4–2 Le Consensus orthodoxe

Les médias seraient le théâtre des exactions terroristes, d’où la primauté de leur rôle dans une démocratie en danger : « Les terroristes chorégraphient leur violence. Le terrorisme est un théâtre. Dans la perspective de la violence politique vue comme un drame réel sans ambiguïté, il n’est pas surprenant que soit accordée à la couverture médiatique une telle importance 128 . » Avec internet, cette proposition prend une dimension nouvelle, dans la mesure où cette chorégraphie est doublée avec le média électronique. Ainsi lorsque, pour une précédente recherche, nous avons consulté le site du Hezbollah, nous avons pu accéder très facilement à des galeries de photos et des vidéos où se mêlent scènes d’explosion, blessés palestiniens et israéliens, etc.

P. Schlesinger consacre sous le titre d’« orthodoxie » la pensée suivante : dans une démocratie vulnérable - car faible, l’absence de censure médiatique devant le terrorisme fait des médias les « victimes consentantes de la propagande terroriste 129  », et leur couverture des événements peut avoir « un effet contagieux ». La pensée orthodoxe prône donc l’idée d’une censure et d’un contrôle de l’information accrus afin, non seulement, de protéger l’Etat des terroristes mais aussi les médias, potentiellement victimes de leur propension au sensationnel et à l’information débridée. Chaque violence nouvelle est présentée comme sans précédent, la mémoire médiatique est défaillante ; cette amnésie sert bien évidemment les intérêts de l’Etat, et conditionne notre mémoire sociale.

La pensée orthodoxe, au nom de l’intérêt national, prône donc la censure ouverte. Néanmoins, ces dernières décennies ont vu ces thèses, non pas disparaître - l’exemple anglo-saxon en Irlande du Nord en est la preuve - mais être employées dans une acception plus large.

Les liens qui unissent les médias et l’Etat dans le cadre de violence sont dictés par la voie d’un consensus en faveur de la lutte anti-terroriste. Cette collaboration part du principe suivant :la violence, selon qu’elle est le fruit de l’Etat ou des terroristes, a une légitimité toute différente ; le discours médiatique tend à légitimer la violence étatique en délégitimant l’action terroriste. En ce sens, les schémas d’interprétation et, avec eux, le vocable qualifiant les violences, que véhicule le discours médiatique, conditionnent ces représentations. La lutte étatique contre la violence terroriste se joue donc autant par le « langage sur » que dans les rues et touche au domaine symbolique et aux stratégies discursives. Le management de l’information et de la fonction symbolique de représentations archétypales favorise donc le « consensus contre » et distribue les rôles entre « une violence officielle », celle de l’Etat, et « une violence non-officielle », celle des opposants à l’Etat.

La phrase prononcée par le Major-Général Richard Clutterbuck, défenseur de la voie de l’orthodoxie, est révélatrice de la place centrale des médias dans ce courant de pensée : « La caméra de télévision est comme une arme traînant dans la rue 130 . » A l’Etat de s’en emparer avant que les terroristes ne le fassent, et surtout de se demander quel type d’armes pourrait traîner dans les rues avec internet.

La raison d’Etat semble prévaloir ; néanmoins, le principe de « distorsion » de la liberté de la presse procède différemment de ce qu’envisagent M. Wieviorka et D. Wolton. Il n’est plus question « de censure ouverte (qui) met en péril la légitimité de l’ordre démocratique libéral 131  » mais plutôt d’une collaboration de fait entre médias et Etat. Les premiers sont intégrés dans une sorte « d’intérêt national sécuritaire » ; ainsi impliqués, les médias ne sont soumis à aucune contrainte apparente et diffusent le discours légitime. Du fait de cette collaboration et de cette ouverture aux médias des sources officielles, le discours dominant s’impose, légitimé de surcroît par la diffusion médiatique. La mise en danger dicte aux médias de tenir leur rôle de citoyen de la démocratie : un phénomène d’autocensure se met alors en place.

