2-3 Des représentations symboliques consensuelles

Les représentations médiatiques se jouent à trois : le pouvoir, le public - sous-entendu l’opinion publique - et le journaliste-narrateur. Pour que l’assujettissement de la collectivité se réalise, l’écriture de presse doit se positionner comme « double-fictif à la fois du public et du pouvoir » 111 . En d’autres termes, le journaliste assure la visibilité du pouvoir par « une série de simulacres fondée sur une suite d’identifications fictives 112  ». Ce phénomène se décompose de la façon suivante : d’un côté, le narrateur-journaliste se substitue fictivement au pouvoir par le récit de son action constitutive d’un ordre normatif, historique et symbolique sur l’espace social ; d’un autre côté, il s’identifie au public. Le journaliste, par ce biais, ne donne jamais sa propre vision du pouvoir, mais une vision légèrement décalée.

Pour L. Quéré, le pouvoir ne peut assurer sa « toute-puissance » que par ce double simulacre représentatif. Il rejoint ici Louis Marin qui déclare que « la toute-puissance du pouvoir n’est absolue qu’à condition de se partager, mais également dans une représentation parfaite 113  ».Et cette dernière serait assurée par le journalisme par la loi du quiproquo, sous-jacente à l’écriture de presse : il y a dédoublement à la fois de l’instance du locuteur et du destinataire. Pour que le récit du pouvoir conserve son caractère universel et véritable, le pouvoir doit être à la fois l’objet référentiel et l’un des sujets énonciateurs du récit ; cela est possible du fait de l’identification fictive du narrateur-journaliste au pouvoir. A ce premier dédoublement s’ajoute un second, plus évident celui-là : le récit journalistique s’adresse à la fois au public et au pouvoir – qui se regarde donc en train de se raconter.C’est la loi du quiproquo énoncée par L. Quéré 114 . Même si ce schéma narratif peut paraître un peu complexe, son intérêt réside dans le fait qu’il s’agit là d’effets de représentation qui construisent la figure du pouvoir dans un espace perspectif « simulé » et « encadré » par l’instrumentalisation des médias.

Demandons-nous à présent comment ce schéma d’identifications fictives peut se réaliser avec le média électronique, hors journaux en ligne. Comment fonctionne le discours sur les sites internet ? La pertinence de ces simulacres narratifs diverge selon la nature du site internet : les journaux quotidiens en ligne répondent assez aisément à cette double exigence. Cependant, pour les sites internet des partis politiques, le problème se pose différemment.

Si nous rapportons ce schéma à notre corpus internet 115 , il est fort probable que le dédoublement soit différent :d’une part, hors le cas du parti politique au pouvoir, il n’y a pas a priori d’identification fictive de l’éditeur du site au pouvoir, celui-ci est éventuellement objet de l’énonciation mais non plus sujet énonciateur. D’autre part, le récit s’adresse exclusivement au lecteur, co-constructeur du message, qui du coup devient sujet co-énonciateur et destinataire de l’énonciation.Mais, le biais considérable qu’il semble y avoir dans la réalisation de ce schéma tient au fait que sur internet, nous sommes co-créateur « technique » de ce simulacre : pouvons-nous à la fois être sur la scène, nous mettre en scène et nous regarder en train de jouer ? Autrement dit, pouvons-nous être à la fois « acteur - metteur en scène » et « spectateur » de notre propre discours, sans la distanciation d’un tiers symbolisant ? La réponse est positive, mais cela modifie notre accès et notre rapport à l’information. L’absence du journaliste est en partie compensée par la présence de l’éditeur du site ; en partie seulement, car le statut occupé par lui dans l’espace public n’est en rien comparable au statut du journaliste (médiateur et tiers symbolisant). L’accès direct que nous avons à l’information sur internet constituerait une entrave importante à la réalisation du schéma de l’assujettissement.

Cependant, si nous mettons momentanément de côté notre corpus de sites, il est possible que l’identification fictive au pouvoir se réalise autrement sur internet ; nous faisons ici référence aux sites, dont l’adresse URL comprend la particule « .gouv » ou « .gov ». Ce sont par exemple les sites des ministères d’un gouvernement (http://www.pmo.gov.il) ; le premier indice de l’identification au pouvoir est formel. Nous pensons néanmoins que le principe de l’identification fictive au pouvoir, tel que l’envisage L. Quéré, n’est pas ici réalisé. En effet, ces instances politiques et leurs équivalents sur internet ne peuvent se substituer fictivement au pouvoir comme le font les narrateurs-journalistes, puisqu’ils sont précisément une émanation du pouvoir. Le caractère fictif de cette identification est donc biaisé.

