiniens un lien évident entre terrorisme et religieux, une connexion qui peut s’apparenter au fanatisme. Si nous nous référons à la définition proposée par B. Lamizet,le fanatisme«c’est l’écrasement de la distance entre singulier et collectif. Pour que le fanatisme existe, les médias ne suffisent pas. Il faut également du désir. Refoulement complet du singulier, il n’y a plus que du collectif 29 . »
L’attentat kamikaze palestinien se réalise dans une double-mort qui touche les deux parties du conflit : celle du kamikaze et celles des victimes israéliennes. La première phase s’intègre dans un processus sacrificiel, celui du « martyr qui devient tueur 30 » ; la seconde naît justement de la négation de l’individu (sujet singulier) puisque le kamikaze tue indistinctement : il vise le collectif israélien. Il y a du politique et du sacré dans la dénomination même du terroriste palestinien par les médias, avec le terme « martyr ». Ainsi l’identité collective palestinienne ne peut se réaliser dans le cas de l’attentat kamikaze que dans le renoncement à la singularité du « martyr » ; le kamikaze ne tue pas « en son nom » mais au nom de ce qu’il revendique comme étant de l’ordre de la résistance palestinienne.
Michel WieviorkaetDominique Woltonaffirment également, dans leur ouvrage Terrorisme à la Une 31 ,quela seule relation entre médias et terrorismeest insuffisante à faire du fanatisme l’unique raison du terrorisme palestinien. Pour eux, tout part de la relation triangulaire entre médias, terrorisme et pouvoirs politiques. Par conséquent, ne peut-on pas dire que les attentats commis par les branches armées du Fatah et du Hamas sont à la croisée entre le religieux et le politique, et que la qualification religieuse par les médias et par les kamikazes eux-mêmes de ces actes appartient à la rhétorique de l’action politique ?
Le fanatisme paradoxalement est religieux. Paradoxalement, car comment deux notions si antithétiques dans leur rapport à l’individu – la croyance est individuelle et le fanatisme, l’effacement de cet individuel – peuvent-elles se mêler ? Il y a très peu de – voire aucun - fanatisme purement politique. Plus que la distinction entre ces deux éléments épithètes de l’acte terroriste palestinien, c’est la façon dont les médias retranscrivent cette dualité entre individuel et collectif qui est intéressante.Les médias se sont d’ailleurs largement servis – lors de la dernière Intifada – de l’image du « martyr » et de la piété, à travers notamment les portraits de jeunes kamikazes et de leurs mères. A cet égard, le site du Hezbollah 32 est édifiant : les vidéos et les photos que son site internet propose en libre consultation dévoilent la puissance de ce média en termes de propagande et de diffusion d’une information très partisane. Le religieux dans ce type de support est très présent et joue un rôle de connecteur entre le lecteur et la réalité lointaine de l’événement ; la dialectique réel-symbolique fonctionne pleinement.
Le terrorisme nord-irlandais ne procède pas de la même logique opératoire. Le religieux n’est pas ancré dans l’acte terroriste comme dans le terrorisme palestinien, ni dans la nature de l’opposition entre Républicains et Unionistes. Présenter ce conflit comme une opposition entre Catholiques et Protestants ne correspond pas à la réalité de terrain, mais permet aux médias internationaux (dont la presse française) de mobiliser des schémas d’opposition facilement identifiable par une opinion publique étrangère au conflit. Le terrorisme nord-irlandais – qu’il soit le fait des groupes paramilitaires loyalistes ou nationalites 33 - est avant tout un terrorisme politique. Dans le corpus étudié, seuls les médias français mobilisent la terminologie Catholiques / Protestants pour qualifier l’opposition politique entre Unionistes et Protestants. Si nous tentons d’établir une typologie du terrorisme nord-irlandais, et que sous ce terme, nous incluons tous les actes de violence commis par les groupes paramilitaires loyalistes et nationalistes, nous constatons trois grands types d’actions : les attentats à la bombe, les assassinats politiques et intercommunautaires.