Les médias ont dans ce cas une liberté sémantique et symbolique fort limitée, dans la mesure où ils servent à l’opinion publique le discours dominant : « Désormais, il est avantageux pour l’Etat de mettre en place une politique d’information qui intègre les médias dans un projet de sécurité nationale alors qu’en même temps est préservée la nécessaire apparence d’une séparation (entre les deux) 132 . »

La thèse du Consensus orthodoxe se veut, en apparence, à mi-chemin entre une censure ouverte et une certaine responsabilisation de la presse ; elle ne laisse guère de place à une autonomie effective des médias. P. Schlesinger parle des médias comme de potentiels « instruments d’une opération de guerre psychologique 133  ». La généralisation des Pool Press, notamment en Afghanistan, est caractéristique de cette guerre psychologique.

Nous avons auparavant spécifié que la « collaboration » entre les deux entités semble d’autant plus se justifier que l’équilibre démocratique de la société toute entière est en danger ; les médias occupent alors une double fonction : celle de défenseurs de la démocratie mais aussi et surtout de lien social. Afin d’éclairer ce double phénomène, P. Schlesinger reprend les paroles d’Yves Lavoinne : « dans les cas de prise d’otages, le discours dominant émanant de l’Etat et reproduit par les médias produit le consensus social. Comme Elliot, il met l’accent sur l’utilisation d’un discours qui est quasi-religieux au travers duquel les attaques contre les otages sont prises comme des affronts à la collectivité sociale, impliquant une évaluation du terrorisme comme étant inhumain et irrationnel, incarnation même du chaos 134 .»

L’exemple donné par I. Garcin-Marrou dans sa thèse 135 est à cet égard révélateur d’une différence dans le traitement de l’actualité : elle compare dans son étude de cas deux moments du conflit nord-irlandais, le premier nommé « la semaine sanglante » va du lundi 25octobre au mardi 2 novembre 1993, le second, celui du cessez-le-feu unilatéral intervenu un an après, va du jeudi 1er septembre au jeudi 15 septembre 1994. Le positionnement des médias est fort différent entre ces deux moments, les Républicains passant d’un statut illégitime à celui d’une légitimation forcée par les négociations pour la paix et le désarmement de l’IRA en 1994. Le discours dedécrédibilisation de « l’adversaire » évolue en discours de légitimation d’un partenaire pour la paix.

Dans le cadre d’un travail plus spécifiquement attaché au cas nord-irlandais, il serait également intéressant d’étudier les discours des médias entre les Vendredi Saint, moment de la signature des accords en avril 1998, et l’attentat d’Omagh, perpétré par l’IRA en août 1998, tuant une trentaine de personnes. Le laps de temps entre les deux moments est extrêmement serré et donc les logiques étatiques et médiatiques s’entrechoquent ; analyser la diffusion du discours dominant et probablement son évolution suite à cet attentat devrait mettre en avant la façon dont le discours normé des médias colle à l’actualité, quitte à produire en quelques mois un schéma et son contraire. Dans la dernière partie de notre recherche, nous confronterons la « parole » de la presse à celle des sites internet des partis politiques engagés dans le processus de paix. Cela nous permettra de tracer la frontière des identités discursives et la manière dont elle se dessine selon le médium.

Notes
128.

Jenkins Brian, «Responsabilities of the News Media - I», Terrorism, Press and Media, Londres, International Press Institute, 1980, non paginé : « Terrorist choregraph their violence. Terrorism is a theater. In a perspective which sees political violence as unambiguously effective drama it is not surprising that media coverage is accorded such importance ». 

129.

Schlesinger P., op.cit., p. 22 : « willing victims of terrorist propaganda ».

130.

Schlesinger P., op.cit., p. 21 : «The television camera is like a weapon lying in the street . » 

131.

Ibid. , p. 21 : « overt censorship (whose) threatens the legitimacy of the liberal democratic-order ».

132.

Schlesinger P., op.cit, p. 21 : « Hence, it is advantageous for the state to set in train an information policy which integrates the media into a national-security design while, at the same time, preserving the necessary appearance of separation ».

133.

Ibid., p. 51 : « tools of a given psywar operation ».

134.

Ibid., p. 36 : « (…) in cases of hostage-taking the dominant discourse emanating from the state and reproduced by the media stresses social consensus. Like Elliot, he points to the utilization of a discourse which is quasi-religious, through which assaults on hostages are taken as affronts to the social collectivity, requiring terrorism to be evaluated as inhuman and irrational, as the very imbodiment of chaos ».

135.

Garcin-Marrou I., Discours et pratiques journalistiques en démocratie, Thèse : Sciences de l’information et de la communication : Paris III - Université Sorbonne Nouvelle, 1995, p. 323-324.