2–1 Médias et démocratie : quelle liberté pour les médias ? Une société inféodée par des logiques étatiques.

Dans son ouvrage Media and Democracy, J. Keaneremet en question l’idée que société libérale et liberté de communication, donc par extension liberté de la presse,  sont intrinsèquement liées ; il s’agirait là d’une contradiction symptomatique des partisans du libre échange. Selon lui, le marché libéral n’abolit pas les frontières de la communication mais au contraire « produit une division croissante entre une information pauvre et une information riche 99  ». Plus encore la société civile doit se préserver de la liberté de la presse qui, sans un organe de régulation fort politiquement (un parlement par exemple), peut servir un Etat despotique.

Pour illustrer son propos, John Keane parle de la souveraineté de l’Etat en matière d’information, du Leviathan démocratique qui allierait savamment nouvelles techniques de communication et anciennes prérogatives du pouvoir hobbesien 100 . Le Leviathan est un Etat fort, qui, au nom de la volonté générale qu’il représente, assure la sécurité et l’ordre par la répression. Le Leviathan a donc tous les pouvoirs, dont celui de la violence symbolique et physique.L’état détient donc « le monopole de la violence légitime 101  » sur un territoire déterminé. J. Keane présente dans son exposé des formes inédites de « censure étatique » qui font usage des nouvelles techniques de communication et de ce que Jacques Ellul nomme les « relations publiques ». L’Etat interfère par des moyens plus ou moins directs dans la libre circulation de l’opinion. Envisageons ceux qui correspondent aux cas nord-irlandais et israélo-palestinien :

- le premier d’entre eux correspond aux mesures prises dans l’urgence d’une situation conférant à l’Etat toutes latitudes pour agir. Ces mesures sont la restriction préventive et la censure après-publication ou diffusion. Le rôle critique des médias est effacé, au nom de la sécurité de l’Etat et de l’ordre public ; la seule possibilité pour les médias est alors de produire un discours allant dans le sens du pouvoir. Notons ici que ces mesures préventives ne sont pas nouvelles ; ainsi The Official Secret Act (créé en 1911), était encore valable en 1986. Il avait pour fonction de défendre la sécurité nationale, spécifiquement contre l’espionnage mais pouvait également être utilisé contre les médias. L’amendement de 1989 va encore plus loin en prenant des mesures coercitives contre tous membres ou ex-membres des services de sécurité ou de contre-espionnage qui dévoileraient des informations au sujet de leurs activités. Des mesures restrictives comme le Broadcasting Ban (1988-1994) ont également été mises en place afin de décrédibiliser et de marginaliser le discours des républicains nord-irlandais, qu’ils soient issus de partis politiques ou d’organismes paramilitaires clandestins. Les journalistes ont les mains liées au nom du consensus démocratique et ne peuvent que se plier à ces restrictions ; passer outre revient à « soutenir » l’ennemi, ce qui pour l’Etat équivaut à une trahison.

L’épisode de Jénine, que nous avons précédemment évoqué, illustre également ce phénomène de l’imposition par l’Etat de « pouvoirs d’urgence ». L’événement est, en effet, révélateur de la « coopération contrainte » des médias israéliens, car les seules images autorisées à être filmées puis diffusées furent celles réalisées par l’armée. Comment expliquer l’absence de réactions de la presse israélienne – relativement hétérogène, The Jerusalem Post ayant une ligne éditoriale plutôt à droite et Haaretz plutôt à gauche, et ayant généralement une attitude distanciée vis-à vis de l’action gouvernementale - si ce n’est par la volonté de se ranger du côté de l’Etat, au nom de l’ordre public et de la sécurité d’Israël ? L’attitude des médias est en ce sens légitimée par une opinion publique israélienne révulsée par la série d’attentats commis depuis le début de l’année 2002. Dans ces situations extrêmes, logiques étatiques et médiatiques ne se rejoignent pas ; il y aurait plutôt effacement du rôle critique des médias derrière le consensus civil contre la violence terroriste.

Il n’en va pas de même avec les médias internationaux, qui ont une plus grande latitude pour commenter l’actualité conflictuelle, dans la mesure où ils n’appartiennent pas à l’espace public en crise. Dans le discours des médias étrangers, intervient alors ce que M. Wieviorka et D. Wolton nomment l’effet de miroir : selon eux, les médias sont, d’une part, plus diserts face au terrorisme externe et, d’autre part, ils renvoient leurs émotions et celle du public dans une sorte de dialogisme représentatif de la figure du terroriste externe.

- le secret militaire : souvent évoqué dans l’un et l’autre cas, il est pourtant profondément antithétique avec les logiques de transparence de l’Etat et de liberté de communication dans les démocraties modernes. Cet aspect renvoie à l’Official Secret Act, évoqué précédemment, et plus particulièrement au système de véto de la « D - Notice » (ou Defence, Press and Broadcasting Committee) ; la publication par les médias d'informations ressortant de la sécurité nationale est étroitement surveillée. Autrement dit, les sujets jugés « trop sensibles » sont mis de côté. Le plus souvent, cette mise à l’index est d’ailleurs un acte volontaire de la part des médias britanniques. La labellisation « secret militaire » est devenue aujourd’hui chose courante dans les démocraties occidentales, servant souvent de paravent à une censure ouverte.

