1-2 L’argument de la contagion médiatique : entre idéologie et identité nationale

Dans la pensée contre-révolutionnaire, il s’agit donc de combattre l’ennemi physiquement, par la répression militaire, et psychologiquement et symboliquement, par le gain de l’opinion publique au consensus général contre les fauteurs de troubles.

L’Etat définit clairement les frontières de la légitimité en insistant notamment sur les risques de contagion d’une couverture médiatique des événements terroristes. En posant les médias comme l’une des « cibles indirectes » des auteurs de violence, l’Etat se donne une raison « démocratique » d’encadrer l’institution médiatique. La relation médias-terroristes est mise en avant par Walter Laqueur : « Les terroristes ont appris que les médias sont d’une importance capitale dans leur campagne, que l’acte terroriste en lui-même n’est presque rien, alors que la publicité est tout. Mais les médias constamment en recherche de diversité et de nouveaux angles, font de capricieux alliés. Les terroristes seront toujours inventifs 153 »

Walter Laqueur omet le fait que la « médiatisation » des actions d’un groupe terroriste n’indique pas forcément que ses buts sont compris de l’opinion publique (nationale et internationale) et encore moins que ceux-ci sont favorablement accueillis par elle. Se pose alors la question cruciale de la médiation. Prenons l’exemple du siège de l’église de la Nativité à Bethléem par des Palestiniens au printemps 2002 : suite à de nouveaux attentats suicides, l’armée israélienne a investi et placé sous couvre-feu les villes de Tulkarem, Jénine, Naplouse et Bethléem.Les troupes israéliennes assiègent plus de trois cents Palestiniens réfugiés dans l’église de la Nativité à Bethléem. Le siège sera levé le 1er mai 2002 après, notamment, que les médias se sont emparés de l’événement et que le Vatican a violemment protesté contre l’assaut de lieux saints : « Le Vatican proteste contre la violation des lieux saints chrétiens à Bethléem » (Le Monde, 10/04/2002). Il n’est pas certain que le but poursuivipar les Palestiniens abrités dans l’église – nous ne sommes pas sûrs qu’il y en ait eu un au début de l’affaire dans la mesure où ils se sont réfugiés dans l’urgence de l’assaut de Tsahal dans un endroit « protégé » - a été compris par l’ensemble de l’opinion.Pas plus que l’action répressive de l’Etat israélien et le siège d’un lieu saint n’ont été acceptés par l’opinion publique internationale. Le choix d’un lieu saint (une église) n’est pas complètement le fait du hasard, mais il ne nous semble pas au départ ressortir d’une logique de communication claire. Au fil des jours de siège, et avec l’aide des médias (à majorité occidentale) qui se sont insurgés contre la violation possible d’un lieu saint (chrétien), nous pensons qu’une relation stratégique entre le lieu et les revendications a vu le jour dans l’esprit non pas des réfugiés mais surtout des acteurs politiques qui se sont revendiqués de leur résistance par idéologie (le Fatah et Y. Arafat par exemple) ou par solidarité (l’Union Européenne 154 ).Dans cet épisode, il y a un bruit considérable entre le message adressé par Y. Arafat et les destinataires de celui-ci, et ce bruit est partiellement dû au média : la presse. Nous pouvons faire l’hypothèse que l’écho de cet épisode s’il avait été relayé par internet eut été différent, si ce n’est sur le fond en tout cas dans l’intensité discursive et laforme proposées. Pourquoi ? En premier lieu, parce que la démarche effectuée par les internautes pour accéder à l’information (sur les sites des journaux électroniques ou sur les sites individuels) leur permet d’avoir un accès différencié à l’événement dans le sens où internet autorise la consultation quasi-simultanée et directe d’une multitude de sites. Il est évident qu’avec les médias traditionnels, l’individu peut accéder simultanément à une information à la télévision, à la radio, et dans la presse écrite quotidienne et hebdomadaire, mais l’événement est médiaté par le discours journalistique dans des logiques éditoriales, des temporalités et sur des supports différents de ceux d’internet. Le média électronique est un concentré informationnel par la relation que nous avons à son dispositif, notamment dans l’acte de consultation.

Ensuite, l’intensité discursive sur internet doit être comprise dans la relation de l’événement à sa représentation, largement axée sur le commentaire et sur la justification par l’exemple. Internet est le média de l’ostentation dans la mesure où nous cherchons sur les sites le commentaire, l’image et le son qui viendront confirmer (ou infirmer) des a priori interprétatifs construits par les médias traditionnels.

