1-5 Internet peut-il être un média supplémentaire dans l’expression de l’opinion publique ?

Si nous confrontons plusieurs éléments constitutifs des médias classiques comme acteurs du consensus social et internet, nous constatons que le média électronique ne peut être structurellement assimilé aux autres médias. Tout d’abord, l’audience d’internet n’a rien de comparable à celle par exemple du média audiovisuel. Si nous comparons les audiences des journaux télévisés nationaux du soir (France 2, France 3 et TF1 87 ), qui comptent quotidiennement plus de 10 millions de téléspectateurs, et que nous leur opposons le chiffre de 10000 visiteurs uniques en moyenne par jour pour les sites des grands partis politiques au plus fort de la campagne présidentielle française 2007, nous ne pouvons que constater la différence d’échelle entre les deux médias. Nous posons là un argument quantitatif et non qualitatif sur « l’impact » des deux médias. Partant de là, il s’agit de savoir si, qualitativement, internet peut produire et diffuser des discours susceptibles de représenter le consensus de la société civile. La multitude des forums de discussion sur le web pourrait nous permettre de répondre positivement à cette question dans un premier temps, mais un élément contradictoire vient infirmer cette première réponse : pour agir comme agent de production du consensus, internet doit impérativement être considéré par ces utilisateurs – émetteur ou récepteur des discours – comme un média au même titre que la presse écrite et audiovisuelle. A l’heure actuelle, Internet ne pourrait produire autre chose que des cadres interprétatifs euphémisés ou hypertrophiés par rapport à des schémas de représentation premiers produit par les discours médiatiques et politiques, et les groupes d’appartenance collective.

Pour ces différentes raisons, internet ne semble pas jouer pour l’instant un rôle déterminant dans la constitution de l’opinion publique. En revanche, il constitue le lieu de micros espaces publics parallèles ; nous les qualifions à dessein « d’espace public » car ils donnent l’apparence d’être le lieu de discussions raisonnées, notamment dans les forums. Mais, nous l’avons constaté dans le chapitre précédent, ces forums sont peu utilisés par l’action militante, car potentiellement créateurs de désordre. Le nœud du problème est là : internet est un instrument technologique, qui optimise la circulation de l’information ; il lui est demandé, comme à n’importe quel outil, d’être efficace et donc performant. De ce fait, il est moins perçu par le public comme susceptible de produire de l’idéologie. Ce rôle est traditionnellement dévolu aux médias (écrit et audiovisuel) qui sont majoritairement considérés comme le lieu de représentations soit des discours dominants, soit des discours dissidents.

Internet est à la fois un outil de transmission de données et le support potentiel d’idéologies et de discours. Il héberge, entre autres, des sites personnels militants et des sites de partis politiques ; ces sites constituent un nouveau moyen de diffusion de l’information, de production et de publicisation des opinions.

Les discours sur Internet se placent soit dans la continuité soit en marge des discours dominants. Internet autorise une autonomie et une libération de la parole inédite, cependant il ne s’agit pas vraiment d’une parole médiatique. En effet, il n’y a pas de réelle médiation dans la mesure où très souvent, les discours diffusés sur internet sont un collectif de discours individuels et non une unité de discours collectif. Internet, c’est une parole individuée dans un collectif d’appartenances socio-symboliques. Prenons l’exemple des élections présidentielles de 2007 : des centaines de sites se sont développés autour de la campagne présidentielle. On distingue trois catégories : ce sont tout d’abord des sites qui traitent quantitativement et qualitativement de la campagne présidentielles et proposent des discours critiques raisonnés - par les chiffres notamment, ensuite des sites humoristiques et satiriques, en décalage avec les discours politiques et médiatiques, et enfin des sites des partisans des candidats, de type blog 88 . Une multitude de lieux d’expressions existent donc sur internet au moment de la campagne électorale. Certains chercheurs, dont Thierry Vedel 89 , se sont intéressés à ces productions électroniques, à la façon dont elles sont consommées et à leurs consommateurs.Il s’avère que les sites internet ne constituent pas le premier lieu de l’information politique pour le public. Le média audiovisuel et la presse écrite seraient les sources premières d’information des citoyens et internet serait davantage utilisé comme un complément à cette information première. Internet ne semble donc pas constituer techniquement et idéologiquement le lieu privilégié de construction des opinions. La place d’internet comme lieu de débat d’idées semble être encore marginale dans l’espace public.

