La presse est-t-elle plus une entrave au libre arbitre de l’action de l’Etat contre le terrorisme qu’un allié véritable ? L’alliance entre Etat et médias est fortuite, implicite et ne se produit en général qu’au moment où survient l’événement terroriste. La trêve momentanée entre les deux se traduit la plupart du temps par une entente tacite et intervient dans le traitement de l’événement « à chaud » : chacun est happé par l’irruption du tragique et de la violence dans le réel. En revanche, dans le traitement en amont ou en aval de l’information, médias et pouvoirs politiques entretiennent des rapports conflictuels. Les pressions et la censure, notamment télévisuelle, fonctionnent pleinement, comme en Irlande du Nord avec le Broadcasting Ban ou encore en Angleterre avec la prise d’otages de l’ambassade d’Iran.
Au soutien passif de la première heure, l’Etat attend dans ces moments de violence une participation active de la presse. Les tiraillements entre les médias et l’Etat se justifient selon M. Wieviorka et D. Wolton par le fait que chacune des deux instances n’est pas sur le même registre de légitimation vis-à-vis de l’opinion publique. Selon eux, la presse « joue en réalité un rôle d’unification très important, mais nécessairement différent de celui des acteurs politiques, puisqu’elle ne mobilise pas d’abord sur une base politique et partisane, mais à partir du partage d’un certain nombre de valeurs 122 ». Les médias permettent « une cohésion sociale face au terrorisme, une mobilisation » et représentent « potentiellement un système de mobilisation (...) différent de celui du pouvoir politique 123 ».
Comment la mécanique étatique influe-t-elle alors sur les représentations médiatiques ? Deux logiques s’opposent : la première revient à se taire, donc à aller dans le sens d’une « intégration » dans le discours de la Raison d’Etat, comme ce fut le cas à Jénine pour la presse israélienne. Cette notion de « collaboration » se rapproche sans toutefois la recouper de la théorie soutenue par L.Quéré et P.Beaud ; les médias ne deviennent que momentanément un outil de médiation de la légitimité de l’Etat face au terrorisme. Nous employons sciemment le terme d’« outil », et non d’instrument, afin de montrer le décalage existant entre les deux thèses. M. Wieviorka et D. Wolton soulignent que « L’éthique de l’information est ici subordonnée à un principe supérieur, ce qui confirme, d’une certaine façon, qu’il est des circonstances où la presse sait reconnaître que le primat de l’information peut être relatif 124 .» L’intérêt supérieur de l’Etat impliquerait donc de la part de la presse une soumission de circonstance ; elle abandonnerait alors momentanément ses prérogatives (liberté et indépendance de la presse) et se rangerait aux côtés l’Etat pour la conservation de l’ordre public et la préservation de l’intégrité de la société civile.
La seconde logique correspond à un éloignement de la raison d’Etat et prône la liberté de la presse avant tout. Cette attitude vis-à-vis du pouvoir politique est expliquée par M. Wieviorka et D. Wolton par la perpétuelle tentative des Etats à réduire la presse « au silence », ou en tout cas à « une parole concertée » au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat. P. Schlesinger note par ailleurs que les médias audiovisuels sont davantage soumis aux pressions étatiques et/ou terroristes, du fait de leur rapport immédiat et direct à l’événement.
L’argumentation proposée par M. Wieviorka et D. Wolton est doublement intéressante : d’une part, elle sous-entend que les médias jouissent d’une certaine autonomie à l’égard du pouvoir. S’ils acceptent de la perdre, c’est pour permettre une certaine cohésion sociale face au terrorisme, donc leur rôle d’acteurs de la démocratie s’exerce pleinement. D’autre part, la presse s’affirme comme élément constitutif d’un contre-pouvoir possible, lorsqu’au nom de la raison d’Etat, le pouvoir politique se comporte en véritable Léviathan et proclame un « état d’exception ». Dans une certaine mesure, ce dernier point peut être illustré par la polémique, née suite à la publication du rapport de la commission d’enquête, dirigée par l’ancien juge de la Cour suprême Eliahou Winograd, au sujet du premier ministre israélien Ehud Olmert et de l’intervention de l’armée israélienne au Liban en juillet et août 2006. Selon lui, « l'objectif déclaré de l'entrée en guerre - obtenir la libération des deux soldats enlevés - était "trop ambitieux et impossible à atteindre 125 ». Ce rapport a créé un tollé général auprès des médias israéliens et de l’opinion publique nationale. Un sondage réalisé par la radio publique israélienne, mentionnait que seulement 15% des Israéliens sondés jugeaient E. Olmert apte à rester à la tête du gouvernement, et que 70% souhaitaient son départ immédiat.
Enfin, il convient de s’interroger sur la possible évolution des rapports entre médias et Etat avec le développement d’internet et la naissance de nouvelles pratiques discursives. Pour faire face à ce phénomène émergeant, les médias traditionnels sont obligés, depuis quelques années, de se placer sur le marché électronique de l’information, en proposant notamment des éditions en ligne de leurs quotidiens. Plus que ces nouvelles modalités d’accès à l’information provoquées par le dispositif internet, ce sont les questions éthiques sur le travail des journalistes et leur place dans le paysage informationnel contemporain qui soulève actuellement le plus de questions de la part des professionnels de l’information. Derrière ces interrogations, se pose donc la question plus générale d’un redécoupage de l’espace public médiatique, des discours qui s’y développent et des relations au pouvoir.
Ces questionnements constituent la première étape d’une réflexion qui devra ensuite interroger le cas particulier des situations conflictuelles.
Wieviorka M., Wolton W., op.cit., p. 210.
Ibid., p. 211.
Ibid ., p. 205.
“Guerre au Liban, Ehud Olmert épinglé”, [ref du 17/05/2007], disponible sur : http:// www.lexpress.fr ,