3-1 L’Etat et la gestion de crise

L’Etat observe deux attitudes face au terrorisme : la première est une tendance à « l’exagération » dans la mesure où la violence terroriste est référencée comme un acte de guerre et demande en retour une réponse de l’Etat à la hauteur de la « provocation ». L’intérêt de l’Etat est de pousser l’événement à son paroxysme de façon à provoquer un temps suspensif émotionnel – lorsque nous apprenons le décès d’une personne proche, nous restons d’abord « sans voix » - ce qui lui laisse le loisir de « préparer la riposte ». Par exemple, à la suite d’attentats importants en Israël, s’écoulent toujours plusieurs heures avant que le premier ministre israélien réagisse en parole et ensuite en actes.

Cette stratégie de l’attente a un triple impact : sur l’opinion publique, qui en l’absence de déclarations officielles, devient effervescente et cristallise une animosité croissante contre les auteurs de l’attentat ; sur les médias, qui dans l’attente d’une réaction de l’Etat, font des supputations incriminant telle ou telle organisation, annulant ainsi l’« effet de surprise ». Il est remarquable en effet de constater que le premier mouvement des médias est d’identifier à tout prix le ou les « coupables », prenant souvent de vitesse les revendications des terroristes. Sur les auteurs de violence enfin qui, devant cet immobilisme de « l’ennemi », sont momentanément déstabilisés.

Ces silences sont aussi importants sur un plan symbolique, et dans la construction du « consensus contre », que les paroles qui suivront. L’organisation de la parole « après l’attentat » est d’ailleurs fort instructive : d’abord, l’autorité officielle, ensuite les médias qui se font l’écho des propos prononcés par l’exécutif. Cette hiérarchie énonciative reflète la prégnance, en situation de crise, d’un Etat fort, hobbesien, qui « demeure la seule entité susceptible de s’exprimer sur la chose publique» 119 .

La seconde alternative est la minimisation de la violence, que M. Wieviorka et D. Wolton nomment « le silence 120  ». C’est souvent le cas de l’Irlande du Nord, rarement en Israël. Cela s’explique par le fait que le terrorisme nord-irlandais est foncièrement séparatiste donc national alors que le terrorisme palestinien est considéré par Israël comme international (il y a franchissement d’une frontière et violation de l’ordre public national par des personnes revendiquant leur nationalité comme une valeur ajoutée à leur acte), donc s’apparentant plus aisément à un acte de guerre. Nous rejoignons sur ce point les deux auteurs, mais il faut nuancer cependant leur affirmation selon laquelle, à l’occasion du terrorisme international les médias deviennent bavards : il s’agit pour eux de pallier le manque d’information, « le nombre des acteurs, leurs stratégies, ou encore l’éloignement sont difficiles… à dominer », en essayant de comprendre les raisons de l’acte terroriste, « mais il y a parfois, dans cet excès d’informations et de commentaires, un trop plein de paroles lié à l’exotisme ou tout au moins l’étrangeté 121  ».

Le cas du conflit israélo-palestinien est trop complexe pour être réduit à cette assertion. Car, si les médias français sont prolixes, ce ne peut être pour les seules raisons énoncés ci-dessus. C’est le paradoxe de la couverture médiatique proche-orientale dans la presse internationale (dont la presse française) : le terrorisme palestinien se situe à la croisée du terrorisme indépendantiste et international, ce qui explique une gestion parfois difficile de la crise par les médias. Les Palestiniens n’appartiennent pas à la société civile israélienne certes, mais ils y travaillent et pour certains vivent sur le territoire israélien. L’intérêt des médias français pour le conflit israélo-palestinien pourrait aussi en partie s’expliquer par le syncrétisme dans la société française entre une identité religieuse (juive et musulmane), nationale (israélienne et palestinienne) et un communautarisme de circonstance (Juifs versus Musulmans) qui croise la croyance de ceux qui se reconnaissent, en « une identité de solidarité » (pro-israéliens versus pro-palestiniens). Cette combinaison de facteurs identitaires rendrait une partie de l’opinion publique française plus réceptive et plus attentive aux sujets qui touchent de près ou de loin le conflit israélo-palestinien.

Quelle que soit l’option choisie (l’exagération ou la minimisation de la violence), les médias interviennent constamment, que ce soit dans l’acte de dire ou de ne pas dire. La menace terroriste remet en cause l’équilibre démocratique, et les médias jouent un rôle complexe vis-à-vis de l’Etat. Si nous reprenons l’exemple de la prise d’otages de l’ambassade d’Iran dans les années 80, nous constatons que cette complexité se joue à deux niveaux : tout d’abord dans la prégnance de la censure étatique sur les médias et le contrôle renforcé de la production d’informations durant le siège de l’ambassade, et ensuite dans le rôle tenu par les médias dans le déroulement et le dénouement de l’événement. Rappelons que l’issue de cette prise d’otages fut assez dramatique, puisque que tous les preneurs d’otages furent tués. Par ailleurs, l’assaut donné par les forces spéciales des Special Air Service (SAS) a été diffusé en quasi-simultané sur la chaîne de télévision BBC. Ce fait est à prendre en compte dans les logiques de représentations de l’usage de la force étatique (violence légitime) contrant une violence illégitime, et du rapport de l’image à celles-ci.

Cependant, le rôle des médias dans l’espace public doit être relativisé ; dans toute démocratie, ils occupent certes une place importante, mais celle-ci est partagée avec les autres acteurs de la démocratie, que sont les sphères intermédiaires de légitimation politique et institutionnelle (la justice, la police, etc.). Si la position des médias dans l’activité démocratique est centrale, un authentique dialogue  ne se joue pas entre l’Etat et eux ; lorsqu’il y a un modus vivendi, il est le fruit d’un consensus contre le terrorisme et pour le retour à l’ordre public. Dès lors que le territoire national est menacé, la presse intègre la Raison d’Etat. Ce fut, par exemple, systématiquement le cas durant « l’ère Thatcher » (1979-1992) en Irlande du Nord ; ce fut aussi le cas en Israël entre 2000 et 2005, suite aux attentats palestiniens et aux incursions-représailles de l’armée israélienne en territoire palestinien.

Notes
119.

Garcin-Marrou I., op.cit., p. 125.

120.

Wieviorka M., Wolton D., op.cit., p. 119.

121.

Ibid ., p. 118.