1–2 L’espace public en crise

Louis Quéré oppose la thèse de J. Habermas à celle de Richard Senett concernant la notion et le processus opératoire de l’espace public : « Le domaine public de Sennett était celui de la présentation de soi, c’est-à-dire celui des modèles historico-culturel de l’être-en-public, celui donc de l’actualisation des médiations instituées de l’intersubjectivité. Il en va tout différemment de la sphère publique d’Habermas. L’espace communicationnel que ce concept appréhende n’est plus celui de l’interaction quotidienne et de conduites ordinaires, mais celui de l’Institution 60 . »

Cette confrontation est intéressante dans la mesure où elle juxtapose deux courants de pensée fondateurs. The fall of public man 61 de R. Sennet consacre la disparition de la théâtralisation de l’espace social et l’émergence d’une société intimiste sans aucune autre médiation que celle de notre propre subjectivité. La tendance actuelle des médias à s’attacher à l’intimité de la sphère privée, et ce même dans les pages « International » de nos quotidiens, est un exemple du changement de la société, souligné par R. Sennet. De son côté, J. Habermas  voit dans l’évolution technologique et économique un facteur de crise de l’identité sociale et donc de l’espace public.

Cette tendance se retrouve notamment dans certaines rubriques « Horizons » ou « Société » des quotidiens Le Monde  et Libération. Ainsi, il n’est pas rare de lire des dossiers consacrés aux sphères familiales israéliennes ou palestiniennes. Les journaux nous font entrer de plain pied dans l’intime et confinent l’événement conflictuel, dans ses dimensions stratégiques et politiques à l’accessoire 62 . La limite entre privé et public devient alors floue ; nous illustrerons cette altération de la frontière entre l’un et l’autre dans la représentation de l’événement conflictuel dans la troisième partie de notre recherche.

A partir du dernier quart du XIXème siècle, la frontière entre sphères publique et privée devient plus incertaine ; les intérêts économiques et l’Etat interventionniste prévalent : « L’interventionnisme a pour origine le fait que des conflits d’intérêts se sont traduits en conflits politiques lorsqu’il n’a plus été possible de les régler sur le seul plan de la sphère privée.(…) On peut constater entre l’Etat et la société, et pour ainsi dire, « à partir de » chacun de ces deux domaines, l’apparition d’une sphère sociale repolitisée qui échappe à la distinction entre « public » et « privé 63 . »

Cette notion d’indistinction entre ces deux lieux nous intéresse particulièrement dans la mesure où elle préfigure l’évolution, non seulement de l’espace social mais aussi des rapports de pouvoirs et de conflits inhérents. Selon L. Quéré, c’est là une des faiblesses de la thèse de J. Habermas que d’envisager le procès social de détermination du tiers symbolisant sous le seul aspect du consensus libre et de l’exercice raisonné de la parole. Se jouent en son sein des tensions entre Etat, opinion publique et médias qui sont davantage de l’ordre de l’influence et du consensus induit ; nous verrons dans les paragraphes suivants comment s’exercent ces différents tiraillements dans les situations de crise.

La transformation progressive de la société au XIXème siècle et le changement de statut de la presse qui ne joue plus, aux yeux de J. Habermas, le rôle de relais d’une communication politique fondatrice, entraînent donc une crise de l’identité sociale. La presse devient un enjeu de pouvoir et de manipulation au service des logiques de l’Etat et des puissances économiques. Cette thèse, discutable sur certains points, n’en demeure pas moins fondamentale dans la mesure où elle préfigure tout un courant de pensée sur l’opinion publique et le rapport de celle-ci aux médias et à l’Etat.

Le modèle d’une presse « contrainte » que dessine J. Habermas est fort révélateur et trouve un certain écho aujourd’hui, avec des médias, internet en tête, pris dans les intérêts économiques des grands groupes : « Mais les intérêts économiques privés liés à l’entreprise individuelle ne sont pas les seuls à gagner en importance ; car les journaux eux aussi, dans la mesure où ils prennent la forme d’une entreprise capitaliste, pénètrent dans le domaine d’intérêts extérieurs à l’entreprise, et qui cherchent à y imposer leur influence. L’histoire des grands quotidiens de la deuxième moitié du XIXème siècle montre que la presse elle-même devient d’autant plus manipulable qu’elle se commercialise 64 . »

Limiter le rôle de la presse à un instrument aisément manipulable est une vision qui peut-être réductrice car elle ne rend pas compte de la complexité des relations entre les différents acteurs qui composent les sociétés démocratiques modernes.

Depuis la généralisation des moyens de communication de masse et de chaînes de télévision d’information internationale en continu comme CNN, BBC World ou France24, et dans le cadre de certains conflits armés, l’événement conflictuel est présenté aux yeux du monde, élargissant le cercle de représentation médiatique et de fait l’espace public de réception. Même si nous ne les incluons pas dans les moyens de communication de masse, les sites internet comme Youtube ou Dailymotion 65 , spécialisés dans le partage de vidéos, permettent également d’accéder à une information mondiale. Cette propension à ouvrir l’espace public national à l’opinion internationale  se retrouve notamment dans la médiatisation des espaces publics israélien, palestinien et dans une moindre mesure nord-irlandais. Ce phénomène, certes pas nouveau mais encore accentué avec internet, entraîne, nous avons pu le constater en France dès le début de la seconde Intifada, des transferts identitaires parfois extrêmes. Ceux-ci cristallisent une opposition politique et identitaire – le conflit israélo-palestinien – en (ré)activant dans la société française le clivage pro-israélien / pro-palestinien et engendrent des haines communautaires, reproduisant de façon caricaturale l’image médiatique du conflit donnée par la presse hexagonale.

Revenir sur les fondements de l’espace public nous semble essentiel et nous permettra de comprendre dans quelles mesures internet peut être envisagé par beaucoup comme l’espace public à venir.En ce sens, la théorie développée par J. Habermas et les critiques émises à son sujet nous semblent constituer le « socle » de notre recherche comme en témoigne la subdivision suivante. Nous avons ici posé les jalons qui nous permettront ensuite de mieux comprendre les rapports états-médias-espace public. Ces relations doivent être d’abord considérées d’une façon générale, pour ensuite être convoquées dans le cas particulier de la violence conflictuelle.

Notes
60.

Quéré Louis, Des miroirs équivoques, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p. 63.

61.

Sennet Richard, The fall of public man, New-York, W. W. Norton & Company, 1992.

62.

Par « accessoire », nous ne signifions pas que le traitement politique des événements est complètement mis decôté, nous pensons simplement que le journalisme de commentaire est d’avantage réservé aux hebdomadaires et aux mensuels, comme Le monde diplomatique. L’actualité quotidienne s’intéresse plus au factuel, et les pages « société » gagnent du terrain sur celles de la rubrique « International ».

63.

Habermas J., op.cit., p. 150.

64.

Habermas J., op.cit., p. 193.

65.

La particularité de ces sites de diffuser à la fois des vidéos sur des événements à portée nationale ou internationale, mais aussi des vidéos ayant trait à l’intime et à la sphère privée. Nous pouvons ainsi voir sur Dailymotion les images de la guerre en Irak mais aussi celle de la fête d’anniversaire d’une personne lambda.