1-3 La communication de masse et l’espace public

Au début du XXème siècle, la « masse » est devenue l’une des instances de référence des Sciences de l’Information et de la Communication. Après avoir représenté les foules,  le concept de masse s’est modalisé, modernisé pour s’individualiser finalement et développer les notions de public et des publics. D. Wolton parle de société individualiste de masse « pour rendre compte de l’originalité de la société contemporaine où cohabitent deux données structurelles (…) la valorisation de l’individu, au nom des valeurs de la philosophie libérale et de la modernité ; la valorisation du grand nombre, au nom de la lutte politique en faveur de l’égalité 66  ». Cette contradiction ontologique de la société moderne est révélatrice de la crise du lien social qui l’affecte et explique largement la place prépondérante que les médias, dont internet, occupent désormais au sein de l’espace public. Qui mieux qu’internet, à cet égard, peut recréer l’illusion de la communauté sociale, de la solidarité de clan, et du lien entre l’individu et la masse ?

Le concept de masse nous semble fondateur du rapport envisagé par les chercheurs entre médias et opinion publique. Cette notion est liée au départ à celle du totalitarisme, que ce soit dans l’ouvrage d’Elias Canetti, Masse et puissance 67 ou celui d’Hannah Arendt, Le système totalitaire 68 . Le concept est par ailleurs central dans notre problématique car il trace le territoire d’action de la violence conflictuelle qui, même si elle touche à l’individu, vise une collectivité sociale et politique, et inscrit la logique médiatique dans une publicisation massive de son action.

Bien avant E. Canetti et H. Arendt, Gabriel Tarde 69 est « le premier à « théoriser » positivement, notamment dans L’opinion et la foule, la relation nouvelle entre la formation des « publics », le développement d’un journalisme populaire et l’apparition sur la scène politique de cette nouvelle opinion publique 70  ». G. Tarde formalise les différentes manifestations de la foule, qu’il comprend comme des « formes nouvelles d’action collective 71  » soumises à la suggestion ; il associe au développement des médias et à leur popularisation une certaine « nationalisation » de la pensée, et un pouvoir massificateur dans la construction de l’opinion. G. Tarde ajoute à sa thèse sur la mutation de l’espace public un aspect intéressant : à la notion de foule, il oppose celle de public qui, contrairement au premier terme, peut être pluriel ; cela rejoint l’idée, sous jacente à notre problématique, d’un espace public moderne fragmenté.

A la suite de G. Tarde, E. Canetti s’intéresse donc à la notion de foule et s’interroge sur les raisons qui font que des individus ou des groupes d’individus suivent comme une seule masse un « personnage lambda » (dictateur ou pas). Il prend donc pour postulat de départ, le principe de la foule et désigne par masse « une foule qui dure » ; autrement dit, quand une foule persiste, elle remplace le modèle de communauté sociale lui préexistant. La masse jouit d’une certaine impunité par rapport à la foule, dans la mesure où elle représente la puissance du nombre et l’invulnérabilité signifiée par un leader.

H. Arendt poursuit la réflexion entamée par E. Canetti et débute son propos à l’endroit où ce dernier l’achève : celui de l’équivalence absolue entre un chef et la masse de la communauté qu’il représente. Pour elle, la masse est la condition première de la réalisation du totalitarisme. Dans un régime totalitaire, la fiction prédomine sur toute réalité ; de ce fait, il n’y a jamais d’information mais uniquement de la propagande. La violence – bureaucratique notamment - est une des stratégies pour éliminer toute contestation idéologique, toute individualité.

Ces différents points de vue sur la notion de masse sont essentiels, car la masse est vue comme une menace à l’ordre démocratique, associée systématiquement à la propagande et à la manipulation des individus. De la notion de masse manipulable à celle de médias manipulateurs, il y a un pas que certains franchissent. C’est le cas théories propagandistes des médias, parmi lesquelles on dénombre les « penseurs de la Contre-Révolution 72  » qui dénoncent la complicité médias-terroristes. Nous reviendrons ultérieurement sur ce courant de pensée.

Poursuivant le travail de l’Ecole de Francfort, notamment sur la culture de masse, J. Habermas construit son argumentation autour de l’antagonisme de deux concepts : celui d’espace public et celui de masse. Certains de ses détracteurs lui reprochent d’ailleurs sa position élitiste et la façon dont « il reprend à son compte, de manière non critique, le postulat du paradigme de la persuasion clandestine selon lequel le public est malléable parce qu’atomisé et passif. (…) Pour certains de ces critiques, le problème ne réside pas dans le changement de structure de la sphère publique mais dans le refus des intellectuels d’utiliser les possibilités des communications de masse modernes pour engager le débat avec un large public 73 ». Selon J. Habermas, le rôle principal dans la transformation de l’espace public est donc joué par le concept de masse, et l’évolution d’une presse d’opinion libre en une presse marchande bridée par le profit.