Il convient ici d’établir deux degrés différents d’adhésion avec la politique gouvernementale ; nous revenons donc rapidement sur la répartition des différents gouvernements au Proche-Orient et en Irlande du Nord : 

- pour l’Ulster, suite aux élections législatives de 2007, l’UUP possède dix-huit membres élus au Parlement nord-irlandais de Stormont (cent-huit sièges) et le DUP trente-six élus. Le SDLP possède seize élus et le Sinn Féin vingt-huit élus.

- pour Israël : en 2006, le Likoud a douze élus, le parti travailliste dix-neuf élus et Kadima vingt-neuf élus à la Knesset (le parlement israélien, composé de cent-vingt sièges).

Nous citerons simplement à titre indicatif la répartition du Conseil législatif palestinien (résultats des élections de janvier 2006) dans la mesure où, depuis juin 2007 et la prise de Gaza par le Hamas, l’échiquier politique palestinien est totalement bouleversé. En 2006, le Fatah possédait quarante-cinq membres du Fatah au Conseil législatif palestinien, le Hamas soixante-quatorze, le Front Populaire de Libération de la Palestine trois, les dix sièges restants étant signalés comme indépendants.

La teneur des sites des partis politiques engagés dans les deux conflits ne peut être évidemment la même selon que ces partis ont ou pas des représentants au parlement, qu’ils sont ou non au gouvernement. Celle-ci varie aussi en fonction de leur positionnement idéologique dans la classe politique de leur pays respectif.Ainsi, les sites du Sinn Féin ou du DUP développaient un argumentaire nettement plus partisan que le SDLP ou l’UUP jusqu’aux élections législatives de 2003 (25% pour le DUP et 23,5% pour le parti de Gerry Adams), moment où le Sinn Féin et le DUP sont devenus les deux premiers parties d’Ulster 116 . A partir de 2003, la forte légitimité acquise par les urnes leur confère la place de leaders politiques sur la scène nord-irlandaise, ce qui les obligent à tenir des discours recevables par l’opinion publique nationale et internationale.

Les mêmes logiques discursives se retrouvent dans les discours des partis politiques au pouvoir, en Israël et en Palestine. Nous verrons dans la troisième partie de notre thèse de quelles manières s’établissent les légitimités sur internet et si celles-ci diffèrent réellement des discours politiques habituels. En d’autres termes, internet est-il un miroir grossissant ou une reproduction à l’identique d’un discours déjà tenu dans d’autres sphères médiatiques ?

Nous avons établi qu’un double assujettissement se réalisait dans l’espace public : des médias au pouvoir, et du public à des schèmes de représentation dominants et normés qui le constituent en sujet social.L. Quéré affirme une absence totale d’autonomie des médias vis-à-vis du pouvoir. Il convient de relativiser cette affirmation, en prenant garde d’envisager internet comme un biais potentiel à cette diffusion univoque du discours, et en se demander comment s’exprime le discours du contre-pouvoir car il s’exprime toujours d’une manière ou d’une autre, même si ce doit être par la violence.

L’espace symbolique social est-il seulement le jeu d’effets de représentation du pouvoir dominant ? Le public comme le journaliste ne peut-il se défaire, à un instant donné, de son rôle de « mannequin » ? L’illusion référentielle de l’information est-elle le corollaire de la toute-puissance du pouvoir ? La force de l’argument de L. Quéré semble résider dans les propos suivants : « Dans ce dispositif, l’information narrative n’intervient jamais comme une force mécanique agissant de l’extérieur sur les opinions, les attitudes, les comportements. Elle opère symboliquement en introduisant de manière insidieuse son récepteur dans le jeu de simulations qui instituent le réel et produisent le social comme espace perspectif 117 . »

Que nous soyons les sujets passifs de simulacres narratifs, soit ; mais la conception d’une entente tacite entre médias et pouvoir, fondée sur des intérêts réciproques, est-elle suffisante à rendre compte de la réalité médiatique des conflits modernes ?

Notes
111.

Quéré L., op.cit., p. 164.

112.

Ibid., p. 164.

113.

Marin Louis, « Pouvoir du récit, récit du pouvoir », p. 26, Actes de la recherche en sciences sociales, 25, janvier 1979, p. 23-43.

114.

Quéré L., op.cit., p.166

115.

Nous rappelons que notre corpus internet se compose des sites des partis politiques engagés dans les conflits nord-irlandais (UUP, DUP, SDLP, Sinn Féin) et israélo-palestinien (Likud, Aavoda, Kadima et Fatah).

116.

Aux dernières élections législatives pour la constitution du nouveau parlement de Stormont (2007), les résultats ont confirmé la tendance de 2003 : DUP = trente-six élus, Sinn Féin = vingt-huit élus, UUP= dix-huit élus et SDLP = seize élus.

117.

Quéré L., op.cit., p. 173.