2–2 Le jeu du consensus induit

P. Beaud et L. Quéré ont une conception assez similaire des relations qu’entretiennent les médias avec le pouvoir et de la nature de celles-ci.P. Beaud considère qu’« autant que leur rhétorique, c’est l’ensemble du vocabulaire utilisé dans les médias qui contribue à fixer les cadres de référence en dehors desquels aucun débat n’est jugé possible 108  ». Selon P. Beaud, les médias ont un rôle de légitimation et d’imposition « induite » du discours des classes dominantes – avec notamment l’émergence d’une nouvelle classe - et de la symbolique sociale inhérente à celui-ci.

L. Quéré évoque le contrat énonciatif liant les journalistes au pouvoir au sein duquel une « complicité insue » se fait jour. Mais le contrat doit rester tacite afin que « l’illusion référentielle » de la représentation demeure. Cela renvoie à la thèse de J. Keane sur le Léviathan démocratique. Pour les deux auteurs, il ne peut y avoir de représentations symboliques du social hors les médias et donc pas de discours en marge des discours dominants. Toute autre tentative de discours se solde par l’impossibilité pour ces représentations d’entrer dans les cadres de références et se marginalise d’elle-même : c’est aussi la fonction d’agenda setting des médias

La théorie, soutenue par de nombreux chercheurs, selon laquelle plus un événement touche le territoire national, plus les médias sont dans une situation délicate peut être illustrée par l’exemple des soldats israéliens se rebellant contre leur Etat-Major, suite aux différentes incursions israéliennes dans les territoires autonomes palestiniens (en 2002). En effet, ce mouvement de rébellion contre l’autorité du gouvernement israélien a trouvé un premier écho dans la presse internationale. Il a fallu que celle-ci s’empare du phénomène pour que l’action de ces soldats trouve une certaine légitimité dans les discours de la presse israélienne. A cet égard, internet peut sans nul doute proposer d’autres territoires de légitimation situés en dehors du sol national et donc forcément déchargés de la pression étatique. Néanmoins, nous pensons que rapidement se recréent les mêmes clivages idéologiques que « sur le terrain », dans la mesure où les discours sur le web seraient la recomposition plus ou moins imparfaite et plus ou moins hypertrophié de débats et de commentaires déjà présent dans l’espace public.

La prise en otage de 26 personnes à l’ambassade d’Iran, à Londres en 1980, par six membres d’une guérilla autonomiste du Khuzistan 109 (province iranienne) illustre également la difficile, sinon impossible, liberté de dire et d’agir des médias en cas de crise grave. Le cas est ici très particulier puisqu’en plus du personnel d’ambassade, deux journalistes de la BBC ont été pris en otages. Il y a là une double impasse : d’une part, l’acte violent (la prise d’otages) a lieu sur le territoire national, et d’autre part, des journalistes (donc appartenant à la sphère médiatique) sont retenus. De ce fait, les médias sont doublement impliqués et ne peuvent relayer qu’un discours sécuritaire susceptible d’enrayer un acte profondément anti-démocratique commis par des étrangers (présumés terroristes), et dénoncer une atteinte potentielle à la liberté de la presse. En effet, les preneurs d’otages souhaitaient tirer partie de la présence des deux journalistes pour optimiser la médiatisation de leur acte ; nous reviendrons ultérieurement sur cet épisode, mais notons ici que la présence fortuite de deux membres de la BBC a fait l’objet entre «  l’Etat britannique et les terroristes de stratégies conscientes pour l’usage des médias 110  ».

Dans les situations conflictuelles, cela reviendrait à dire que les représentations médiatiques joueraient un rôle important de délégitimation du discours de l’altérité, de façon plus ou moins implicite : c’est le concept de spirale du silence d’E. Noëlle-Neumann, fort révélateur du discours que tiennent peu ou prou les médias devant des actions terroristes ou révolutionnaires. Cette thèse devra bien évidemment être soumise au fait que, même dans une situation de consensus contre des violences, existent deux types de discours marginaux : les premiers disent le refus de suivre le consensus démocratique dont la communauté - à laquelle les émetteurs de ces discours appartiennent - se réclame. C’est le cas par exemple des rebuffades des soldats israéliens, relayées tardivement par la presse israélienne. Les seconds représentent les discours des opposants au régime étatique ; ce sont les discours des nationalistes en Irlande du Nord et ceux des Palestiniens qui, mis sous le feu de l’actualité internationale, deviennent des contre-pouvoirs redoutables aux régimes en place.

Dans le cas particulier des conflits internes, les médias ne seraient donc que les instruments de légitimation du pouvoir dans l’espace public et des logiques sociales qui les habitent. Se pose néanmoins la question d’internet : en son sein, la censure étatique est difficilement réalisable, excepté une censure technique par l’empêchement du fonctionnement du réseau. Mais les possibilités d’émission de ce média sont tellement larges, que ce mode de censure paraît assez peu efficace sur le long terme. Internet peut être le moyen de contourner cette spirale du silence, mais en a-t-il les possibilités techniques ? Si créer un site est relativement simple et peu coûteux, tout le monde n’a pas un ordinateur chez soi ; néanmoins, la multiplication des pages web personnelles ou communautaires consacrées aux deux conflits devrait inciter les Etats à ne pas sous-estimer ce média encore jeune.

Notes
108.

Beaud P., op.cit., p. 292.

109.

Le Khuzistan est une province iranienne.

110.

Schlesinger P., op.cit., p.30 : « both the state and hostages-takers had conscious strategies for making use of the media».