1-4 Un débat complexe : les médias sont-ils les représentants de l’opinion publique ?

Nous avons signalé que la notion d’opinion publique est sujette à débats. Son existence même est difficile à établir tant elle semble abstraite et volatile. Si celle-ci est bien la traduction d’un consensus, celui-ci est-il bien réel ?

P. Champagne dans son ouvrage Faire l’opinion, qualifie l’opinion publique d’artefact et oppose à la tentative illusoire de « cadrage sémantique » de cette notion contemporaine, la réalité « effective » d’une opinion éclairée au XVIIIème siècle : « (…) il reste que la seule opinion publique réellement existante par le passé, c’est- à-dire celle qui a exercé des effets politiques, n’est pas celle-ci mais seulement « l’opinion éclairée » qui s’exprimait par écrit et l’opinion bruyante des groupes qui cherchaient à se faire entendre en manifestant publiquement 79 . »

P. Champagne montre comment l’institutionnalisation progressive de l’opinion publique a conduit à une évolution du champ politique en contribuant, notamment, à l’émergence de nouveaux acteurs. Selon lui, la publicisation de l’opinion publique est devenue, aujourd’hui plus encore qu’hier, une nécessité républicaine. Elle confère aux médias, outre un rôle de leaders d’opinion, un « vernis démocratique » qu’ils avaient quelque peu perdu après la seconde guerre mondiale. Les médias légitiment, en se faisant le porte-voix du « peuple », leur action au sein de la société et se garantissent ainsi une certaine « marge de manœuvre » vis-à-vis de l’Etat. En aval de la pensée habermassienne, P. Champagne précise les contours de l’opinion publique contemporaine, fabriquée par « les journalistes (qui) vont, par profession, devenir des leaders d’opinion influents 80  », croyant toutes en l’existence d’une opinion publique.

P. Champagne parle de l’opinion publique comme « d’une illusion bien fondée » que les sondages d’opinion tendraient à entretenir, là où J. Habermas accorde une importance redoutable à l’hégémonie perturbatrice des médias sur l’espace public. Selon nous, il convient de dépasser cette vision pour le moins restrictive de l’opinion publique qui serait aujourd’hui devenue un avatar médiatique. L’opinion publique dont parle P. Champagne s’inspire largement des réflexions de Pierre Bourdieu. Il y a néanmoins une différence notable : si P. Bourdieu 81 écrit que « l’opinion publique n’existe pas », P. Champagne en revanche lui reconnaît une existence sociale mais artificielle. Cette réalité artefactuelle trouve, selon lui, sa légitimité dans l’apparition de nouveaux acteurs dans le champ politique et de nouveaux instruments de publicisation de l’opinion publique. L’évolution tant idéologique que sociale de la notion d’opinion publique a conduit à la mise en place progressive d’un champ social hybride que P. Champagne nomme le champ « politico-journalistique ». En son sein, les rapports de domination se déplacent et le pouvoir avec eux.

Néanmoins, et c’est un des reproches que l’on peut faire à P. Champagne, Faire l’opinion n’envisage la notion d’opinion publique que dans sa forme sociale et dans son rapport à un collectif « artificiellement construit ». L’individu y est totalement absent, en tout cas comme sujet autonome.Enfin, P. Champagne donne une vision unilatérale de l’opinion publique contemporaine, se basant donc sur le seul point de vue du collectif.

Nous souhaitons mettre en balance cette théorie avec une approche de l’opinion publique qui nous semble mieux rendre compte de sa multiplicité. Dans Le peuple introuvable, Pierre Rosanvallon reconnaît une triple cause à la crise de l’équilibre démocratique, corollaire d’un déficit de représentations et d’identités :

la sacralisation de l’opinion publique comme nouvelle figure collective de positivité,

l’exaltation populiste de l’unité du peuple-nation,

la construction médiatique d’une communication d’émotion.