Si nous nous référons aux statistiques correspondant à la période 1969 – 1993, 58 % des attentats à la bombe sont imputables aux Nationalistes (dont 43% à l’IRA), 27% aux Loyalistes et 11% aux forces de sécurité britanniques et nord-irlandaises. Nous pouvons en déduire que plus de la moitié des attentats à la bombe sont le fait de l’IRA ; néanmoins, la responsabilité loyaliste dans ce type de violences n’est pas négligeable. Ces statistiques sont intéressantes car elles vont à l’encontre de l’image que renvoient les médias à l’opinion publique internationale : celle d’un conflit marqué par l’action terroriste de l’IRA alors que l’UVF (Ulster Volonteer Force) a été responsable de nombreux attentats dans les années 70. L’attentat d’Omagh imputable à des dissidents de l’IRA survenu le 15 août 1998 est le plus meurtrier de l’histoire du conflit ; il a fortement marqué l’opinion publique britannique et internationale par sa violence et par le moment de sa réalisation (après la signature des accords de paix du Good Friday Agreement).
Si nous débutons la longue série d’attentats à la bombe avec ceux du Bloody Friday survenus à Belfast le 21 juillet 1972 (vingt-deux bombes explosent le même jour) et que nous la terminons avec les attentats d’Omagh, nous pouvons constater que l’IRA (ou ses dissidents) n’ont frappé que cinq fois en dehors du territoire nord-irlandais (une fois en Irlande et quatre fois en Angleterre). Ce dernier aspect confirme que le terrorisme nord-irlandais est essentiellement séparatiste et national, et ne vise pas le sol international comme a pu le faire parfois le terrorisme palestinien avec entres autres la prise d’otages d’athlètes israéliens par des activistes palestiniens aux Jeux Olympiques de Munich en 1978.
Le terrorisme nord-irlandais est donc le fait des deux communautés présentes en Ulster ; les violences intercommunautaires et les assassinats en sont le second aspect. Deux types d’événements sont à mettre au compte des deux opposants : les assassinats politiques (parmi lesquels on en compte certains dont le mode opératoire est l’attentat à la bombe comme ce fut le cas pour Lord Mountbatten) qui visent soit des personnalités politiques britanniques, soit des membres des principaux groupes paramilitaires, et les opérations « commandos » qui visent des civils du clan opposé. Nous n’incluons pas sous la classification de « terrorisme » les violences intercommunautaires qui surviennent durant les émeutes dans la mesure où elles ne sont pas forcément le fait de paramilitaires et opposent des civils entre eux.
Nous envisageons sous ce terme et dans ce paragraphe les seules actions terroristes commises par les groupes paramilitaires palestiniens et nord-irlandais (catholiques et protestants). Nous nous éloignons volontairement de la position de D. Miller, pour qui le flou terminologique autour de la définition de l’acte terroriste, dans la pensée contre-révolutionnaire, induit une ambiguïté forte et laisse sous-entendre que l’Etat commet aussi des actes terroristes.
Le bilan des victimes de la seconde Intifada (entre septembre 2000 et septembre 2006) est de 1045 Israéliens, 4458 Palestiniens et 71 autres nationalités (Source Internazionale, 30/11/2006), revue hebdomadaire italienne d’informations internationales). Nous donnons plus loin un bilan partiel des victimes des violences en Irlande du Nord.
Lamizet B., « Communication et Politique », Séminaire de Master 2_- Sciences Information et Communication, Lyon 2 - Université Lumière, 2001.
Daniel Sibony, Proche-Orient : Psychanalyse d’un conflit, Paris, Seuil, 2003, p. 9.
Wieviorka Michel, Wolton Dominique, Terrorisme à la Une, Paris, Gallimard, 1987.
Le Hezbollah n’est certes pas un groupe paramilitaire palestinien, mais il a la particularité d’être à la fois un parti politique chiite libanais possédant des députés au parlement libanais et une branche paramilitaire, dont l’action armée est reconnue et condamnée internationalement. Nous les citons, car leur lutte contre Israël inspire largement les groupes paramilitaires palestiniens.
La presse britannique emploie généralement le terme « nationalistes » pour qualifier les membres des groupes paramilitaires républicains, et « loyalistes » pour les paramilitaires unionistes. Le vocable « Unionistes » et « Républicains » est généralement réservé aux partis politiques et à leurs partisans, alors que les termes « Catholiques » et « Protestants » permettent de distinguer les deux communautés. Nous empruntons à la presse britannique ces différentes qualifications et la fixons dans notre écriture. Nous verrons cependant, dans la troisième partie de notre thèse, que cette terminologie est soumise à variations selon les circonstances, et que ces modulations lexicales dévoilent les stratégies discursives à l’œuvre dans les médias.