Enfin, contrairement aux autres médias, internet n’est pas au service d’un consensus fabriqué ni discuté ; il s’agirait plutôt d’une forme hybride au sein de laquelle les individus auraient l’impression de participer à une discussion raisonnée. Les schèmes interprétatifs en ligne reproduiraient largement les oppositions idéologiques, les positions sociales et politiques dans la vie non connectée. C’est la croyance en l’existence d’une opinion publique « en ligne », nouvelle, originale et marginale, qu’il nous semble important de souligner ici. Selon nous, celle-ci est à rapprocher de l’opinion publique telle qu’elle est définie par P. Champagne : « (elle est) un référent imaginaire, idéal et utopique qui sert essentiellement de principe légitimateur des discours et des actions journalistiques 90  ». Cette croyance en une nouvelle opinion publique « en ligne » serait donc en partie motivée par des intérêts médiatiques. N’a-t-on pas vu naître pendant la campagne présidentielle française de 2007 des tentatives pour renouveler les formes de la discussion publique? Nous faisons référence à l’initiative du quotidien Libération qui, durant cette période, a initié une opération pendant laquelle des « Libénautes 91  » posaient des questions en ligne sur différentes thématiques (environnement, sécurité, logement) à des invités politiques. Les réponses à ces questions étant publiées ensuite dans le quotidien. Par cette initiative, Libération a voulu initié une nouvelle forme de débat public ; néanmoins, celle-ci est restée très contrainte par des logiques éditoriales, dans la mesure où les hommes politiques ont certes répondu à des questions posées par les Libénautes, mais ces questions avaient été au préalable sélectionnées par la rédaction du journal. Dans le cas présent, la croyance en une nouvelle opinion publique sur internet, nous semble davantage participer d’une illusion médiatique que d’une réalité affirmée.

Nous pouvons évoquer là un phénomène original, une sorte de nouvelle spirale du silence, qui est celle de la connectivité d’un site avec des problématiques majeures communes (être visible et vu dans le cyberespace). Internet serait un passeur d’opinions, alors que les médias classiques sont de potentiels créateurs de l’opinion publique. Tandis que la symbolique sociale portée par les médias est normée par des cadres interprétatifs dominants, les discours portés par internet, ceux des partis politiques ou ceux des militants, ne sont pas compris comme étant normatifs, dans le sens où ils ne sont pas contraints par des logiques consensuelles et économiques. Nous ne pouvons cependant pas comparer les discours à l’œuvre dans les sites des partis politiques à ceux des organismes militants dans la mesure où les premiers ont souvent acquis une légitimité (celle des suffrages) dans l’espace public. Donc, même si certains de ces sites, comme celui du DUP se distinguent clairement par des discours altéricides parfois forts, leur ligne éditoriale est plus ou moins intriquée dans des stratégies politiques classiques.

Internet est, par excellence, le lieu de représentation des symboliques dissidentes, dans la mesure où les sites internet militants sont souvent le fait d’individus ou d’organisations dont le discours est libre de toutes contraintes sociales, économiques et politiques. A l’inverse, les médias classiques, comme créateurs et gardiens du lien social, ne peuvent produire durablement des discours de dissensus dans les situations de crise sous peine de se voir marginaliser par le pouvoir et par l’opinion publique. En dépit de cela, par leur nature et par leur capacité technique à promouvoir un discours dissident, les sites internet constituent une échappatoire idéologique pour des acteurs embarrassés par le poids des logiques politiques, économiques et sociales.

Par ailleurs, lorsque nous nous interrogeons sur la capacité d’internet à être un élément dans la création ou le relais de l’opinion publique, nous devons nous arrêter sur la question des sources. En effet, alors que le travail journalistique dans la presse audiovisuelle et écrite est largement construit par rapport au monopole des sources d’information, et sur leur accessibilité aux discours politiques (sauf s’ils sont à l’origine de la source) et à la société civile, internet remet en cause l’organisation journalistique classique : le rapport du journaliste aux sources d’information est bouleversé 92 , puisqu’elles sont désormais accessibles à tout le monde sur le média électronique. Sur internet, les sources se multiplient, se renvoient les unes aux autres, ce qui a pour conséquence de rendre floue et faillible l’origine de l’information. Cette polyphonie a déjà fortement modifié le travail journalistique. Le questionnement de la presse écrite, au moment de la campagne présidentielle française de 2007, sur son devenir face aux « journalistes amateurs 93  » présents sur internet, est révélateur de cette mutation du statut de l’information en général, et de la nature de l’information journalistique en particulier.