- le mensonge  et la publicité : nous les associons, car ils ressortent de la même stratégie : il s’agit donner une « image favorable de l’Etat » que celle-ci soit le produit d’une « vérité fausse » ou d’une campagne de communication institutionnelle. Ces deux méthodes nous intéressent particulièrement car elles participent de la propagande, que celle-ci soit rendue « visible » par la médiatisation « scénarisée » des actions du gouvernement, ou au contraire, rendue « invisible » par la multiplication des services de communication au sein des différents appareils de l’Etat et le biais des relations publiques.

Le premier cas est surtout prégnant dans le média audiovisuel. Par exemple, lorsque la télévision israélienne suit Ariel Sharon allant se recueillir au Mur des Lamentations, quelques mois après le début de l’Intifada, elle médiatise une action hautement symbolique. En se rendant à l’endroit où la discorde est née quelques temps auparavant, le premier ministre israélien montre sa volonté d’imposer un gouvernement fort face à l’Autorité palestinienne. Il légitime par ce geste le droit d’Israël à revendiquer le territoire de Jérusalem, au nom de l’identité religieuse et culturelle du pays. Nous verrons dans les chapitres suivants l’importance de la notion d’identité dans le consensus établi contre « l’agresseur », et de quelles manières le média électronique reconstruit ces identités sur le net.

De la même façon, lorsque les caméras et les journaux du monde entier diffusent l’image de Yasser Arafat donnant son sang, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, nous sommes dans le registre des relations publiques. C’est aussi une forme de publicité mais surtout le moyen de prendre clairement parti contre ces actions terroristes et d’empêcher toute assimilation avec la Palestine ; assimilation qui serait fatales à une issue politique au problème proche-oriental. Comme l’a montré ensuite avec la stratégie de bouclage des territoires palestiniens pratiquée par A.Sharon, l’enjeu symbolique et politique des attentats du 11 septembre 2001 a largement dépassé les frontières des Etats-Unis. Ces attentats n’ont fait que renforcer la division du monde en deux blocs : Occident et Orient, contribuant à faire de l’islamisme « une nouvelle menace », après celle du communisme durant la guerre froide : «  Nous sommes concernés ici par la manière dont les images des ennemis de l’Etat (national) et du système socio-économique sous-jacent sont construites 102 . »

Le Sinn Féin a aussi largement usé de la stratégie publicitaire pour mettre en place des campagnes de communication dont la puissance est renforcée par une adéquation parfaite entre l’événement publicisé (désarmement IRA en 2005 ou reconnaissance de la police nord-irlandaise par le Sinn Féin en 2006) et le moment choisi pour diffuser l’information sur cet événement (moment où l’impact de la diffusion de l’information sera le plus grand).

Le deuxième cas, celui d’une propagande plus indirecte, nous semble caractérisé par un fait nouveau : la multiplication des sites internet des instances officielles de l’Etat. Ainsi, il est très facile de se rendre sur le site du premier ministre israélien ( http://www.pmo.gov.il ), du gouvernement anglais ( http://www.nics.gov.uk ) ou nord-irlandais ( http://www.nio.gov.uk ). Le site de l’Autorité palestinienne n’est plus accessible à la consultation depuis 2002 ; ce fait est révélateur de nouvelles pratiques de censure, mais aussi, à l’inverse, de formes inédites de contre-propagande. Nous voulons dire que l’impossibilité matérielle d’accéder au site est une sorte de contre-discours politique à elle-seule, puisque la suppression de l’accès a été réalisée à l’époque par le gouvernement israélien.

Quoiqu’il en soit, l’accès que ces sites donnent aux instances du pouvoir produit l’illusion de la transparence des gouvernements et, même s’ils s’adressent autant aux journalistes qu’aux citoyens, ils donnent une lisibilité et une visibilité du pouvoir extrêmement artificielles. Ils remplissent néanmoins deux fonctions essentielles : celle d’informer le « public » d’une part et d’autre part de produire une source officielle très accessible aux journalistes. La place qu’occupe d’ores et déjà internet dans le paysage journalistique constitue un autre point essentiel en matière de sources d’information. En effet, les journalistes possèdent avec internet une troisième voie d’accès aux sources (aux côtés de celles plus traditionnelles de l’informateur, anonyme ou non, et des informations gouvernementales). Il serait intéressant d’interviewer les journalistes afin de connaître le crédit qu’ils accordent à ces nouveaux « puits d’information ». Il est essentiel de prendre en compte le fait qu’avec la généralisation de l’usage d’internet, comme source d’information, notre accès et celui des journalistes à l’information se trouve modifié formellement :avec internet, le dispositif de la mémoire informationnelle joue sur une temporalité allongée et une parcellarisation de son accès. Ensuite, la question d’un accès « démocratisé » aux sources sur internet (sous-entendant qu’elles sont accessibles à tout le monde) modifie la conception de la fonction de journalistes que le public pouvait avoir jusqu’à lors, puisqu’avec le média électronique, nous pouvons tous devenir, plus ou moins, des « journalistes amateurs » !