La notion de masse côtoie donc ici celle d’espace public. Depuis les premiers théoriciens sur la masse, la notion de lien social, les représentations et les revendications sociétales ont changé ; la société a évolué vers l’individualisme, l’intimisme et le droit à la différence. La notion de masse comme caractéristique principale de la population est aujourd’hui obsolète ; l’espace social n’est plus une masse indistincte mais l’agrégat de communautés, différenciées par leurs attentes et leurs appartenances symboliques. La caractérisation de « société de masse individualiste » semble aujourd’hui plus fidèle à la réalité, et se retrouve largement dans un paysage télévisuel atomisé par une pluralité d’identités culturelles et sociales reconverties en identités médiatiques. Ce premier phénomène est relayé par un second qui reproduit plus ou moins imparfaitement ces communautés sur internet ; puis par un troisième, qui est constitué par la généralisation des blogs sur le média électronique, figure moderne de la présentification de soi et de l’égotisme.

Une question se pose alors : si la masse s’est désagrégée, qu’en est-il de son corollaire, l’espace public ? Au milieu des années quarante, débute avec Théodor. Adorno et Max Horkheimer la réflexion sur les industries culturelles. Les chercheurs de l'Ecole de Francfort, émigrés aux USA, s'interrogent sur le phénomène des médias et la standardisation de leur diffusion. L’efficacité de la propagande dans les pays totalitaires intrigue au lendemain de la seconde guerre mondiale. Des recherches s’engagent alors, non seulement des recherches sur les effets des médias de masse au sein de la société civile, mais aussi sur la généralisation des « pratiques propagandistes », de la publicité et de la standardisation de l’accès à la culture. La communication de masse est alors réduite à une instrumentalisation des individus par les médias de masse (cinéma, radio, presse).

Autour des notions de masse et d’industries culturelles se développe donc une vaste épistémologie, aux Etats-Unis et en Europe. Le propos n’est pas ici de revenir sur l’histoire de ces courants, mais plutôt de souligner qu’ils préfiguraient une réflexion nouvelle sur les médias de masse.P. Beaud dans son ouvrage, La société de connivence, en livre d’ailleurs une analyse très complète. La question des effets des médias, de leur rôle sociologique, s’estompe dans les années 70. Ce qui importe dans le cas présent, c’est de souligner le fait qu’avec le terme de médias de masse naît la polémique qui perdure sur leurs effets « manipulateurs ou non ». Ces questionnements semblent revenir à l’ordre du jour avec internet : le caractère parfois ambivalent et perverti des messages qu’il délivre, l’opacité des sources d’information sur internet, contribuent à produire sur le récepteur et l’émetteur en ligne l’impression d’un média manipulateur. Nous faisons ici référence à certaines études sur la propagation de la rumeur à l’ère des NTIC et notamment au travail de Pascal Froissart 74 .

L’étude des médias de masse reste importante, mais la problématique se déplace notamment avec les Cultural Studies qui, non seulement s’intéressent aux conditions de production des messages médiatiques, mais surtout à leur réception. Le récepteur devient actif, puis co-constructeur du message ; il n’est plus un simple spectateur de son « endoctrinement ». Apte à une attitude critique, l’individu participe à la production du sens dans le cadre d’« une négociation sémantique avec l’émetteur 75  ».

Dans quelle mesure la figure d’un récepteur moderne, quasi-omnipotent et omniscient - du fait des nouvelles technologies - ne constitue pas une gageure techniciste faisant du sujet (le récepteur) l’objet inconscient de sa représentation ? Autrement dit, en voulant se démarquer avec internet de la médiation classique de la presse, le récepteur – émetteur serait incapable de produire autre chose qu’un discours sur lui-même et non plus sur l’événement.

Nous pensons comme Daniel Dayan et Serge Proulx que produire « la thèse d’un récepteur universellement capable de tenir en échec l’idéologie véhiculée par les médias est tout aussi mythologique (…) que son antithèse traditionnelle, le récepteur spongieux et abruti » 76 . Les médias exercent incontestablement une certaine influence sur un certain public, à un moment donné, dans un contexte précis. A nous de comprendre comment ce phénomène se réalise dans les conflits nord-irlandais et israélo-palestinien, et en quoi l’utilisation d’internet peut modifier les attitudes des différents acteurs : Etat, auteurs de violence, acteurs politiques, espace public et presse quotidienne.