La présence grandissante d’internet comme soutien de la médiatisation traditionnelle des actes terroristes pose vivement la question de la réception différenciée de l’événement violent. M. Wieviorka et D. Wolton soulignent à juste titre que « le caractère spectaculaire d’une opération peut être, selon le lieu d’où on le considère, l’objet d’interprétations contradictoires débouchant sur des effets qui ne sont pas univoques 155  ». Les stratégies de médiatisation par les terroristes d’un acte violent peuvent également varier ; l’exemple donné par M. Wieviorka et D. Wolton d’une cassette pré-enregistrée par des membres du Parti Populiste Syrien est totalement applicable aujourd’hui aux vidéos des kamikazes palestiniens enregistrées avant le passage à l’acte. Ces vidéos s’adressent essentiellement aux proches, à l’espace public local alors que la portée des attentats kamikazes palestiniens va au-delà de l’opinion publique palestinienne et israélienne. 

Ces exemples montrent que ni les stratégies discursives des médias ni les processus communicationnels des terroristes ne sont invariables, et qu’il est donc très difficile de statuer sur leur complicité et de proposer des schémas préétablis pour contrecarrer la violence terroriste.

Selon nous, la sympathie ou l’antipathie à l’égard d’une cause ne se fonde pas sur la seule parole médiatique mais dans des interactions beaucoup plus complexes entre idéologie dominante, identité nationale et arrière-plan socio-historique. La contagion médiatique est un artefact du pouvoir, une béquille sur laquelle l’Etat appuie sa stratégie politique ; il s’agit de produire des construits idéologiques en rupture avec le sens commun, basés sur 156 :

l’idée d’une différence incompressible entre deux cultures, deux peuples, deux identités, entre Catholiques et Protestants, Musulmans et Juifs ;

l’idée d’une menace : la violence terroriste dans les deux cas 157 , dont l’issue est la dépossession du territoire et donc indirectement de l’identité nationale ;

l’idée d’une irrationalité, celle du terroriste opposée à la rationalité de l’action de l’Etat appuyée par le consensus public. Nous retrouvons ici l’image largement véhiculée par les médias de kamikazes palestiniens, « aveuglés par la Religion » alors que, selon nous, rien n’est plus rationnel et calculé que le conditionnement spirituel et idéologique de ces jeunes hommes et femmes. Il en va de même pour l’IRA : son action terroriste n’avait rien d’irrationnel et ressortait de calculs stratégiques précis. Pour le gouvernement anglais, montrer l’IRA, son action et sa politique (via le Sinn Féin) comme quelque chose d’organisé, de pensé, revient à considérer que, en dépit de la violence incontesté et illégitime de l’acte terroriste, il y avait du rationnel et du politique derrière cela. Les sites internet des partis politiques, notamment celui du Sinn Féin, ont permis de contourner la vision univoque donnée par le discours dominant, même si celui-ci s’est largement atténué en Irlande du Nord depuis 2000.

A cet égard, les sites internet constitueraient plus ou moins des accélérateurs de dissensus mais dont l’accès individualisé et erratique, encore trop aléatoire et négligeable au regard du public par rapport aux autres médias, ralentirait l’efficacité. Il y a un double différentiel incontournable dans la réception d’une information à la télévision et sur internet : il réside dans notre relation à la collectivité en premier lieu, et dans notre usage des NTIC ensuite. Autrement dit, l’individu n’a pas du tout le même rapport à son poste de télévision qu’à son ordinateur. Sans la médiation traditionnelle du discours journalistique, l’internaute naviguant sur les sites partisans n’a pas de garde-fou. Cette absence de filtre interprétatif et représentatif est une donnée à prendre en compte non seulement dans les stratégies politiques des gouvernements, des opposants politiques et des terroristes, mais aussi dans les études sur la réception et plus important peut-être dans toute analyse des discours tenus sur internet.

l’idée d’une analogie : celle-ci est flagrante sur le site internet du Democratic Ulster Partyqui propose un ensemble de caricatures où le Sinn Féin est comparé au mouvement nazi et Gerry Adams à Hitler. La force pamphlétaire de cette analogie tient autant dans la comparaison entre les deux personnages (dont l’un est universellement connu, et du coup l’autre par analogie sera identifié et qualifié par rapport à lui) que dans la réception que l’internaute en aura. Soit c’est un Unioniste convaincu, et la caricature ira dans la logique du discours de négation de l’Autre ; soit c’est un Républicain, et dans ce cas, l’analogie agira comme un électrochoc, créant le rejet de l’argumentaire unioniste. Soit c’est une personne « neutre » politiquement (ni Républicain, ni Unioniste), et l’analogie choquera également par l’effet amplificateur et la force symbolique de la comparaison avec Hitler. Dans tous les cas de figure, la comparaison joue son rôle ici, puisqu’elle crée une réaction chez l’internaute. Dans l’acte de communication sur internet, la fonction phatique activée par les signes visuels prime souvent sur le texte et s’affirme comme le primat de l’énonciation hypertextuelle.