P. Rosanvallon indique que deux formes d’opinion publique coexistent : l’une politique, l’autre sociale. Il qualifie l’opinion publique de « véhicule d’une sorte de démocratie sauvage 82  », et emprunte à Hegel sa formule :« L’opinion publique est la façon inorganique dont un peuple fait savoir ce qu’il veut et ce qu’il pense 83 »

L’opinion publique politique est, selon lui, toujours pertinente et exprime une certaine souveraineté du peuple, mettant en œuvre« une sorte de représentation continue de démocratie permanente 84  ». Parallèlement à cela, il reconnaît aussi l’existence d’une opinion publique de forme « sociale ». Il explique son hégémonie par sa capacité à refigurer le social,participant d’une démarche identitaire : il s’agirait de corriger le « déséquilibre démocratique » d’une société en mal de représentations et d’identités politiques, en pleine « désidéologisation ». Cette déconnexion entre la société et la politique trouverait, entre autres, dans les sondages d’opinion et l’émergence d’une opinion publique sociale incarnée, un remède en proposant un peuple - opinion.

C’est pourquoi, il n’y a rien de surprenant à trouver des sondages dans la presse française de type « Que pensez-vous du conflit au Proche-Orient ? » Ce modèle de consultation de l’opinion publique s’est d’ailleurs généralisé dans beaucoup de pays : l’Irlande du Nord et Israël n’en sont pas exempts. Ainsi, suite au conflit opposant le Liban à Israël en 2006, un sondage publié par le quotidien Yediot Aharonot montre que seuls 2 % des Israéliens jugent Ehud Olmert, premier ministre actuel, encore crédible. Une autre étude réalisée par la chaîne privée de télévision « 10 » indique que 72 % des personnes interrogées estiment qu’il doit quitter ses fonctions. Dans un autre registre, le 5 septembre 2003, une étude menée par les habitants des colonies israéliennes montrait que ­ 90% des colons ne violeraient pas la loi en réaction à une décision de retrait, 83% des colons accepteraient de quitter la Cisjordanie et la Bande de Gaza en échange de compensations, 29% des colons aimeraient déjà quitter leur domicile. Ces différentes études tendent à montrer qu’une opinion publique incarnée par les sondages vaut l’opinion des suffrages aux yeux des médias et de la société civile elle-même, et la supplante même en tant de crise puisque dans le cadre du sondage au sujet des colonies israéliennes, ce sont les habitants eux-mêmes qui ont réalisé cette enquête. Il y a là une sorte de surreprésentation de l’opinion publique qui, non satisfaite d’être représentée une première fois dans la presse, organise un sondage qui vaut référendum et, dans le cas de la loi votée par la Knesset sur l’évacuation des colonies, surlégitime l’action de l’Etat par une sorte de redondance du vote parlementaire (qui vaut ici confirmation de la « bonne » décision gouvernementale).

Cette consultation du public vise donc à légitimer (ou pas) l’action de l’Etat par la manifestation explicite de l’approbation de l’opinion publique. Reste à savoir si ce moyen est efficace : il semblerait que non car « si l’opinion publique est une forme politique indispensable à la vie de la démocratie, elle met au contraire en péril cette dernière quand elle s’affirme comme une forme sociale. Avec elle, en effet, renaît de manière ambiguë la tentation d’une démocratie essentialiste 85  ». Néanmoins, cette opinion publique sociale semble retrouver sa forme politique lorsqu’elle juge illégitime l’action de l’Etat : c’est ainsi que les manifestations pour la paix au Proche-Orient fleurissent au plus fort de l’offensive israélienne dans la bande de Gaza, et dans un passé plus lointain, se multipliaient les actions de sympathie à l’égard des grévistes de la faim catholiques en pleine « propagande noire » au Royaume-Uni 86 . Cette opinion publique-là est proche de celle qui intervient dans l’espace public habermassien pour critiquer la politique de l’Etat.

Notes
79.

Champagne P., op.cit., p.71.

80.

Ibid., p. 73.

81.

Bourdieu Pierre, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, 318, Janvier 1973, p. 1292-1309.

82.

Rosanvallon Pierre, Le peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998, p. 341.

83.

Hegel Georg, Principes de philosophie du droit, Paris, Vérin, 1978, N°1, p. 318, cité par P. Rosanvallon, op.cit., p. 341.

84.

Rosanvallon P., op.cit., p. 329. 

85.

Rosanvallon P., op.cit., p.344.

86.

Nous faisons ici référence à l’épisode des grévistes de la faim survenu en 1981 dans la prison de Long Kesh : dix hommes sont morts entre le mois de mai et le mois d’août. L’opinion publique internationale a été bouleversée par ces morts et a jeté l’opprobre sur le gouvernement de Madame Thatcher.