Face à ces changements structurels, pouvons-nous penser le rapport d’internet à l’opinion publique de la même manière que celui qui lie l’opinion publique aux médias classiques ? En d’autres termes, internet permet-il potentiellement la construction de l’opinion publique ?Nous ne le croyons pas, dans la mesure où, sur internet, nous n’avons pas toujours affaire à un énonciateur clairement identifiable et situé 94 mais à une multiplicité d’émetteurs – récepteurs, issus non pas d’un espace public unique mais d’espaces publics différents aux idéologies contrastées. Marc Lits constate dans l’article « Espace public et opinion » que, contrairement à la presse, où « l’énonciation journalistique était fondée sur le rapport d'un émetteur, détenteur d'informations, à un récepteur ignorant ces éléments. La communication multimédiatique rompt ce modèle, puisqu'au monopole du savoir transmis, elle substitue une élaboration commune de ce savoir 95  ».Même si M. Lits étudie la mutation de la communication journalistique suite au développement de l’hypertextualité, il nous semble que nous pouvons appliquer les observations qu’il fait à la question plus générale des stratégies discursives et de l’énonciation sur internet.Emetteurs et récepteurs se confondent donc sur le média électronique dans la mesure où l’instance énonciative n’est plus seulement singulière mais devient parfois collective. M. Lits parle de « polyphonies énonciatives ». Celles-ci conditionnent non seulement la production de l’information sur internet, mais questionnent également la nature des échanges sur internet, dans les forums de discussion. L’auteur évoque la « perte identitaire » consécutive aux « renvois permanents d’une source à l’autre  qui rendent rapidement impossible l’identification de la source émettrice 96  » ; le débat contradictoire, élément essentiel des discussions raisonnées de l’espace public habermassien, n’est plus possible du fait de l’imprécision et de la perte d’identité des instances

Pas de nouvel espace public démocratique sur internet a priori. Il s’agirait plutôt, comme le montre les sites des partis politiques composant notre corpus, d’un lieu nouveau de représentation de l’espace public et de l’opinion publique existant hors-ligne. Le dispositif internet crée potentiellement de nouvelles formes discursives, provoque des modulations de la parole non-connectée, invente de nouvelles énonciations ; mais il ne nous semble pas produire un nouvel espace public, il recrée plutôt virtuellement l’espace public présent hors-ligne.

La polyphonie des discours produits dans ce média nous engage plutôt à penser internet comme le dépositaire de micro-opinions et de micro-idéologies à l’existence incertaine car instable : à cet égard, de nombreuses adresses URL de sites ne sont plus valides après plusieurs mois ou années. C’est le cas par exemple du site du Fatah qui après avoir été consultable entre 2001 et 2006, puis consultable à nouveau entre 2006 et 2007, est une nouvelle fois hors-service.

Ces mises en perspective des notions d’espace public et d’opinion publique sont essentielles dans la mesure où elles constituent les fondements de l’analyse sur les communications de masse, leurs représentations et leurs effets sur un collectif ; elles concernent donc directement notre problématique.

Nous allons à présent nous intéresser au rapport entre médias et Etat dans les situations de crise armée.

Notes
87.

Ces chiffres sont issus de l’étude médiamétrie Médiamat hebdo pour la semaine du 9 au 15 avril 2007, l’audience du journal de 20 heures de TF1 est de 6 186 170 téléspectateurs et celle du 20 heures de France 2 de 2 355 000 téléspecteurs, et celle enfin du journal national de France3 (à 19h30) est de 1 997 110 téléspectateurs.

88.

« Un blog ou blogue ( aphérèse de web log ) est un site Web constitué par la réunion d'un ensemble de billets triés par ordre chronologique. Chaque billet (appelé aussi note ou article ) est, à l'image d'un journal de bord ou d'un journal intime, un ajout au blog ; le blogueur (tenant du blog) y porte un texte, souvent enrichi d' hyperliens et d'éléments multimédias et sur lequel chaque lecteur peut généralement apporter des commentaires. », [ref. du 09/05/2007], disponible sur : http://www.wikipédia.fr.

89.

Thierry Vedel est chercheur au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Science Po). Sa recherche se divise en trois thèmes principaux : les mutations de la communication politique dans les pays industrialisés, la relation entre internet et le politique, la régulation des médias dans la mondialisation. Il vient de publier Comment devient-on président de la République (éditions R. Laffont, Paris, 2007), ouvrage qui s’intéresse notamment aux changements amenés par internet dans les campagnes électorales. T. Vedel possède également un blog http://vedel.blogspot.com , dont le sous-titre reprend les grands thèmes de sa recherche : « Fragments d’un discours paresseux sur la politique, la communication et les technologies dans les sociétés modernes ».

90.

Champagne P., op.cit., p.42.

91.

Cette expression est employée par Libération pour qualifier les internautes qui se connectent sur son site internet.

92.

La question des sources d’information est notamment évoquée par Marc Lits dans l’article, « Espace public et opinion : de la presse écrite à internet. », appartenant au dossier web La fabrique de l’opinion publique, paru le 16/10/2006, disponible sur : http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_dossier_web=20&id_article=2450, [ref. du 04/05/2007].

93.

Nous faisons références à un article de La Croix qui s’interroge sur l’évolution du journalisme et constate que  « les journalistes professionnels ont perdu le monopole de la transmission de l’information au profit des journalistes amateurs » (07/05/2007).

94.

Lits M., op.cit.

95.

Ibid.

96.

Ibid.