La permanence de l’analogie Hitler / Adams sur le site du DUP en décembre 2006 158 , alors que l’idée d’un gouvernement bipartite a été entériné entre le Sinn Féin et le DUP, que la presse nationale et internationale s’est largement fait l’écho de cette alliance entre les frères ennemis (Gerry Adams/ Martin Mac Guinness et Ian Paisley), dévoile une stratégie discursive basée sur la différenciation des publics. Aux médias, aux acteurs politiques et à l’opinion publique internationale, le DUP propose un discours résolument ancré sur le consensus et la concession ; devant les sympathisants et les membres du DUP, le discours partisan demeure. C’est précisément à ce niveau-là, qu’étudier le discours des acteurs politiques sur internet est primordial pour comprendre qu’il y a une action politique et un discours à deux vitesses. Rien de très nouveaux dans cette duplicité, si ce n’est qu’aujourd’hui, avec internet, ces discours équivoques sont accessibles à tous et non plus aux seuls partisans.

La théorie contre-révolutionnaire met également en avant la théorie de la contagion terroriste : relayé par les médias, l’acte terroriste serait davantage susceptible d’être imité par d’autres groupes (potentiellement) terroristes. Cette thèse est battue en brèche par M. Wieviorka et D. Wolton, dans leur ouvrage Terrorisme à la Une ; ils voient dans ce phénomène d’imitation plus le fait d’individus que de groupes. Il s’agirait donc d’un phénomène individuel loin de l’aspect politique et collectif que revêt le terrorisme contemporain.

Dans cette perspective, il s’agit pour l’Etat de délégitimer l’action terroriste avant tout, en proposant notamment des schèmes interprétatifs exacerbant le sentiment national et l’identité collective ; les médias ne sont qu’un moyen parmi d’autres de parvenir à cela, au côté des autres Appareils Idéologiques d’Etat.Mais pour ce faire, il faut un état d’urgence susceptible de rallier tous les acteurs de la démocratie au non du consensus sécuritaire. La théorie des penseurs de la Contre-Révolution et des effets contagieux concourent à créer un climat desuspicion généralisée non seulement à l’égard des médias suspectés de sympathies ou de faiblesses discursives à l’égard des contrevenants à l’ordre étatique, mais aussi vis-à-vis des terroristes coupables de vouloir manipuler des médias affaiblis par des logiques économiques qui les contraignent au sensationnel et au scoop .

Dans ce type de pensée, la liberté de la presse est totalement effacée derrière des intérêts nationaux justifiés par une situation marginale de violence. P. Schlesinger emploie le terme de « guerre psychologique 159  » pour parler de la représentation médiatique de cette violence et des enjeux politiques, sociaux et idéologiques qu’elle induit. Les médias seraient donc les instruments du pouvoir et, en ce sens, nous retrouvons ici la thèse de L. Quéré. Les médias ne sont-ils cependant qu’une instance à « instrumentaliser », que cette « manipulation » soit celle du pouvoir ou des auteurs de violence ?

Notes
153.

Laqueur Walter, Terrorism, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1977, p. 223 : « Terrorists have learned that the media are of paramount importance in their campaign, that the terrorist act by itself is next to nothing, whereas publicity is all. But the media constantly in need of diversity and new angles, make fickle friends. Terrorists will always have to be innovative. »

154.

Un accord sur la levée du siège de la basilique de la Nativité à Bethléem a été trouvé entre Chypre et l'Union européenne le 9 mai 2002. Cet accord est donc conclu sous l'égide de l'Union européenne ; six pays dont l'Italie et l'Espagne, ont accepté d'accueillir une partie des treize militants palestiniens promis à l'exil.

155.

Wieviorka M., Wolton D, op.cit, p. 38.

156.

Nous empruntons ici à P. Schlesinger l’étude qu’il a réalisé sur les images du Communisme et la classification en quatre thèmes qu’il en a fait ; nous avons replacé cela dans le contexte des conflits étudiés.

157.

Nous avons conscience qu’à l’heure où nous écrivons ces lignes, la situation nord-irlandaise a évolué vers une résolution politique du conflit et que la violence terroriste nord-irlandaise ne semble plus d’actualité. Néanmoins, la dévolution du gouvernement nord-irlandais au Sinn Féin et au DUP ne doit pas faire oublier le passé violent de l’Ulster, et nous devons impérativement en tenir compte non seulement dans les logiques médiatiques mais aussi dans les stratégies discursives des acteurs politiques. Evoquer l’ère post-conflictuelle au sujet de l’Irlande du Nord impose de parler d’abord de ce conflit.

158.

Quelques mois plus tard (dès le printemps 2007), ces caricatures avaient disparu du site du DUP. Nous reviendrons sur ce changement dans la troisième partie de notre thèse.

159.

Schlesinger P., op.cit., p. 77 : « psychological warfare ».