Les médias de masse produisent indubitablement une uniformisation du public et de ses réactions, et tendent au « consensus dominant ». Par là, nous entendons, comme Elisabeth Noëlle-Neumann dans son article « La spirale du silence 77  » que les médias confèrent de la légitimité aux personnes et aux événements montrés sur la scène publique : ceux qui n’y apparaissent pas sont rangés dans la catégorie des « minorités silencieuses ». L’individu tend à la conformité, à se fondre dans la masse ; à cause de cela, il va s’exprimer, agir, réagir dans le sens de son intégration et de son assimilation dans son groupe d’appartenance sociale, et plus largement dans la société. De fait, les médias jouent un rôle intégrateur (ou excluant) essentiel dans la société contemporaine dans la mesure où ils sont le miroir grossissant des actions singulières.

E. Noëlle-Neumann s’intéresse donc à l’influence des médias sur les individus, sur la masse (la majorité parlante) et sur la façon dont les opinions individuelles vont se standardiser. En ce sens, la théorie de « la spirale du silence » est une continuation de la réflexion de l’Ecole de Francfort sur les conséquences des industries culturelles et des mass-médias au sein de la société contemporaine.

Le concept de spirale du silence paraît essentiel à notre recherche dans la mesure où ce schéma peut livrer l’une des clefs de la lutte d’influence que se livrent les entités belligérantes pour la maîtrise du discours médiatique. Néanmoins, la théorie d’E. Noëlle-Neumann peut prêter à discussion du fait de la spécificité de l’espace public actuel - parcellaire et communautaire, qui n’est donc pas une masse monolithique. Elle nous semble aujourd’hui fragilisée pour deux raisons :

- s’il est vrai que la télévision a quelque peu inhibé les velléités d’expression marginale par rapport au consensus dominant – même si certaines émissions de télévision se prêtent volontiers à l’exhibition de la marginalité, il y a toujours le filtre du « politiquement correct et de l’audimat ». Néanmoins, depuis le développement du réseau télévisé câblé, nous avons assisté à la naissance d’une multitude de chaînes de télévision communautaires 78 , parfois non-consensuelles. 

- ensuite, cette spirale du silence pourrait être remise en cause par la généralisation d’internet et la multiplication des forums de discussions et des sites communautaires. L’information livrée y est « brute » ; la censure s’exerce surtout avant la diffusion du message, par la fermeture des hébergeurs des sites visés. Faute de produire un nouvel espace public, Internet pourrait donc remettre en cause la validité de certaines théories sur la diffusion du discours dominant.

Nous avons précisé dans cette subdivision la notion de communication de masse en lien avec l’espace public ; il nous appartient maintenant de définir les rapports entre opinion publique et médias.

Notes
66.

Wolton D., op.cit., p. 386.

67.

Canetti Elias, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1986.

68.

Arendt Hannah, Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1972.

69.

Tarde Gabriel, L’opinion et la foule, Paris, Collection Recherches Politiques, 1986.

70.

Champagne Patrick, Faire l’opinion, Paris, Edition de Minuit, 1994, p. 65.

71.

Ibid., p. 66.

72.

Schlesinger Philip, Media, State and Nation, Londres, Sage, 1991 : « The Thinkers of Counter-Ensurgency ».

73.

Quéré L., op.cit., p. 74.

74.

Pascal Froissart est maître de conférences, chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication ; il a proposé une sociologie de la rumeur et s’est notamment intéressé à son existence sur internet dans un article intitulé « La rumeur sur Internet. Petite histoire des références », Conférence Internationale Francophone en Sciences de l’Information et de la Communication, 28 juin au 2 juillet 2003, Université de Bucarest.

75.

Derville Grégory, Le pouvoir des médias, Presses Universitaire de Grenoble, Grenoble, 1997, p.89.

76.

Dayan Daniel, Proulx Serge, « Les théories de la réception », Les dossiers de l’audiovisuel, N°51, 1993, p. 12.

77.

Noëlle-Neumann Elisabeth, « La spirale du silence », Hermès, 4, 1991, p. 181-187.

78.

Par exemple, la Télévision Française Juive (TFJ) est une chaîne confessionnelle israélite française.