Les « relations publiques », comme stratégie de communication gouvernementale, permettent de séduire les journalistes et de leur offrir des réponses à des questions qu’ils ne posent pas encore. Autrement dit, ces logiques de gestion de l’information en amont créent des liens privilégiés avec les médias et imposent tacitement les schémas dominants, sous couvert de d’un accès démocratisé à l’information.Cette solidarité implicite avec les médias facilite le rapprochement entre l’une et l’autre instance en cas de crise. David Miller évoque dans Don’t Mention the War, le cas de « Death on the Rock 103  » etla façon dont « les principaux articles (sur Gibraltar) dans la presse britannique ont suivi l’agenda mis en place par les sources officielles plutôt que de produire un jugement critique sur les activités du gouvernemen t 104  ». Le constat de D. Miller est révélateur de l’attitude de « suivisme » des médias britanniques ; à l’époque, Geoffrey Howe, Chancelier de l’Echiquier 105 , avait pourtant diffusé l’information que les trois activistes de l’IRA tués n’étaient pas armés, et qu’il n’y avait pas de bombes dans leur véhicule. Même si ce détail a été évoqué dès le lendemain par quelques journaux, il n’en demeure pas moins que l’accent a été mis sur le fait qu’« un redoutable acte terroriste a été évité 106 ».La presse britannique a donc concentré son discours sur la menace et non sur le fait, et cela renvoie à l’attitude de la presse en temps de crise qui se range, le plus souvent, du côté de l’ordre public et se déclare en faveur des actions menées pour son rétablissement. Le cas de Gibraltar montre que, devant la menace suspectée de terrorisme, la presse et le gouvernement britannique ont fait consensus en axant leurs commentaires et interprétations sur la l’élimination de trois dangereux terroristes de l’IRA.

Il arrive aussi que l’action de la force répressive soit minimisée par l’Etat, nous retrouvons le « mensonge » du Léviathan démocratique évoquée par J. Keane. L’Etat ment à l’opinion publique au nom du secret militaire et de la préservation de l’ordre démocratique : « frapper trop fort » peut déstabiliser l’opinion publique, et produire une coalition fortuite entre médias et opinion publique comme ce fut le cas en Grande-Bretagne avec la Guerre des Malouines.

Le Léviathan démocratique dénonce la conception très autoritariste des démocraties modernes, qui fait de l’Etat le principal « pourvoyeur » de la symbolique sociale d’une société.Cette canalisation de l’information et cette manipulation « tacite » des médias sont d’autant plus aisées que la situation réclame une réaction forte de l’Etat face à la violence terroriste : « Le premier Ministre Thatcher durcissait la Prévention de l’Acte Terroriste, arguant du fait que les démocraties ‘devaient trouver des moyens de priver les pirates de l’air et les terroristes de l’oxygène de la publicité dont ils dépendent’ 107 . »

Après avoir envisagé les moyens de contrôler la production médiatique, nous allons examiner la façon dont le consensus se crée à travers elle.

Notes
99.

Keane John, Media and Democracy, Londres, Press Polity, 1991, p. 80 : « (Market competition) produces agrowng division between the information rich and the information poor. »

100.

Nous faisons référence à Thomas Hobbes et son ouvrage, Léviathan, Paris, Sirey, 1994.

101.

Weber Max, Le savant et le politique, Paris, 10/18, 2002, p. 125.

102.

Schlesinger P., op.cit., p. 60 : « We are concerned here with the ways in which images of the enemies of the national state and its underlying socio-economic system are constructed. ».

103.

« Death on the Rock » renvoie à un événement survenu en 1988 à Gibraltar qui a été sujet à polémiques en Grande-Bretagne : trois activistes présumés de l’IRA ont été tués par des militaires anglais (military personal) alors qu’ils auraient été en possession d’un ou plusieurs engins explosifs dans leur voiture.

104.

D. Miller, op.cit., p. 174 : « the main British press continued to follow the agenda set by official sources rather than exercising critical judgement on the activities of the government».

105.

Le Chancelier de l'Échiquier (Chancellor of the Exchequer) est le ministre chargé des finances et du trésor dans le gouvernement du Royaume-Uni .

106.

Miller D., op.cit., p. 174 : « a dreadful terrorist act has been prevented ». 

107.

Propos de Margaret Thatcher retranscris dans l’article, « Thatcher Urges the Press to Help ‘Starve Terrorist ‘ », New-York Times, 16/07/1985, cité par Keane J., op.cit., p. 111 : « Prime minister Thatcher toughened the Prevention of Terrrorism Act, arguing that democracies ‘must find ways to starve the terrorists and hijackers of the oxygen of publicity on which they depend’ ».